Amoris laetitia: tout était dans Evangelii gaudium



Selon une perpective originale, et grâce à un travail méticuleux de compilation des deux documents, le Père Scalese constate que l’exhortation apostolique programmatique de François Evangelii gaudium « est la principale clé de lecture d'Amoris laetitia » (27/4/2016)

>>> Les deux textes pontificaux sur le site du Vatican:
¤ Evangelii Gaudium
¤ Amoris Laetitia

>>> Voir aussi Amoris laetia: l'analyse du P. Scalese

On ne trouvera dans ce long exposé pas l'ombre d'une polémique. Tout au plus, "quelques passages" problématiques" sont évoqués à la fin, mais la "critique" est purement "technique".

La perspective délibérément choisie est celle de l'analyse scientique, rigoureuse et objective, mettant le doigt sur les évidences que nous n'avions peut-être pas remarquées (en bref, on ne pourra pas dire qu'Amoris laetitia nous a pris par surprise: comme le récite le titre "tout était dans Evangeli Gaudium), laissant chacun libre de tirer ses propres conclusions.

Un autre point très important est à souligner: le Père Scalese nous rappelle oportunément que le Synode convoqué par Benoît XVI en octobre 2012 sur la "nouvelle évangélisation" - un concept cher aussi à Jean-Paul II - dont Evangelii gaudium était censée tirer le bilan, a été non seulement ignoré, mais enterré.
On peut y voir une confirmation supplémentaire de la rupture que certains s'obstinent pourtant à refuser de reconnaître.



Relire Evangelii gaudium pour comprendre Amoris laetitia

Tout était dans Evangelii Gaudium


Père Giovanni Scalese CRSP
27 avril 2016
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction


1. Lisant l'Exhortation Apostolique Amoris laetitia, je me suis aperçu qu'elle renvoyait souvent à l'Exhortation apostolique Evangelii gaudium: j'ai compté dix-sept références explicites. Bien que j'ai lu ce document en son temps, je dois admettre honnêtement que je l'avais presque oublié; je me suis senti obligé de le relire; et je découvre qu'il est la principale clé de lecture d'Amoris laetitia.

QUELQUES OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES


2. Habituellement, le premier document d'un Pape est une encyclique, où le Pontife nouvellement élu expose, disons, son "programme de gouvernement". Pensons par exemple, à "Ecclesiam Suam" de Paul VI ou "Redemptor hominis" de Jean-Paul II. Le premier document de François était certes une encyclique (publiée le 29 Juin 2013); mais il s'agissait d'une encyclique écrite par son prédécesseur, à laquelle il s'était limité à ajouter "quelques contributions supplémentaires" (Lumen Fidei, n. 7). Le vrai document programmatique du pontificat de François a été, en fait, l'exhortation apostolique Evangelii gaudium du 24 Novembre 2013.


3. En lui-même, un tel document aurait dû être une exhortation apostolique post-synodale, ainsi que s'auto-définissent les documents de ce type depuis l'exhortation apostolique "Reconciliatio et paenitentia" de 1984. Toutefois, si nous allons examiner l'en-tête d'Evangelii gaudium, nous nous apercevons que l'adjectif "post-synodale" est absent: c'est tout simplement une "exhortation apostolique".


4. Nous disons qu'Evangelii gaudium "aurait dû" être une exhortation apostolique post-synodale, parce que les Pères de la XIIIe Assemblée Générale Ordinaire du Synode des Évêques (du 7 au 28 Octobre 2012), suivant la coutume introduite du temps de Paul VI, avaient remis au pape au terme des travaux toute la documentation disponible, dont une liste de 58 propositions (ndt : disponible en français sur le site Zenit), demandant au Saint-Père de «considérer l'opportunité de publier un document sur la transmission de la foi chrétienne à travers une nouvelle évangélisation» (prop. 1).
Evangelii gaudium cherche à réunir les deux choses: d'un côté, faire la synthèse des travaux du Synode, de l'autre, exposer les lignes directrices du pontificat du pape François. Que ce soit un choix heureux, ce n'est ici ni le lieu ni le temps de faire une évaluation.


