Benoit-et-moi 2017
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Le disciple de Kasper et le gardien de la foi

Un article éclairant sur <First Things>, montre à quel point, après des années années de lutte ouverte avec Joseph Ratzinger, Walter Kasper est enfin (provisoirement) arrivé à ses fins. Et combien leur opposition touche à des questions de fond (24/5/2017)

Aucun pape, de mémoire d’homme, ne s’est aussi directement opposé à son prédécesseur qui, en l’occurence, se trouve vivre juste à côté. C’est pourquoi les supporters de François deviennent nerveux lorsque Benoît parle, comme il l’a fait récemment pour louer le cardinal Sarah. Si les deux hommes se trouvaient vraiment en accord, les partisans de François n’auraient rien à craindre du si doux et savant allemand qui se promène dans les jardins du Vatican.

Benoît enterré

First Things
22 mai 217
Matthew Schmitz
Traduction d'Isabelle

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Benoît est toujours bien vivant et, pourtant, François essaie de l’enterrer. Dès son élection en 2013, François a entrepris de mettre en oeuvre un agenda auquel Joseph Ratzinger s’est opposé tout au long de sa carrière. Un accent mis sur la pastorale au détriment de la doctrine, la promotion d’approches disciplinaires et doctrinales différentes dans les églises locales, l’accès à la communion des divorcés remariés — toutes ces propositions furent jaugées et rejetées par Ratzinger, il y a plus de dix ans, au terme d’un débat houleux avec Walter Kasper. Pour le meilleur ou pour le pire, François à présent cherche à effacer Ratzinger.

Le conflit commença par une lettre de 1992, qui portait sur “les éléments fondamentaux à considérer comme déjà acquis”, lorsqu’un théologien catholique se met au travail. Quelques théologiens avaient suggéré que, même si la doctrine était universelle et permanente, on pouvait l’infléchir pour faire face à des réalites pastorales particulières — et permettre ainsi, par exemple, une approche plus libérale en Europe occidentale et une approche plus conservatrice en Afrique.

Pour se prémunir contre cette conception, le pape Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger, alors préfet de la CDF, avaient insisté sur le fait que l’Eglise universelle était “une réalité qui précède, du point de vue ontologique et du point de vue chronologique, toutes les églises particulières.” Sous Jean-Paul II, il n’y aurait pas, pour les catholiques, de diversité à l’anglicane.

Cette discussion, en apparence académique, sur l’Eglise universelle et les églises locales, cachait un désaccord sur la communion pour les divorcés remariés. En 1993, Kasper défiait Jean-Paul II en proposant que chaque évêque puisse décider de donner ou non la communion aux divorcés remariés. Renonçant brusquement à plaider pour un changement dans la doctrine, Kasper disait qu’il fallait “de la place pour une flexibilité pastorale dans des cas d’espèce complexes.”

En 1994, le Vatican rejetait la proposition de Kasper par une lettre signée de Ratzinger: “Si les divorcés sont remariés civilement, ils se trouvent dans une situation qui contrevient objectivement à la loi de Dieu. Par conséquent,ils ne peuvent pas recevoir la communion tant que dure cette situation”. Kasper n’était pas prêt à céder. Dans un recueil de Mélanges publié en 1999, il critiqua la lettre du Vatican de 1992 en insistant sur la légitime autonomie des églises locales.

Ratzinger répondit l’année suivante, à titre personnel. C’est à cause de réponses de ce genre qu’il s’est attiré la réputation de rigide gendarme doctrinal. Mais cette caricature est injuste. Benoît a toujours été un poète de l’Eglise, un homme dont l’écriture donne au romantisme allemand de s’épanouir en orthodoxie. Cela se voit bien dans sa défense de l’unité chrétienne. Il décrit l’Eglise comme “une histoire d’amour entre Dieu et l’humanité”, qui tend à l’unité. Il entend l’Evangile comme une sorte de neuvième symphonie théologique, où toute l’humanité est aspirée vers l’unité.

L’idée fondamentale de l’histoire sainte est de rassembler, d’unifier les hommes dans l’unique corps du Christ, l’union des hommes et, par eux, de toute la création avec Dieu. Il y a une unique épouse, un unique corps du Christ; pas plusieurs épouses, pas plusieurs corps. L’eglise n’est pas simplement “une structure que l’on peut changer ou démolir à sa guise, et qui n’aurait rien à faire avec la réalité de la foi comme telle”. Une forme de corporéité appartient à l’Eglise elle-même”. Cette forme, ce corps, doit être aimé et respecté, et non pas mutilé.

A ce point, nous commençons à voir combien la question de l’universalité de l’Eglise touche à d’autres questions qui semblent sans lien avec elle, comme la communion, le divorce et le remariage. Ratzinger avait cité Corinthiens 1, le passage ou Paul décrit l’unité de l’Eglise en termes du double sacrement du mariage et de la communion. De même que les deux deviennent une seule chair dans le mariage, ainsi la multitude devient-elle un seul corps dans l’Eucharistie. “Parce qu’il n’y a qu’un pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car tous nous participons à ce pain unique” (1 Cor 10:17).

Les rapports que Paul établit entre le mariage, l’Eucharistie et l’unité de l’Eglise devraient servir d’avertissement à quiconque voudrait altérer un de ces trois termes. Si l’unique corps de l’Eglise universelle peut être divisé, alors “l’unique chair” du couple marié peut l’être elle aussi. Et la communion — signe de l’unité de la foi et de la pratique —, peut devenir dissension, si des personnes qui ne partagent pas la même foi se rassemblent, comme si tel était le cas.

