Benoit-et-moi 2017
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Les démons ont infecté notre société

Quand la laideur, le mensonge et le mal deviennent omniprésents. Magnifique réflexion d'un intellectuel italien (20/11/2017)

Les démons (pas seulement ceux de Dostoïevski) ont infecté notre société.

Adriano Segatori
www.campariedemaistre.com
19 novembre 2017
Ma traduction

* * *

«Nous ferons mourir le désir: nous propagerons les beuveries, les ragots, les dénonciations; nous répandrons une corruption sans précédent, nous étoufferons chaque génie dans les langes. Tous au même dénominateur, l'égalité parfaite».

Ainsi s'exprimait Verchovenski, harcelant Stavroguine (1), lequel pensait que son compagnon ne s'était rempli que de cognac, alors que dans ses mots il y avait un souffle sincère et authentique du nihilisme. Et les démons, pas seulement ceux de Dostoïevski, ont à la perfection infecté notre société.

La laideur avance, imprègne et métastase chaque expression humaine. De la dégradation des murs au langage oscène omniprésent, de l'absence de style à la normalisation de la déviance, tout ramène à une prévarication de l'informe et de l'anormal.

Quand on fait remarquer à quelqu'un - à beaucoup - l'indécence de nos villes, de certains comportements et de certaines conditions individuelles et sociales, on s'entend répondre: c'est seulement une question d'esthétique. Tiens donc: une question d'esthétique. Dommage que ce soit précisément sur l'esthétique que se fonde le sens même de la vie.

Le chemin existentiel auquel le nihilisme nous a habitués est l'antithèse étymologique et conceptuelle de l'esthétique, c'est-à-dire de la perception par les sens. C'est l'anesthésie, l'an-aisthesis (ἀναισθησία) l'insensibilité face à la déformation du son, tant dans son harmonie que dans le critère quantitatif de l'exclusion du silence; face à la falsification des images et des couleurs, dans des compositions déformées et aberrantes; face à l'excommunication du style, négligé et désordre se faisant passer pour spontanéité et non-conformisme.

La laideur est omniprésente, dans la perversion des plans d'urbanisme, dans la réduction de l'homme à un instrument interchangeable, dans les relations interpersonnelles narcissiques et cyniques, dans la finance usuraire pratiquant l'extorsion. Et avec la laideur progressent le mal, le déclin de chaque principe remplacé par de petites et onctueuses indécences, avec l'indifférenciation des genres et le consentement volontaire aux transgressions, avec l'hypocrisie de l'hygiénisme moral et avec l'acceptation de sournois péchés homologués.

L'ancien kalòs kai agathòs, "le beau et le bon", dans sa signification de brave, vertueux, aristocratique, savant et sage, donc d'une tension vers l'excellence de l'homme et du milieu, a été remplacé par la juste limitation de la médiocrité et la prolétarisation des envies. Tandis que les comportements individuels manifestent la négation de tout style et de chaque personnalité spécifique, et que tous les milieux reproduisent les mêmes éléments de dégradation et d'abandon esthétique, une opération anesthésiante et déformante sème la confusion dans la pensée critique, dans un jeu de miroirs trompeur.

Nous nous trouvons face à une stratégie unique de résignation généralisée et d'acceptation euphorique de la réalité.

Les tactiques que cette stratégie met en œuvre sont multiples et diversifiées: d'un côté, elles visent à obscurcir et à altérer les réalités tangibles de la laideur, les faisant passer pour de banales conditions de négligence passagère, de l'autre, elles exaltent une réalité virtuelle qui exorcise le Mal, le nie et le banalise.

Philippe Muray (1945-2006) parle de "Société de Pacotille", où la vie est réduite à l'apparence, où toute vérité est dissimulée dans l'illusion optique, où chaque plaisir fait partie d'une sorte de maladie des sens, où le décorum est stigmatisé comme pièce rétrograde, où la décence n'est qu'un ornement désuet. On dit qu'un expédient du diable pour agir sans être dérangé consiste à faire passer la nouvelle qui n'existe pas. C'est le nihilisme actuel, dont le Grand Forestier (2) est la métaphore junghérienne actualisée.

Le Grand Fétiche (3) de la bonté, du bien-être, de l'accueil, de la solidarité, de la beauté, du meilleur des mondes possibles, se heurte à la réalité - vraie et diabolique celle-là - de la méchanceté, de l'ennui, de la perversion, de la lâcheté, de l'horreur et du cauchemar. Toute prophylaxie est fausse et perdante comme celle ou ceux qui la proposent.

Au Grand Forestier (4), métaphore de la ruine, de l'illusionnisme, de l'obscénité, de la lâcheté, de la peur, de la passivité et de la confusion, on peut seulement s'opposer - paradoxalement - en s'appuyant sur le nihilisme, sur cette condition extrême qui, une fois atteinte, détermine le moment de la décision, de la poursuite du désir, de l'identification de l'ennemi et de l'aspiration à l'Être.

Peut-être - c'est un souhait - seule la conscience d'être assiégé pourra-t-elle déterminer ce chemin en trois étapes explicité par Nietzsche comme le chameau, le lion et l'enfant: c'est à dire transformer le "Je dois" en "Je veux", et le "Je veux" en "Je suis" (4).

NDT


(1) Verchovenski est le jeune chef révolutionnaire du roman "Les possédés" (dont le titre original en russe est "Les démons"). Stavroguine est l'aristocrate qu'il souhaite voir prendre sa place à la tête du mouvement révolutionnaire.

(2) Personnage du roman de Ernst Jünger "Auf den Marmorklippen", en français "Sur les falaises de marbre", dans lequel certains ont vu une vision "à peine transposée" de Hitler

(3) D'après ma recherche sur internet en italien, il s'agit d'une allusion à la religion positiviste et au "catéchisme positiviste" d'Auguste Comte dans lequel celui-ci proposait une nouvelle trinité (pour remplacer la Trinité des chrétiens) dont le "Grande Feticcio" (i.e. la terre) serait le premier élément.

(4) Le Grand Forestier devient ici une vision du Nouvel Ordre Mondial...

(5) "Ainsi parlait Zarathoustra":

LES TROIS METAMORPHOSES
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Je vais vous dire trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.

Il est maint fardeau pesant pour l’esprit, pour l’esprit patient et vigoureux en qui domine le respect: sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant.
Qu’y a-t-il de pesant ? ainsi interroge l’esprit robuste ; et il s'agenouille comme le chameau et veut un bon chargement.
(...)
Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on appelle : la Vache multicolore.

(à lire en entier ici: Ainsi parlait Zarathoustra)