5. Nous avons dit que les Pères avaient rédigé une série de 58 propositions, qui auraient dû servir de base pour la rédaction de l'Exhortation apostolique.
En fait, dans Evangelii gaudium, parmi ces propositions, seule la moitié sont spécifiquement mentionnées: vingt-neuf (deux dans l'introduction ; quatre dans c. 1; quatre dans c. 2; neuf dans c. 3; huit dans c. 4 et deux dans c. 5).
Il est vrai que certains arguments sont également repris sans référence explicite aux propositions; mais il est également vrai que plusieurs questions abordées par les Pères synodaux ont été totalement ignorées. Toutes les propositions concrètes formulées par les Pères ont été abandonnées: la publication d'un résumé (compendium) de directives sur la proclamation initiale du kérygme (prop. 9); la mise en place d'une commission pour la liberté religieuse (prop. 16); la création d’un département pour la nouvelle évangélisation dans les universités catholiques (prop. 30); l'élaboration dans les Églises particulières d'un projet missionnaire organique (prop. 42).
Dans Evangelii gaudium, il est fait allusion à une «apologétique originale qui aide à créer les dispositions pour que l'Évangile soit entendu par tous» (n. 132); mais on néglige complètement les considérations très intéressantes des Pères synodaux sur les praeambula fidei, sur la loi naturelle et la nature humaine (prop. 17). Dans l'exhortation apostolique, on parle des migrants, appelant à «une ouverture généreuse, qui au lieu de craindre la destruction de l'identité locale, est capable de créer une nouvelle synthèse culturelle» (n. 210); mais on néglige un autre aspect, celui des migrants chrétiens lesquels, arrachés à leur milieu d'origine, risquent de s'éloigner de leur foi, et auraient donc besoin d'une attention pastorale particulière (prop. 21).
Evangelii gaudium ignore complètement l'importante déclaration du Synode 2012 en faveur de l'«herméneutique de la réforme» proposée par Benoît XVI dans son discours à la Curie romaine, le 22 Décembre 2005 (prop. 12).
Il faut dire que, dans la discipline actuelle, le Synode des Évêques a un caractère purement consultatif; et c'est la raison pour laquelle, au terme du Synode, on ne publie en général pas de document final, mais seulement des propositions, dont le pape peut se servir librement pour tirer ses propres conclusions. Mais il est également vrai que, de cette façon, une grande partie des discussions synodales débouche pratiquement sur rien.


6. Dans Evangelii gaudium, il n'y a aucune référence à la note doctrinale de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi "sur certains aspects de l'évangélisation", publiée quelques années plus tôt (3 Décembre 2007) et oujours de très grande actualité. Cette note avait pour but de «clarifier certains aspects de la relation entre le commandement missionnaire du Seigneur et le respect de la conscience et de la liberté religieuse de tous. Il s'agit d'aspects qui ont d'importantes implications anthropologiques, ecclésiologiques et œcuméniques» (n. 3) .


7. Le Synode de 2012 avait pour thème: "La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne".
L'expression "nouvelle évangélisation" était devenue très courante durant le pontificat de Jean-Paul II; avec elle le saint Pontife avait voulu insister sur la nécessité de ré-évangéliser des terres, comme l’Europe, autrefois chrétiennes, mais aujourd'hui complètement sécularisées.
On s'était demandé à plusieurs reprises quel était le contenu exact de cette expression, ce que signifiait concrètement "nouvelle évangélisation". C'est peut-être aussi pour cette raison qu'un synode avait été convoqué. Je dois dire qu'à la lecture des 58 propositions, le brouillard qui enveloppait le concept commençait à se dissiper, même si on n'y trouvait pas une définition claire de la "nouvelle évangélisation".
Si maintenant nous allons lire l'en-tête d'Evangelii gaudium, nous découvrons qu'il s'agit d'une exhortation apostolique "sur l'annonce de l'Evangile dans le monde actuel". Toute référence à la "nouvelle évangélisation" a disparu. Dans le texte, on retrouve l'expression seulement une douzaine de fois: bien peu, si l'on pense que le synode était précisément sur la "nouvelle évangélisation". On pourrait dire qu'Evangelii gaudium, qui aurait dû constituer le lancement définitif de la nouvelle évangélisation, en a été en fait le tombeau. On y parle d'évangélisation tout court (en français dans le texte) (sur laquelle, d' ailleurs, avait déjà été fait un synode en 1974 - "L’évangélisation dans le monde moderne" - dont était sortie la toujours valide Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi du 8 Décembre 1975); on ne s'y préoccupe pas le moins du monde, je ne dis pas de définir, mais même pas de décrire en quoi consiste la nouvelle évangélisation.


