Benoit-et-moi 2017
Vous êtes ici: Page d'accueil » Actualité

"Un surprenant œcuménisme"

Quand, sous la plume du Père Spadaro et du directeur évangélique de l'édition argentine de l'OR, l'organe officieux du Pape se bat contre les moulins à vent. Article du Père Scalese (20/7/2017).

Réflexions "éparses" en marge d'un article paru dans la Civiltà cattolica. Le P. Scalese adopte un point de vue inédit, les commentaires s'étant jusque là plutôt focalisés sur l'hostilité témoignée à l'Amérique de Trump et, en passant, aux catholiques conservateurs.

>>> L'article de la Civiltà Cattolica Fondamentalismo evangelicale e integralismo cattolico (traduction dieuetmoilenul)

Le plus inquiétant, c'est que La Civiltà Cattolica, restée à l'époque des rois catholiques, n'a pas remarqué que, dans l'intervalle, le pouvoir a changé de vêtements. Le pouvoir réel n'est pas constitué par Trump et Poutine; par Macron et Merkel... Le vrai pouvoir est un pouvoir anonyme, invisible, impersonnel, plus économique que politique, qui continue à se servir de la religion et de la politique comme de simples 'instrumenta regni' ...
C'est grave de ne pas se rendre compte qu'en luttant contre un pouvoir qui n'existe pas, on se met de fait au service du vrai pouvoir.

Les moulins à vent de la «Civiltà Cattolica»

Père Giovanni Scalese CRSP
querculanus.blogspot.fr
19 juillet 2017
Ma traduction

* * *

Sur le dernier numéro de la Civiltà Cattolica est paru un article signé par le directeur de la revue, le père Antonio Spadaro et par le directeur de l'édition argentine de L'Osservatore Romano Marcelo Figueroa, intitulé «Fondamentalisme évangélique et intégrisme catholique. Un œcuménisme surprenant». Le fait que l'essai soit accessible à tous sur le site de la Civiltà Cattolica et qu'on ait prévu la traduction en anglais, fait comprendre qu'on veut donner au texte la plus large diffusion, et qu'on veut revêtir l'intervention d'une autorité différente de celle des autres articles d'une revue qui, déjà en elle-même, n'est pas une revue quelconque, mais a toujours été considérée un peu comme l'organe officieux du Saint-Siège.

L'article suscite une certaine surprise, car il intervient de plus avec une violence verbale inhabituelle, dans des domaines qui ne relèvent pas de la compétence immédiate de l'Église catholique: la politique américaine et un mouvement religieux non catholique (le «fondamentalisme évangélique»). Le seul domaine où La Civiltà Cattolica pourrait revendiquer le droit à se prononcer est le dit "fondamentalisme catholique" (une expression dont nous avions l'illusion qu'elle appartenait désormais au passé; mais il semble qu'elle ait fait un retour avec le nouveau cours entrepris par l'Eglise de nos jours). Il faut dire que les franges fondamentalistes de l'Eglise catholique américaine ne semblent pas être l'objectif principal de l'article: il n'en est question qu'à la marge, dans le cadre de «l'œcuménisme fondamentaliste». La cible de l'intervention semble plutôt être le «fondamentalisme évangélique» et son influence sur la politique américaine. La surprise augmente quand on considère que jusqu'à présent, il n'a pas été fait d'interventions analogues contre d'autres réalités politiques et religieuses.

Evidemment, on peut se trouver d'accord sur plusieurs points abordés par l'article. Les critiques formulées contre le fondamentalisme américain ne sont pas vraiment privées de fondement; de la même façon, on peut pleinement partager la préoccupation que l'Église ne devienne pas «la garantie des classes dominantes» et ne donne pas une légitimité théologique et politique «à ceux qui postulent et qui veulent une "guerre sainte"». Néanmoins, il semble opportun de faire quelques observations, compte tenu de l'importance qu'on a voulu donner à l'article. Il s'agit de pensées éparses, sans aucune prétention à un caractère systématique et exhaustif.

