Un pontificat (état?) d'exception


Une tentative d'interprétation des mots énigmatiques de Mgr Gänswein, le 21 mai. Le mot-clé est "Ausnahmepontifikat", que la traduction en italien (langue où le discours a été prononcé) ne rend qu'imparfaitement (6/7/2016)

>>> Dossier:
Une nouvelle conception du ministère pétrinien?

 

Sandro Magister a reçu ce courrier, qu'il publie sur son blog personnel <Settimo Cielo>.
Atonio Socci y voit "une formidable interprétation de l'énigmatique formule de Mgr Gänswein".
Personnellement, je la trouve intéressante, quoique un peu tirée par les cheveux.
Un canoniste qui serait en même temps germanophone et connaisseur de la culture allemande pourrait sans doute mieux en juger.
L'article fait référence à un concept popularisé par le penseur allemand Carl Schmitt (1888-1985), celui d'"état d'exception".

Article en italien ici: Settimo Cielo (ma traduction).

 

Deux papes, comme jamais dans l'histoire,
en véritable "état d'exception"


LA RENONCIATION DE BENOÎT XVI ET L'OMBRE DE CARL SCHMITT
Guido Ferro Canale

* * *

La récente intervention de Mgr Georg Gänswein sur le renoncement au pontificat de Benoît XVI a suscité tollé et réflexions, d'autant plus qu'elle semblerait offrir un support à la théorie des "deux papes". Sans entrer dans le débat sur cet aspect, ou sur la distinction problématique entre exercice actif et passif du ministère pétrinien, je voudrais attirer l'attention sur un autre point du texte, dont les implications me semblent mériter d'être approfondies.

Je me permets de commencer en soulignant, d'abord, le titre choisi par l'illuste auteur: "Benoît XVI, la fin de l'ancien, le début du nouveau". Il le justifie au début, en déclarant qu'il «a incarné la richesse de la tradition catholique comme aucun autre; et - en même temps - il a eu l'audace d'ouvrir la porte à une nouvelle phase, pour ce tournant historique que personne il y a cinq ans, n'aurait pu imaginer». En d'autres termes: le "début du nouveau", il ne le reconnaît pas dans l'un des nombreux actes de gouvernement ou de magistère, mais dans ce renoncement même et la situation sans précédent qu'il crée.

Situation qu'il ne décrit pas seulement dans les termes de la dichotomie dans l'exercice du ministère. Il emploie aussi - quoique de manière moins évidente - une autre catégorie, l'état d'exception.

Il l'introduit de manière oblique, comme faisant référence à l'opinion des autres: «Beaucoup continuent à percevoir aujourd'hui encore cette nouvelle situation comme une sorte d'état d'exception voulu par le Ciel». Toutefois, ensuite, il la fait sienne, comme s'il l'étendait à l'ensemble du pontificat de Ratzinger: «Depuis le 11 Février 2013, le ministère papal n'est plus celui d'avant. Il est et reste le fondement de l'Eglise catholique; et pourtant, c'est un fondement que Benoît XVI a profondément et durablement transformé dans son pontificat d'exception (Ausnahmepontifikat), à propos duquel le sobre cardinal Sodano, réagissant avec simplicité et immédiateté après la surprenante déclaration de renoncement, profondément ému et presque saisi d'égarement, s'était exclamé que cette nouvelle avait résonné parmi les cardinaux réunis "comme un coup de tonnerre dans un ciel serein"».

La lecture semble assez claire: celui de Benoît XVI devient un "pontificat d'exception" en vertu de la renonciation et du moment de la renonciation.

Mais pourquoi l'expression est-elle également donnée en allemand comme "Ausnahmepontifikat"?

En italien, "pontificat d'exception" sonne simplement comme "hors du commun". Mais la référence à sa langue maternelle fait comprendre que Mgr Gänswein n'a pas à l'esprit un telle banalité, mais plutôt la catégorie de "l'état d'exception" (Ausnahmezustand).

Une catégorie que tout allemand de culture courante associe immédiatement à la figure et à la pensée de Carl Schmitt.

«Est souverain celui qui décide de l'état d'exception. [...] Ici, avec l'état d'exception, il faut comprendre un concept général de la doctrine de l'Etat, et non pas une quelconque ordonnance d'urgence ou d'état de siège. [...] En fait, les compétences inhabituelles, les mesures ou ordonnances policières d'urgence sont pas toutes déjà une situation d'exception: celle-ci a plutôt un rapport avec une compétence illimitée, par principe, c'est-à-dire la suspension de l'ordre en vigueur tout entier. Si cette situation se produit, alors il est clair que l'Etat continue d'exister, alors que le droit disparaît» (C. Schmitt, "Théologie politique", dans "Les catégories politiques").