8. Une observation purement extérieure: malgré le titre latin, qui devrait reprendre les premiers mots du document, le texte latin d'Evangelii gaudium n'existe pas. Non seulement on ne le trouve pas sur le site Internet du Saint-Siège, mais pas non plus dans les Acta Apostolicae Sedis, où n'a été publié que le texte italien (vol. 105/2013, pp. 1019 à 1137). Pour l'Encyclique Laudati Sii, en revanche, qui porte pourtant un titre italien, il y a le texte latin.
On peut supposer qu'Amoris laetitia ne sera jamais traduite en latin.

CARACTÈRE PROGRAMMATIQUE D'EVANGELII GAUDIUM


9. Dans Evangelii Gaudium, nous retrouvons tout le répertoire des thèmes chers au Pape François: la polémique contre l'autoréférentialité; (nn. 8; 94; 95); le rejet du prosélytisme (n. 14); l'aspiration à une «Eglise "en sortie"» (nn. 20-24.) et à une «Église pauvre pour les pauvres» (n. 198); l'attention privilégiée aux périphéries (nn. 20; 30; 46; 53; 59; 63 ; 191; 197; 288); la primauté de la miséricorde (une trentaine d'occurrences, voir, en particulier nn. 37 et 193); le souhait « d'avoir partout des églises avec des portes ouvertes» (n. 47); la description de la société dans laquelle nous vivons en recourant à l'utilisation d'expressions colorées telles que «culture du "déchet"» (n. 53), «mondialisation de l'indifférence» (n. 54), «fétichisme de l'argent» (n. 55), «marché déifié» (n. 56); l'obligation pour les chrétiens de «construire des ponts» (n. 67); la condamnation du consumérisme spirituel et de la mondanité spirituelle, qui s'exprime dans le gnosticisme et le néopélagianisme (n. 94; le dépassement des divisions dans la «diversité réconciliée» (n. 230); le recours à l'image du polyèdre pour décrire une communauté capable d'intégrer des individus qui maintiennent leur originalité (n. 236).


10. Dans Evangelii gaudium, nous trouvons également un certain nombre d'expressions pittoresques, typiques de François: «Il y a des chrétiens qui semblent avoir un style de Carême sans Pâques» (n. 6); «Un évangéliste ne devrait pas avoir constamment une face d'enterrement» (n. 10); «les évangélisateurs ont ainsi "l'odeur de la brebis"» (n. 24); «Le confessionnal ne doit pas être une chambre de torture» (n.44); «Un cœur missionnaire ... ne renonce pas au bien possible, même s'il court le risque de se salir avec la boue de la route» (n. 45); «l'Eglise n'est pas une douane» (n. 47); «Je préfère une Eglise accidentée, blessée et sale parce qu'elle est sortie dans la rue, plutôt qu'une église malade de fermeture et du confort de s'accrocher à sa propre sécurité» (n. 49); «Il se développe la psychologie de la tombe, qui transforme progressivement les chrétiens en momies de musée» (n. 83); «L' une des tentations les plus graves qui étouffent la ferveur et l'audace est le sentiment de la défaite, qui nous transforme en pessimistes mécontents et désenchantés à la face sombre» (n. 85); «on alimente la gloriole de ceux qui se contentent d'avoir un certain pouvoir et préfèrent être généraux d'armées vaincues plutôt que simples soldats d'un escadron qui continue à se battre» (n. 96).
Chose étrange, il manque la métaphore de l'Eglise "hôpital de campagne".