1. L'article n'est pas exempt de plusieurs défauts qu'il reproche à ses interlocuteurs. Il accuse la politique des États-Unis, non sans fondement, de manichéisme; mais dans l'attitude de ceux qui écrivent l'article aussi, on pourrait trouver des traces de la même tendance: on croit comprendre que nous seuls - l'«Eglise de François» - sommes authentiquement chrétiens; tous les autres auraient déformé l'Evangile. On attribue au fondamentalisme «une vision xénophobe et islamophobe, qui invoque des murs et des déportations purificatrices»; puis, s'appropriant une certaine mentalité américaine du Nord-Est, on désigne cette communauté, non sans une pointe de mépris, comme composée de «blancs d'extraction populaire du Sud profond de l'Amérique». On dénonce, à juste titre, la tendance du pouvoir à «trouver un ennemi interne ou externe à combattre», quand plus loin on donne l'impression de faire la même chose, désignant le fondamentalisme et la politique américaine (au moins une certaine politique: il est intéressant de noter qu'on ne mentionne jamais les présidences démocrates) comme l'ennemi numéro un à combattre.

2. On réalise aujourd'hui que ce qui était les bannières du renouveau conciliaire peut prendre une tournure inattendue, contraire aux attentes («l'hétérogenèse des fins»): voir les critiques contre les interprétations de la Bible, l'œcuménisme et la liberté religieuse. A propos de la Bible: «lectures décontextualisées»; «compréhension littéraliste des récits de la création»; «conception non allégorique des figures finales du livre de l' Apocalypse»; «lecture unidirectionnelle des textes bibliques». A propos de l' œcuménisme: «œcuménisme fondamentaliste»; «œcuménisme du conflit»; «œcuménisme de la haine». A propos de la liberté religieuse: «rhétorique de la liberté religieuse»; «religion en liberté»; «défi frontal virtuel à la laïcité de l'Etat».

3. On aurait pu attendre une analyse moins superficielle de certains phénomènes et situations. Une plus grande attention aux racines historiques puritano-calvinistes des États-Unis, par exemple, aurait permis de mieux comprendre le développement dans ce pays d'une «théologie de la prospérité». Tout comme elle aurait aidé à comprendre la situation difficile dans laquelle se trouvent les catholiques américains, qui sont sans aucun doute catholiques (peut-être plus que nous), mais aussi, et peut-être surtout, américains. Par ailleurs, on est surpris par la lecture acritique de phénomènes tels que le fondamentalisme islamique, comme s'il s'agissait de phénomènes naturels, sans se laisser effleurer par le plus minime soupçon qu'il puisse s'agir de phénomènes induits.

4. Le «surprenant œcuménisme entre fondamentalistes évangéliques et fondamentalistes catholiques» mérite un mot à part. On s'étonne que les catholiques et les protestants en Amérique partagent des objectifs communs «sur des sujets tels que l'avortement, le mariage homosexuel, l'éducation religieuse dans les écoles et d'autres questions considérées comme génériquement morales et liées aux valeurs» (il y a quelques années, on aurait parlé à ce propos de "principes non négociables"; aujourd'hui, en un raccourci, ceux-ci sont devenus «valeurs du fondamentalisme»). Mais n'a-t-on pas dit et redit que, là où un accord sur les questions théologiques n'est pas possible, une collaboration entre les différentes confessions religieuses au service de l'homme était toujours possible - et souhaitable?

5. Il est évident que les auteurs de l'article, face à cet œcuménisme fondamentaliste, optent pour l'œcuménisme traditionnel, «qui se meut sur la ligne de l'inclusion, de la paix, de la rencontre et des ponts». En dehors de la réduction discutable de l'œcuménisme traditionnel à quelques catégories sociologiques, je pose la question: «Ne réalise-t-on pas que l'œcuménisme traditionnel est pratiquée avec des communautés qui sont désormais pratiquement en voie d'extinction?». Si le protestantisme est encore vivant dans le monde, il l'est précisément dans sa forme "évangélique" (quel horrible anglicisme!) et dans celle "pentecôtiste". Ne serait-il pas plus utile de traiter avec eux?

6. Il est curieux que nous, catholiques, qui, dans le passé, soutenions l'alliance trône-autel, nous soyons devenus aujourd'hui les premiers défenseurs, je ne dis pas d'une saine laïcité de l'Etat, mais même de la séparation totale entre l'Église et l'État, au point d'exclure toute «possibilité d'influer la sphère politique, parlementaire, juridique et éducative, pour soumettre les normes publique à la morale religieuse». On en vient à se demander: «Mais alors, que devons-nous faire si nous ne pouvons même pas donner notre contribution à l'élaboration des lois? Autant se retirer dans le désert. Et à qui devrions-nous laisser la tâche de faire des lois? Aux francs-maçons?».