"Aus-nahme": littéralement, "hors la loi". Un état de choses qui ne peut pas être gouverné à l'avance et qui donc, s'il se produit, supend tout le système juridique.

Un "Ausnahmepontifikat", donc, serait un pontificat qui suspend, en quelque sorte, les règles ordinaires du fonctionnement du ministère pétrinien ou, comme le dit Mgr Gänswein, "renouvelle" l'office lui-même.

Et, si l'analogie fonctionne, cette suspension serait justifiée, ou plutôt imposée par une situation d'urgence impossible à affronter autrement.

Dans un autre texte, "le gardien de la constitution", Schmitt reconnaît le pouvoir de décider sur les cas d'exception au président de la République de Weimar et il l'estime utile à la protection de la constitution. Peut-être cet aspect de la pensée de Schmitt n'est-il pas pertinent, mais il donne certainement une idée de la gravité de la crise qui exige un état d'exception.

Est-il possible, alors, qu'un concept avec des implications similaires ait été utilisé à la légère, de manière imprécise, peut-être pour faire seulement allusion à la difficulté d'encadrer la situation créée par la démission selon les règles et les concepts ordinaires?

Cela ne me semble pas possible, pour trois raisons.
1) L'inadéquation du langage n'est pas présumable, a fortiori s'il s'agit de l'un des concepts les plus populaires d'un savant qui, au moins en Allemagne, est connu comme le loup blanc "lippis et tonsoribus".
2) L'accent, évident dès le titre, mis sur les effets et la portée de la renonciation, qui n'est certainement pas considérée comme une possibilité d'occurence rare, mais tranquillement prévue par le Code de droit canonique (considérer qu'elle est définie, entre autres, comme «une étape pondérée de portée millénaire»);
3) Les références possibles à la situation critique concrète qu'il me semble reconnaître dans l'intervention de Mgr Gänswein.

Que l'on considère ce qu'il dit sur l'élection de Benoît XVI «à la suite d'une lutte dramatique»: « L'élection était certainement aussi le résultat d'un affrontement, dont la clef avait pratiquement été fournie par le cardinal Ratzinger lui-même, en tant que doyen, dans l'homélie historique du 18 Avril 2005 à Saint-Pierre; et précisément là où à "une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien que comme définitif et qui n'a comme seule mesure que le 'moi' et ses désirs" il avait opposé une autre mesure: "le Fils de Dieu et vrai homme" comme "la mesure du véritable humanisme"»..

Un affrontement où, sinon dans le conclave, au cœur de l'Église?

Les protagonistes en sont même désignés. Ce n'est un secret pour personne, désormais que le "groupe de Saint Gall" est revenu en action en 2013.

Quelle part des difficulté du pontificat de Benoît XVI peut-on expliquer précisément avec cet affrontement, peut-être souterrain, mais incessant, entre ceux qui restent fidèles à l'image évangélique du "sel de la terre" et ceux qui voudraient prostituer l'Epouse de l'Agneau à la dictature du relativisme? Cet affrontement, qui n'est pas seulement une lutte pour le pouvoir, mais plutôt une bataille surnaturelle pour les âmes, est la principale raison pour laquelle les uns ont aimé Benoît XVI, les autres l'ont haï.

Mais poursuivons notre lecture.

«Durant l'élection, ensuite, dans la chapelle Sixtine, je fus témoin qu'il vécut l'élection comme un "véritable choc" et éprouva "un trouble" et qu'il se sentit "comme étourdi" dès qu'il réalisa que "le couperet" de l'élection allait tomber sur lui. Je ne révèle ici aucun secret parce que ce fut Benoît XVI lui-même qui l'avoua publiquement à la première audience accordée aux pèlerins qui étaient venus d'Allemagne. Et il n'est donc pas surprenant que Benoît XVI ait été le premier pape qui immédiatement après son élection, invita les fidèles à prier pour lui, un fait qu'une fois de plus ce livre [de Roberto Regoli] nous rappelle».

Mais plus que le «surtout je me confie à vos prières» prononcé immédiatement après l'élection, ne nous souvenons-nous pas de l'invitation dramatique de la messe pour le début du ministère pétrinien: «Priez pour moi, que je ne me dérobe pas, par crainte des loups »? Dans la parabole de l'Evangile, le mauvais berger ne fuit pas par peur. Il fuit parce que «c'est un mercenaire, et il ne se soucie pas des brebis».

Je crois, par conséquent, que Benoît XVI était en train de confesser une crainte concrète. Et qu'il pensait à des loups très concrets. Je crois aussi que ceci explique le choc, le trouble et les vertiges.