11. Evangelii gaudium se divise en cinq chapitres, précédés d'une brève introduction, pour un total de 288 paragraphes. Le premier chapitre ( «La transformation missionnaire de l'Eglise») est celui qui se présente comme le plus programmatique; le deuxième chapitre («Dans la crise de l' engagement communautaire») a un but de "diagnostic": il s'efforce de décrire «le contexte dans lequel nous devons vivre et opérer» (n. 50), identifiant les "défis" du monde actuel, auxquels l'Eglise est appelée à répondre; le troisième chapitre («L'Annonce de l'Evangile») constitue la partie centrale de l'exhortation: c'est là qu'est développé le thème de l'évangélisation, se référant généralement aux résultats du Synode; le quatrième chapitre («La dimension sociale de l' évangélisation») cherche à mettre l'accent sur les répercussions communautaires et sociales du kérygme, en relisant d'une manière originale, la doctrine sociale de l'Eglise et en se concentrant sur deux aspects particuliers: l'inclusion sociale des pauvres et la paix et le dialogue social; le dernier chapitre («Évangélisateurs avec Esprit») propose «quelques réflexions sur l'esprit de la nouvelle évangélisation» (n. 260).

Nous ne nous intéressons pas ici au développement du traitement. Nous nous concentrons exclusivement sur les aspects programmatiques d'Evangelii gaudium, reportant à une intervention ultérieure une réflexion sur les «quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale» (n. 21), dont il est question au chapitre quatre (nn. 222-237 ) et qui peuvent être en quelque sorte considérés comme les «postulats» de la pensée bergoglienne.


12. Il me semble que le point principal du "manifeste programmatique" du pape François peut être détecté dans la "conversion pastorale et missionnaire", dont il est question dans le premier chapitre. Il ne s'agit pas seulement d'une impression, mais d'une déclaration explicite:

25. Je n’ignore pas qu’aujourd’hui les documents ne provoquent pas le même intérêt qu’à d’autres époques, et qu’ils sont vite oubliés. Cependant, je souligne que ce que je veux exprimer ici a une signification programmatique et des conséquences importantes. J’espère que toutes les communautés feront en sorte de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour avancer sur le chemin d’une conversion pastorale et missionnaire, qui ne peut laisser les choses comme elles sont. Ce n’est pas d’une «simple administration» [Document d'Aparecida n.201] dont nous avons besoin. Constituons-nous dans toutes les régions de la terre en un «état permanent de mission».[ibid n. 551]


Pour comprendre le pontificat de François, il faut se référer à cette "conversion pastorale et missionnaire". On ne peut pas le juger d'un point de vue traditionnel, qui donne la priorité aux aspects doctrinaux ou canoniques; il se déplace sur un autre plan, qui est précisément celui pastoral.


13. C'est dans ce contexte que doivent être lues les références polémiques récurrentes à la "doctrine":

35. Une pastorale en terme missionnaire n’est pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force d’insister. Quand on assume un objectif pastoral et un style missionnaire, qui réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions, l’annonce se concentre sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant et en même temps plus nécessaire. La proposition se simplifie, sans perdre pour cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante et plus lumineuse.

39. Si cette invitation [de l'Evangile à répondre au Dieu qui nous aime et nous sauve, le reconnaissant dans les autres et sortant de soi-même pour chercher le bien de tous] ne resplendit pas avec force et attrait, l’édifice moral de l’Église court le risque de devenir un château de cartes, et là se trouve notre pire danger. Car alors ce ne sera pas vraiment l’Évangile qu’on annonce, mais quelques accents doctrinaux ou moraux qui procèdent d’options idéologiques déterminées. Le message courra le risque de perdre sa fraîcheur et de ne plus avoir “le parfum de l’Évangile”.

94. C’est une présumée sécurité doctrinale ou disciplinaire qui donne lieu à un élitisme narcissique et autoritaire, où, au lieu d’évangéliser, on analyse et classifie les autres, et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les énergies s’usent dans le contrôle.

165. La centralité du kérygme demande certaines caractéristiques de l’annonce qui aujourd’hui sont nécessaires en tout lieu : qu’elle exprime l’amour salvifique de Dieu préalable à l’obligation morale et religieuse, qu’elle n’impose pas la vérité et qu’elle fasse appel à la liberté, qu’elle possède certaines notes de joie, d’encouragement, de vitalité, et une harmonieuse synthèse qui ne réduise pas la prédication à quelques doctrines parfois plus philosophiques qu’évangéliques.