7. La dernière partie de l'article fait une incursion dans le domaine de la géopolitique: «Un trait net de la géopolitique du pape François est de ne pas offrir d'abri théologique au pouvoir pour s'imposer ou pour trouver un ennemi intérieur ou extérieur à combattre ... François entend briser la lien organique entre culture, politique, institutions et ... Eglise. François rejette de façon radicale l'idée de la réalisation du Royaume de Dieu sur la terre, qui avait été la base du Saint-Empire romain germanique et de toutes les formes politiques et institutions similaires, jusqu'à la dimension de "parti"».
Je crains qu'on ne réalise pas la naïveté d'une telle vision. On s'illusionne de pouvoir créer une Eglise entièrement spirituelle et à égale distance des différents pouvoirs politiques, sans se rendre compte que, ce faisant, on fait le jeu du pouvoir. Un christianisme désincarné devient une proie facile du pouvoir et des idéologies; avec lui, le pape deviendrait l'aumônier de l'"empereur" du moment. Il est vrai qu'au cours des siècles, l'Eglise s'est sali les mains avec le pouvoir politique: elle a fait des alliances, couronné des rois, elle a voulu pour elle un pouvoir temporel qui peut-être ne lui revenait pas, elle a inspiré et promu des partis politiques. Mais il est tout aussi vrai qu'elle s'est souvent trouvée en conflit avec les pouvoirs en place (un exemple entre tous: la querelle des Investitures). Eh bien, pourquoi a-t-elle fait tout cela? Par soif de pouvoir? Hélas, on a l'impression qu'il y a un défaut de conscience historique. La seule raison pour laquelle l'Église s'est sali les mains dans la politique a été de s'assurer une liberté d'action. La libertas Ecclesiae est la seule raison qui explique le comportement sinon punissable comme anti-Evangile. D'autre part, n'est-ce pas le pape François, qui a écrit: « Un cœur missionnaire ... ne renonce pas au bien possible, même s'il court le risque de se salir avec la route de boue » (EG 45; cf AL 308)?

8. Une confirmation du manque de vision géopolitique de l'Eglise actuelle, on la trouve dans les paroles du pape François au quotidien La Croix [ndt: le 9 mai 2016, cf. hwww.la-croix.com]: «L’Europe, oui, a des racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, mais dans un esprit de service comme pour le lavement des pieds. Le devoir du christianisme pour l’Europe, c’est le service... l’apport du christianisme à une culture est celui du Christ avec le lavement des pieds, c’est-à-dire le service et le don de la vie. Ce ne doit pas être un apport colonialiste».
Que la contribution de l'Eglise soit aussi dans le service, cela ne fait aucun doute; mais on oublie peut-être que le service, pour être efficace, doit être organisé, doit se traduire en œuvres; si nécessaire, il doit être institutionnalisé; et cela amène encore à se salir les mains.
Le rôle qu'aujourd'hui, au contraire, on voudrait réserver à l'Église est celui d'une agence humanitaire. Considérer l'Eglise simplement comme un "hôpital de campagne" est exactement ce que désire le pouvoir: «Occupe-toi de soulager les souffrances de l'humanité; le reste, on s'en charge».

9. «Aujourd'hui plus que jamais il est nécessaire de dépouiller le pouvoir de ses habits confessionnels pompeux, de sa cuirasse, de son armure rouillée». Mais de quoi parlons-nous au juste? Ici, si quelque chose est rouillé, c'est la description d'une réalité qui n'existe plus. Mais où est le pouvoir pompeux d'habits confessionnels? La Civiltà Cattolica semble ne pas avoir remarqué que le Saint-Empire romain n'existe plus. Pas plus que les démocrates-chrétiens. Nous sommes face à un pouvoir désormais complètement sécularisé; et nous nous occupons de le dépouiller de ses ornements confessionnels pompeux!

10. Mais le plus inquiétant, c'est que La Civiltà Cattolica, restée à l'époque des rois catholiques, n'a pas remarqué que, dans l'intervalle, le pouvoir a changé de vêtements. Le pouvoir réel n'est pas constitué par Trump et Poutine; par Macron et Merkel; par Gentiloni et Mattarella. Le vrai pouvoir est un pouvoir anonyme, invisible, impersonnel, plus économique que politique, qui continue à se servir de la religion et de la politique comme de simples instrumenta regni. Que La Civiltà Cattolica, mais surtout que l'«Eglise de François» ne s'en soit pas aperçue, c'est grave. C'est grave de ne pas se rendre compte qu'en luttant contre un pouvoir qui n'existe pas, on se met de fait au service du vrai pouvoir.