Et peut-être une autre allusion se trouve-t-elle dans le référence à une critique assez fréquente: « Regoli ne manque pas de mentionner l'accusation de manque de connaissances des hommes qui, souvent, a été adressée au génial théologien dans les souliers du Pêcheur; capable d'évaluer génialement des textes et des livres difficiles, et qui pourtant, en 2010, confia avec franchise à Peter Seewald combien il trouvait difficiles les décisions sur les personnes parce que "personne ne peut lire dans le cœur de l'autre". Comme c'est vrai!».

Quand les loups sont déguisés en agneaux, ou pasteurs; quand leurs pensées ne sont pas imprimés sur papier et passibles d'analyse théologique raffiné; comment les démasquer? Comment savoir à qui faire confiance, et à qui confier une partie de l'autorité sur le troupeau du Seigneur?

C'est pourquoi il me semble que même la phrase « Benoît XVI était conscient qu'il n'avait plus la force nécessaire pour la charge très lourde» acquiert un sens moins anodin et peut-être plus sinistre. Très lourde, la charge le serait, non pas à cause de la multiplicité des engagements extérieurs, certainement fatigants, mais de la lutte interne épuisante. Tellement épuisante que, ne se sentant plus en mesure de l'assumer ...

Peut-être que je lis trop à l'intérieur de ce texte. Peut-être que Mgr Gänswein aime les images colorées ou les phrases à effet. A coup sûr, certains ne manqueront pas de le dire. Et je suis le premier à admettre que le goût de l'analyse peut m'emporter.

Mais si je peux me tromper dans la reconstruction de l'urgence concrète, je ne pense pas qu'on puisse libérer la renonciation de l'ombre qu'y jette cette expression lourde comme un rocher: "Ausnahme". Ce n'est pas moi qui ai évoqué l'ombre de Carl Schmitt: Je me suis borné à indiquer le point auquel Mons Gänswein a rendu visible, j'ose dire dire palpable..

Il reste une question ouverte, cependant: comment, dans quels termes la renonciation, avec l'introduction du «pape émérite», constituerait-elle une réaction appropriée à l'urgence?

On peut penser à la force spirituelle de l'exemple du détachement du pouvoir, ou plus simplement au fait que l'armée du Christ aurait un nouveau commandant, pas encore usé par la lutte en question et en mesure de mieux la diriger. Mais ces raisons sont valables pour la démission, pas pour l'"éméritat".

Peut-être une indication peut-elle émerger de la déclaration que Benoît XVI a «enrichi» la Papauté «avec la 'centrale' de sa prière et de sa compassion placée dans les jardins du Vatican.»

La compassion, c'est le moment de s'en souvenir, n'est pas la miséricorde. Dans la théologie ascétique ou mystique, c'est se joindre aux souffrances du Christ crucifié, s'offrant pour la sanctification du prochain.

Un service de com-passion de la part du pape ne se rend nécessaire - à mon avis - que quand l'Église semble vivre à la première personne un Vendredi Saint. Quand on entend l'écho des paroles amères: "Haec est hora vestra et potestas tenebrarum" (c'est ici votre heure, c'est la puissance des ténèbres).

Bien entendu, de cette façon, je ne dénonce pas de complots et je ne formule pas d'accusations: l'état d'exception peut très bien être "voulu par le ciel", étant donné que les ténèbres n'auraient aucun pouvoir sans une permission divine. Et nous savons qu'il existe même une mystérieuse nécessité du "mysterium iniquitatis": "Il est nécessaire que soit enlevé ce qui le retient" (le Katéchon). A plus forte raison, donc, les antéchrists mineurs et les heures de ténèbres rentreront dans le plan de Dieu.

Je ne possède pas, ni ne peux apporter de réponses précises sur les causes concrètes de la démission de Benoît XVI, ni sur les raisons théologiques ou personnelles qui peuvent l'avoir amené à se définir "pape émérite", encore moins sur les plans surnaturels de la Providence. Mais qu'aujourd'hui, les antéchrists soient déchaînés - en particulier ceux qui devraient paître le troupeau du Seigneur - cela me semble incontestable.

Alors, quoi qu'il en soit, c'est sans aucun doute le temps de le com-passion.

Le temps d'opposer l'espérance chrétienne à «l'imposture religieuse offrant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l'apostasie de la vérité», au «pseudo-messianisme dans lequel l'homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair» (Catéchisme de l'Église catholique, 675).

Le temps de hâter avec la souffrance chrétienne, l'arme spirituelle la plus puissante que nous puissions employer, le moment où Dieu interviendra de la manière connue de lui comme "ab aeterno", pour rétablir la vérité, le droit et la justice.

Kyrie eleison!