194. Les appareils conceptuels sont faits pour favoriser le contact avec la réalité que l’on veut expliquer, et non pour nous en éloigner. Cela vaut avant tout pour les exhortations bibliques qui invitent, avec beaucoup de détermination, à l’amour fraternel, au service humble et généreux, à la justice, à la miséricorde envers les pauvres. Jésus nous a enseigné ce chemin de reconnaissance de l’autre par ses paroles et par ses gestes. Pourquoi obscurcir ce qui est si clair ? Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse. Car, « aux défenseurs de “l’orthodoxie”, on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de complicité coupables à l’égard de situations d’injustice intolérables et de régimes politiques qui entretiennent ces situations ». [Libertatis nuntius, XI, 18]


14. Si ensuite nous nous demandons en quoi consiste concrètement cette "conversion pastorale et missionnaire", nous découvrons qu'elle se réalise exactement dans les deux aspects que nous retrouverons dans Amoris laetitia: le discernement évangélique et l'accompagnement pastoral.
Le thème du discernement revient tout au long du document (nn. 16; 30; 33; 43; 45; 50; 154; 166; 179; 181).
Encore plus fréquente est le recours à la catégorie de "l'accompagnement" (nn 24; 44; 46; 69; 70; 76; 99; 103; 169-173; 199; 214; 285; 286).
Parmi les nombreuses occurrences, il suffit ici de rappeler le n. 44, plusieurs fois repris par Amoris laetitia (dans les notes 336 et 351, ainsi que dans les paragraphes 305 et 308):

44. Tant les pasteurs que tous les fidèles qui accompagnent leurs frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à Dieu, ne peuvent pas oublier ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Église Catholique avec beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux » [n. 1735]

Par conséquent, sans diminuer la valeur de l’idéal évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour [Familiaris consortio, n. 34]. Aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais le lieu de la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible. Un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés. La consolation et l’aiguillon de l’amour salvifique de Dieu, qui œuvre mystérieusement en toute personne, au-delà de ses défauts et de ses chutes, doivent rejoindre chacun.


Il ne faut pas croire qu'Evangelii Gaudium se limite à faire des déclarations de principe, dont pourront dériver plus tard les applications pastorales qui se trouvent dans Amoris laetitia. Déjà dans Evangelii gaudium on trouvait une anticipation, au moins implicite, de certaines solutions. Voir, par exemple, le n. 47 (ce texte aussi est repris plusieurs fois par Amoris laetitia, dans les notes 336 et 351, ainsi que dans le paragraphe 310):

47. L’Église est appelée à être toujours la maison ouverte du Père.
Un des signes concrets de cette ouverture est d’avoir partout des églises avec les portes ouvertes. De sorte que, si quelqu’un veut suivre une motion de l’Esprit et s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas la froideur d’une porte close. Mais il y a d’autres portes qui ne doivent pas non plus se fermer. Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale, tous peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements ne devraient pas se fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour ce sacrement qui est “ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle constitue la plénitude de la vie sacramentelle, n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles.[en note sont cités Ambroise et Cyril d'Alexandrie] Ces convictions ont aussi des conséquences pastorales que nous sommes appelés à considérer avec prudence et audace. Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile.


On dirait que le rédacteur de ce texte avait déjà à l'esprit les problématiques qui, peu de temps après, seraient abordées par le Consistoire et les deux Synodes des Évêques, et qu'il entendait en quelque sorte préparer le terrain pour des solutions pastorales déterminées.


15. Dans les lignes programmatiques d'Evangelii gaudium, on peut identifier une autre thématique, qui jusqu'à présent n'a pas été spécifiquement affrontée, mais dont on peut prévoir qu'elle sera mise au plus vite à l'ordre du jour, la "conversion de la papauté":

32. Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande aux autres, je dois aussi penser à une conversion de la papauté.
Il me revient, comme Évêque de Rome, de rester ouvert aux suggestions orientées vers un exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que Jésus-Christ entend lui donner, et aux nécessités actuelles de l’évangélisation. Le Pape Jean-Paul II demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission » [Ut unum sint, n. 95].
Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales de l’Église universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale. Le Concile Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement »[Lumen gentium, n. 23].
Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique [JP II, motu proprio Apostolos suos, 21 mai 1998] Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et sa dynamique missionnaire.


