Le Pape en Afrique : populisme et ... prudence

Sandro Magister décrypte un discours significatif, celui prononcé dans un bidonville de Nairobi, le 27 novembre dernier

Dans tout le discours Jésus n'est nommé qu'une seule fois, pour dire que son chemin « a commencé dans les périphéries, il part des pauvres et avec les pauvres va vers tous ». Dieu sporadiquement. L'Église jamais.
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François - on le sait - est très attentif à ne jamais aborder de front les questions, quand et si elles pourraient l'entraîner en personne dans la bataille.

La "sagesse" innée des pauvres, troisième source de la Révélation

Settimo Cielo
1er décembre 2015
Traduction d'Anna

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Pendant les six jours du voyage du pape François au Kenya, en Ouganda, et en Centrafrique un discours a brillé sur tous les autres, celui du 27 novembre à Nairobi, dans la banlieue de Kangemi (w2.vatican.va):

Les pauvres sont incontestablement l'étoile polaire de ce pontificat. Mais cette fois François a expliqué avec des paroles plus explicites que jamais le pourquoi de cette prédilection.
Il l'a dit au début de son discours, qui vaudrait la peine d'être reproduit en entier

Mais avant tout, je voudrais m’arrêter sur une réalité que les discours d’exclusion n’arrivent pas à reconnaître ou qu’ils semblent ignorer. Je veux parler de la sagesse des quartiers populaires. Une sagesse qui jaillit de la « résistance obstinée de ce qui est authentique » (Laudato Si’, n. 112) des valeurs évangéliques que la société opulente, endormie par la consommation effrénée, semble avoir oubliées. Vous êtes capables de tisser des « liens d’appartenance et de cohabitation, qui transforment l’entassement en expérience communautaire où les murs du moi sont rompus et les barrières de l’égoïsme dépassées » (Ibid., n. 149).

La culture des quartiers populaires imprégnée de cette sagesse particulière « a des caractéristiques très positives, qui sont un apport au monde où il nous revient de vivre, elle s’exprime par des valeurs telles que la solidarité ; donner sa vie pour l’autre ; préférer la naissance à la mort ; donner une sépulture chrétienne aux morts. Offrir une place au malade dans sa propre maison, partager le pain avec l’affamé : ‘‘là où 10 mangent, 12 mangent’’ ; la patience et le courage face aux grandes adversités, etc. » (Équipe de Prêtres d’Argentine, Réflexions sur l’urbanisation et la culture de bidonville, 2010). Valeurs qui se fondent sur la vérité que chaque être humain est plus important que le dieu argent. Merci de nous rappeler qu’il y a un autre type de culture possible.

Je voudrais revendiquer en premier lieu ces valeurs que vous pratiquez, des valeurs qui ne sont pas cotées en Bourse, des valeurs qui ne sont pas objet de spéculation, ni n’ont pas de prix sur le marché. Je vous félicite, je vous accompagne et je veux que vous sachiez que le Seigneur ne vous oublie jamais. Le chemin de Jésus commence dans les périphéries, il part des pauvres et avec les pauvres, et va vers tous.

Reconnaître ces manifestations de vie honnête qui grandissent chaque jour au milieu de vous n’implique, en aucune manière, d’ignorer l’atroce injustice de la marginalisation urbaine. Celle-ci, ce sont les blessures provoquées par les minorités qui concentrent le pouvoir, la richesse et gaspillent de façon égoïste tandis que des majorités toujours croissantes sont obligées de se réfugier dans des périphéries abandonnées, contaminées, marginalisées.


Et ainsi de suite sur ce ton, avec la dénonciation de nombreuses injustices.
Dans tout le discours Jésus n'est nommé qu'une seule fois, pour dire que son chemin « a commencé dans les périphéries, il part des pauvres et avec les pauvres va vers tous ». Dieu sporadiquement. L'Église jamais.
Car le ton est avant tout politique, d'une vision politique globale, dans le droit fil des autres grands "manifestes" politiques de ce pontificat: les discours de Rome et de Santa Cruz, en Bolivie, aux mouvements populaires no global d'Amérique Latine et du reste du monde.

La racine de cette vision est justement celle exaltée au début du discours de Kangemi. C'est la "sagesse [naturelle] des quartiers populaires", la bonté innée d'un peuple en tout état de cause vertueux, la seule et authentique alternative aux vices des classes riches et exploitantes.

Le populisme de Jorge Mario Bergoglio est là. Il fait partie de son caractère argentin et il l'exerce aussi à l'intérieur de l'Église, chaque fois qu'il fait appel au peuple chrétien pour fustiger évêques et cardinaux, l'Église des appareils (cf. Lorsque Bergoglio était péroniste. Ce qu’il est encore)

Le vaticaniste américain John Allen est allé jusqu'à écrire, après ce discours, que les pauvres sont pour Bergoglio une source de la révélation divine non moins importante que l'Écriture et la Tradition.

Il est difficile de situer la vision politique de François dans l'arc droite-gauche. Ses dénonciations contre l' "économie qui tue" trouvent aisément une écho dans la gauche no global. Mais en même temps il affirme des choses peu appréciées des courants "libéral", par exemple lorsqu'à Kangemi il s'en est pris aux "nouvelles formes de colonialisme" qui exercent des pressions sur les pays pauvres "afin qu'ils adoptent des politiques du rebut (scarto) comme celle de la réduction de la natalité".

Cette fois le pape n'a rien dit de plus, à la différence d'autres occasions où il a été plus circonstancié (cf. Journal Vatican/Le paso doble du pape argentin)

Mais François - on le sait - est très attentif à ne jamais aborder de front les questions, quand et si elles pourraient l'entraîner en personne dans la bataille.

Et l'Afrique est justement un de ces cas, comme il l'a rappelé explicitement lors du synode d'octobre dernier, dans le document final:
« Le synode considère tout à fait inacceptable que les Églises locales soient objet de pressions en cette matière et que les organismes internationaux subordonnent les aides financières aux pays pauvres à l'adoption de lois instituant le "mariage" entre personnes de même sexe »

À cette même logique répond le silence que François a gardé sur les martyrs ougandais tués pour avoir résisté aux prétentions d'abus homosexuel de leur roi. Le pape en a fait mémoire avec émotion et de manière intense, sans jamais évoquer les antécédents de leur martyre (cf. Les martyrs de l'Ouganda, ceux qui rejetèrent les "ignobles demandes" du roi)

L'Ouganda est en effet un de ces pays africains qui sont cloués au pilori par l'opinion publique mondiale comme "obscurantistes" et "arriérés", justement à cause de son opposition à l'adoption de lois favorables aux homosexuels.