La réponse de Kasper parut dans un essai publié en anglais par America. C’est la première et le plus succincte expression de ce qui allait devenir le programme du pape François. Cela commence avec une distinction cruciale : “Je suis arrivé à cette position à partir, non de raisonnements abstraits, mais de mon expérience pastorale”. Kasper critique ensuite “le refus inflexible de la communion à tous les divorcés remariés et les règles fortement restrictives de l’accès à l’eucharistie”. Nous y sommes : toutes les controverses de l’ère François, et cela plus de 10 ans avant son élection.

(Il faudrait noter que les termes “inflexible” et “hautement restricitves” pour lesquels on a parfois critiqué Kasper ont été introduits par un traducteur trop enthousiaste et n’ont pas d’équivalent dans le texte allemand).

Ce qui plane à l’arrière-fond de cette controverse, comme il en va d’ailleurs de tant de controverses catholiques, c’est la question de la liturgie. On savait que Ratzinger était un avocat de la “réforme de la réforme” — un programme qui évite la rupture liturgique en ramenant petit à petit la liturgie à sa forme historique, sans solution de continuité. Kasper, par contre, se sert de la rupture qui a suivi Vatican II pour justifier de nouveaux changements dans la vie catholique: “Nos fidèles sont bien conscients de la flexibilité des lois et des règles; ils en ont fait largement l’expérience dans les décennies précédentes. Ils ont vécu des changements que personne n’avait anticipés ou même crus possibles.” Evelyn Waugh a décrit comment les catholiques, à l’époque du Concile, ont vécu “une révolution superficielle dans ce qui alors semblait permanent”. Kasper adopte cette révolution superficielle, en espérant qu’elle en justifiera une autre, plus profonde.

Il déplore que Ratzinger ne voie pas les choses ainsi : “Malheureusement, le cardinal Ratzinger a abordé le problème de la relation entre l’Eglise universelle et les églises locales d’un point de vue purement abstrait et théorique, sans tenir compte des situations et des expériences pastorales concrètes.” Ratzinger a omis de tenir compte de ce que Kasper appelle les “données” de l’expérience : “C’est vers l’histoire qu’il faut se tourner pour une saine théologie”, nous y trouverons maints exemples d’une louable “diversité” .

Même si le langage de Kasper est truffé de clichés (“données”, “diversité”, “expérience”), il a un réel attrait rhétorique: nous voulons croire que la paix est possible, même s’il n’y a pas de paix entre l’Eglise et le monde. Exactement comme nous sommes stimulés par des visions de l’unité, nous pouvons être séduits par des promesses de confort. Le contraste entre les deux hommes est donc rhétorique autant que doctrinal : Ratzinger inspire; Kasper soulage.

Les éditeurs d’America ont invité Ratzinger à répondre et il l’a fait à contre-coeur. Dans sa réponse, il fait remarquer que le baptême est un événement réellement trinitaire : nous sommes baptisés non seulement au nom, mais dans le nom, du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Le baptême ne fait pas de nous des membres de l’une des diverses associations chrétiennes locales mais nous unit à Dieu. Pour cette raison : “Toute personne, baptisée dans l’église de Berlin, est toujours chez elle dans l’église de Rome ou de New-York ou de Kinshasa ou Bangalore, ou partout ailleurs comme si elle avait été baptisée là. Elle ne doit pas remplir un formulaire de changement d’adresse ; c’est une seule et même église”.

Kasper clôtura le débat en 2001 par une lettre à l’éditeur dans laquelle il affirmait “qu’il ne peut être complètement insensé de poser des questions portant sur des actions concrètes, pas dans la vie politique, mais dans la vie pastorale”. La controverse sembla s’arrêter là. Ratzinger devint pape et on oublia la proposition de Kasper.

Douze ans plus tard, François, fraîchement élu pape, a redonné vie à la proposition de Kasper. Dans sa première allocution lors de l’angelus, il fit l’éloge de Kasper, en le reintroduisant dans l’Eglise universelle comme “un bon théologien, un théologien de talent”, dont le dernier livre avait fait “beaucoup de bien” au nouveau pape. Nous savons maintenant que François a lu Kasper attentivement pendant des années. Lui qu’on décrit généralement comme un homme spontané et non idéologique, a fait avancer à bonne allure l’agenda esquissé par Kasper, il y a plus de dix ans.

Face à ce défi, Benoît a gardé un silence presque parfait. Il n’y a rien à ajouter aux termes dans lesquels il a rejeté de manière décisive le programme de Kasper et de François. Et cependant le malaise persiste. Aucun pape, de mémoire d’homme, ne s’est aussi directement opposé à son prédécesseur qui, en l’occurence, se trouve vivre juste à côté. C’est pourquoi les supporters de François deviennent nerveux lorsque Benoît parle, comme il l’a fait récemment pour louer le cardinal Sarah. Si les deux hommes se trouvaient vraiment en accord, les partisans de François n’auraient rien à craindre du si doux et savant allemand qui se promène dans les jardins du Vatican.

Et ainsi, les deux papes, celui qui règne et l’émérite, l’un parlant et l’autre silencieux, demeurent en conflit. Finalement, peu importe celui qui vient après l’autre ou parle davantage ; ce qui compte, c’est de savoir quel est celui qui pense avec l’esprit d’une Eglise qui a vu d’innombrable hérésies venir, puis s’en aller. Si l’on compare les mots enchanteurs de Benoît avec les platitudes de son successeur, on peut difficilement ignorer la différence : un pape est l’écho des apôtres et l’autre répète, comme un perroquet, les paroles de Walter Kasper. Parce que cette différence dans le discours traduit une différence dans la foi, on peut faire une prédiction : quel que soit celui des deux qui meurt le premier, Benoît survivra à François.