Déjà au début de l'exhortation, François avait anticipé dans quel sens il interprète cette "conversion de la papauté":

16. Je ne crois pas non plus qu’on doive attendre du magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui concernent l’Église et le monde. Il n’est pas opportun que le Pape remplace les Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de progresser dans une “décentralisation” salutaire.


Plus loin, il reprend les mêmes concepts, les appliquant à l'analyse de la situation sociale:

184. Ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays » [Octogesima adveniens, n. 4].

PASSAGES PROBLÉMATIQUES


16. Pour terminer, je voudrais souligner plusieurs points d'Evangelii Gaudium qui, à mon avis, créent des problèmes.
Dans les nn. 34-39, on pose une question qui a longtemps engagé philosophes et théologiens (à partir de Feuerbach): celle d'identifier, dans le message chrétien, un "noyau essentiel" à distinguer des aspects secondaires. Le problème existe et ne peut pas être ignoré:

34. Dans le monde d’aujourd’hui, avec la rapidité des communications et la sélection selon l’intérêt des contenus opérés par les médias, le message que nous annonçons court plus que jamais le risque d’apparaître mutilé et réduit à quelques-uns de ses aspects secondaires.


Le Concile Vatican II avait déjà abordé le problème pour ses répercussions œcuméniques, et il l'avait résolu en parlant d'«un ordre ou plutôt une "hiérarchie" des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec le fondement de la foi chrétienne» (Unitatis redintegratio, n. 11).
Evangelii gaudium identifie le "cœur de l'Evangile" dans la «beauté de l'amour salvifique de Dieu manifesté en Jésus-Christ mort et ressuscité» (n. 36).
Le problème ne se pose pas seulement dans le domaine doctrinal, mais aussi dans celui de l'éthique: l'exhortation apostolique emprunte à saint Thomas les paroles pour définir le "noyau fondamental" de l'enseignement moral de l'Eglise: «la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’exprime dans la foi agissant par la charité » (n. 37;. cf. Somme théologique, I-II, 108, 1). Je pense que personne, en principe, ne peut y trouver à redire. Mais nous devons être conscients que ce qui est présenté comme - et est en fait - un problème pastoral, peut se transformer en un différend purement académique, avec le risque qu'à force de chercher le noyau essentiel, rejetant les aspects considérés, souvent arbitrairement, comme secondaires, il ne reste rien. Du moins, c'est la leçon qui nous vient de l'histoire: les philosophes et les théologiens qui se sont fatigués à rechercher l'essence du christianisme, se sont finalement retrouvés "avec une poignée de mouches dans la main".


17. Un deuxième problème, étroitement lié au précédent, concerne le langage. Il est abordé au n. 41, recourant aux mots utilisés par le pape Jean XXIII dans son discours d'ouverture du Concile Vatican II, «une chose est la substance [de la doctrine chrétienne] ... et une autre, la manière de formuler son expression» (n. 6). Evangelii gaudium décrit le problème ainsi:

41. Parfois, en écoutant un langage complètement orthodoxe, celui que les fidèles reçoivent, à cause du langage qu’ils utilisent et comprennent, c’est quelque chose qui ne correspond pas au véritable Évangile de Jésus Christ. Avec la sainte intention de leur communiquer la vérité sur Dieu et sur l’être humain, en certaines occasions, nous leur donnons un faux dieu ou un idéal humain qui n’est pas vraiment chrétien. De cette façon, nous sommes fidèles à une formulation mais nous ne transmettons pas la substance. C’est le risque le plus grave.


Ici aussi, le problème est réel: il est évident que dans la communication d'un message, on ne peut pas ignorer le problème de ce qui arrivera aux destinataires; et donc il est nécessaire d'adopter un langage qui leur soit compréhensible. Mais même dans ce cas, la distinction entre une "substance" et son "expression" est susceptible de se révéler totalement abstraite: le langage n'est pas seulement un revêtement extérieur qu'on peut changer à volonté comme un vêtement; il est étroitement liée à la vérité qu'il exprime. Cela vaut, en premier lieu, pour les dogmes. Le Bienheureux Paul VI nous le rappelait dans l'encyclique Mysterium fidei:

L'intégrité de la foi étant sauve, il faut de plus observer l'exactitude dans la façon de s'exprimer, de peur que l'emploi peu circonspect de certains termes ne suggère, ce qu'à Dieu ne plaise, des opinions fausses affectant la foi par laquelle nous connaissons les mystères les plus élevés...

Au prix d'un travail poursuivi au long des siècles, et non sans l'assistance de l'Esprit Saint, l'Eglise a fixé une règle de langage et l'a confirmée avec l'autorité des Conciles. Cette règle a souvent donné à l'orthodoxie de la foi son mot de passe et ses enseignes. Elle doit être religieusement respectée. Que personne ne s'arroge le droit de la changer à son gré ou sous couleur de nouveauté scientifique. Qui pourrait jamais tolérer un jugement d'après lequel les formules dogmatiques appliquées par les Conciles Œcuméniques aux mystères de la Sainte Trinité et de l'Incarnation ne seraient plus adaptées aux esprits de notre temps, et devraient témérairement être remplacées par d'autres ? De même on ne saurait tolérer qu'un particulier touche de sa propre autorité aux formules dont le Concile de Trente s'est servi pour proposer à la foi le mystère eucharistique. C'est que ces formules, comme les autres que l'Eglise adopte pour l'énoncé des dogmes de foi, expriment des concepts qui ne sont pas liés à une certaine forme de culture, ni à une phase déterminée du progrès scientifique, ni à telle ou telle école théologique; elles reprennent ce que l'esprit humain emprunte à la réalité par l'expérience universelle et nécessaire; et en même temps ces formules sont intelligibles pour les hommes de tous les temps et de tous les lieux. On peut assurément, comme cela se fait avec d'heureux résultats, donner de ces formules une explication plus claire et plus ouverte, mais ce sera toujours dans le même sens selon lequel elles ont été adoptées par l'Eglise: ainsi la vérité immuable de la foi restera intacte tandis que progressera l'intelligence de la foi. Car comme l'enseigne le premier Concile du Vatican, dans les dogmes sacrés "on doit toujours garder le sens que notre Mère la Sainte Eglise a déclaré une fois pour toutes et que jamais il n'est permis de s'en écarter sous le prétexte spécieux d'intelligence plus profonde (nn. 23-25).


Bien entendu, la prédication, la catéchèse et la théologie, pour pouvoir tenir chacune son rôle, doivent bénéficier d'une plus grande "liberté d'expression" par rapport aux dogmes; mais ils ne peuvent pas non plus utiliser un langage qui n'exprime pas fidèlement les vérités de la foi.
Quelqu'un a souligné à juste titre que dans la citation du discours d'ouverture du Concile Vatican II, décrite dans la note 45Est enim aliud ipsum depositum Fidei, seu veritates, quae veneranda doctrina nostra continentur, aliud modus, quo eaedem enuntiantur»), il manque une phrase qui pourtant est essentielle pour la bonne compréhension du texte: «eodem tamen sensu eademque sententia» (ndt: dans le même sens et la même pensée).
Il s'agit d'une expression pauline (1 Cor 1:10) utilisée par saint Vincent de Lérins (elle-même reprise par le Concile Vatican I), lequel l’utilise pour expliquer ce que nous appelons aujourd'hui le «développement du dogme» (profectus religionis ). Ce développement est non seulement possible mais même inévitable; à une condition cependant:

Sed ita tamen, ut vere profectus sit ille fidei, non permutatio. Siquidem ad profectum pertinet ut in semetipsum unaquaeque res amplificetur, ad permutationem vero ut aliquid ex alio in aliud transvertatur. Crescat igitur oportet et multum vehementerque proficiat tam singulorum quam omnium, tam unius hominis quam totius ecclesiae, aetatum ac saeculorum gradibus, intellegentia scientia sapientia, sed in suo dumtaxat genere, in eodem scilicet dogmate, eodem sensu eademque sententia (Commonitorium primum, c. 23 [n. 28]; cf Concilio Vaticano I, Cost. dogm. Dei Filius, c. 4).

Mais à condition qu'il s'agisse vraiment d'un développement, et pas d'un changement de la foi. Le développement consiste dans la croissance d'une chose en elle-même; le changement au contraire, dans la transformation d'une chose en une autre. Il faut donc que croisse et se développent beaucoup et intensément, au fil des siècles et des générations, la compréhension, la connaissance et la sagesse de chacun et de tous, d'un seul individu et de toute l'Eglise, mais toujours [restant] dans le même genre, autrement dit en conservant la même doctrine, le même sens et la même signification (ndt: ma traduction de la traduction en italien du P. Scalese).


18. On trouve un dernier aspect problématique au n. 42:

Il faut rappeler que tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le témoignage.


Là encore, il s'agit d'une observation valide, qui souligne l'importance de l'instrument utilisé dans la transmission de l'Evangile: une annonce aseptique du message ne suffit pas; il faut que ce message soit véhiculé à travers l'"attitude" de l’évangélisateur, qui s'exprime dans la proximité, dans l’amour et dans le témoignage. Peut-être qu'à une époque, on insistait davantage sur la sainteté du ministre:

La sainteté des prêtres est d’un apport essentiel pour rendre fructueux le ministère qu’ils accomplissent ; la grâce de Dieu, certes, peut accomplir l’œuvre du salut même par des ministres indignes, mais en général, Dieu préfère manifester ses hauts faits par des hommes dociles à l’impulsion et à la conduite du Saint-Esprit, par des hommes que leur intime union avec le Christ et la sainteté de leur vie habilitent à dire avec l’apôtre : « Si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20) (Presbyterorum Ordinis, n. 12).


Aujourd'hui, on préfère au contraire insister sur l'"attitude" du ministre, comme s'il s'agissait seulement d'adopter une méthodologie particulière pour obtenir le résultat souhaité. Mais, indépendamment de cette sensibilité différente, ce qui devrait être davantage souligné, c'est ce qui dans le texte conciliaire que nous venons de citer est affirmé incidemment ( «la grâce de Dieu... peut accomplir l’œuvre du salut même par des ministres indignes»): l'évangélisation ne dépend pas tant des dispositions morales ou de la capacité professionnelle des évangélisateurs ou des techniques pastorales adoptées par eux, mais plutôt de l'efficacité intrinsèque de la parole de Dieu qui est annoncée. On peut appliquer à l'évangélisation ce que l'Eglise a toujours cru à propos des sacrements:

Les sacrements agissent ex opere operato (littéralement : " par le fait même que l’action est accomplie "), c’est-à-dire en vertu de l’œuvre salvifique du Christ, accomplie une fois pour toutes. Il s’en suit que " le sacrement n’est pas réalisé par la justice de l’homme qui le donne ou le reçoit, mais par la puissance de Dieu " (S. Thomas d’A., Somme théologique, III, 68, 8). Dès lors qu’un sacrement est célébré conformément à l’intention de l’Église, la puissance du Christ et de son Esprit agit en lui et par lui, indépendamment de la sainteté personnelle du ministre.(Catéchisme de l'Eglise catholique).


Donc, va pour une attitude pastorale qui démontre la proximité de l'Eglise aux âmes; va pour la cohérence de vie des évangélisateurs, auxquels il est demandé de témoigner avant que d'enseigner; mais en se rappelant toujours qu'en fin de compte, l'adhésion à l'Evangile dépend de la grâce et des dispositions de ceux qui entendent l'annonce. L'évangélisateur est seulement un instrument - vivant, bien sûr, mais limité - dont se sert la grâce: il doit toujours rester conscient de cette réalité et, tout en s'efforçant de se conformer le plus possible au message qu'il transmet, il doit se rappeler que la parole qu'il annonce n'est pas la sienne, mais celle de Dieu et, en tant que telle, «vivante, efficace, et plus tranchante que toute épée à deux tranchants» (He 4,12). Quant à lui, il n'est rien d'autre qu'un "serviteur inutile" (Lc 17:10).