Abus sexuels = cléricalisme?

- ou comment le Pape réécrit le dictionnaire. Mais selon le Père Scalese, les raisons sont multiples, et la révolution sexuelle que nous vivons depuis 50 ans joue un rôle primordial (17/9/2018)

Comme toujours, la réflexion du Père Scalese (qui ne pense pas non plus que tout puisse être ramené au seul problème de l'homosexualité dans l'Eglise, même s'il joue aussi un rôle important) est à contre-courant.

A quoi s'attendait-on? Le monde (et l'Église) ont changé, et on voulait que les prêtres restent à l'abri de ce bouleversement? D'abord, on joue à faire la révolution, et ensuite, on se scandalise des conséquences qu'elle entraîne D'abord, on crée une société hypersexuée, et ensuite on voudrait que les prêtres soient des êtres asexués exempts de toute contamination. Les prêtres soeraient-ils des martiens ou des anges tombés du ciel?

Cléricalisme


Père Giovanni Scales CRSP
14 septembre 2018
querculanus.blogspot.com
Ma traduction

* * *

Dans son mémorandum, Mgr Viganò, parlant du cardinal Cupich, a écrit :

Se prévalant d'une compétence particulière dans ce domaine, ayant été Président du Comité pour la protection des enfants et des jeunes de l'USCCB (conférence épiscople US, ndt), il a déclaré que le principal problème dans la crise des abus sexuels commis par le clergé n'est pas l'homosexualité et que le fait de l'affirmer n'est qu'un moyen de détourner l'attention du véritable problème, qui est le cléricalisme.


Viganò se référait à une interview accordée par Cupich à la revue (jésuite) America le 7 août 2018 :

Je crois vraiment qu'ici, il s'agit davantage d'une culture de cléricalisme dans laquelle certains de ceux qui ont reçu l'ordination se sentent privilégiés et donc protégés pour pouvoir faire ce qu'ils veulent...[Je] ne voudrais pas réduire cela au seul fait qu'il y a des prêtres qui sont homosexuels. Je pense qu'il s'agit là d'une diversion qui permet de détourner du cléricalisme qui est un élément beaucoup plus profond de ce problème.


Le 20 août 2018, le Pape François a écrit une lettre au peuple de Dieu dans laquelle il écrit :

Chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites, nous avons construit des communautés, des projets, des choix théologiques, des spiritualités et des structures sans racine, sans mémoire, sans visage, sans corps et, en définitive, sans vie. Cela se manifeste clairement dans une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Eglise – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience – comme l’est le cléricalisme, cette attitude qui « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple ». Le cléricalisme, favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme.


Lors de son voyage en Irlande (25-26 août 2018), le Pape François a de nouveau fait référence au cléricalisme dans son discours aux évêques et, surtout, dans la rencontre qu'il a eue avec ses frères jésuites (La Civiltà Cattolica):

J'ai compris une chose avec une grande clarté: ce drame des abus, surtout quand il est d'une grande ampleur et donne lieu à de grands scandales - pensez au cas du Chili et ici en Irlande ou aux Etats-Unis -, a derrière elle des situations d'Église marquées par l'élitisme et le cléricalisme, une incapacité à être proche du peuple de Dieu. L'élitisme et le cléricalisme favorisent toutes les formes d'abus. Et l'abus sexuel n'est pas le premier. Le premier est l'abus de pouvoir et de conscience... L'abus sexuel est une conséquence de l'abus de pouvoir et de conscience... L'abus de pouvoir existe: qui parmi nous ne connaît pas un évêque autoritaire? Dans l'Église, il y a aussi eu des supérieurs religieux ou des évêques autoritaires. Et l'autoritarisme est cléricalisme.


Qu'est-ce que le cléricalisme? Si nous consultons un dictionnaire italien (*), nous sommes voués à être déçus.
Le Zingarelli donne la définition suivante, de caractère historico-politique: Attitude, tendance de ceux qui, dans la pratique politique, se proposent avant tout la protection des droits de l'Église et l'application de ses principes dans l'ordre civil.

Comme on le voit, c'est une signification qui n'a rien à voir avec le sujet dont nous traitons. Nous trouvons une définition similaire dans le vocabulaire Treccani: Attitude de ceux qui soutiennent la participation active et déterminante du clergé et des laïcs catholiques au gouvernement de l'Etat, et de ceux qui, participant à la vie publique, subordonnent leurs choix politiques aux intérêts de l'Eglise; plus génériquement, tendance à soutenir le parti clérical, l'orientation cléricale. Plus rarement, avec une valeur concrète et collective, ensemble des adeptes des doctrines politiques d'un parti clérical.

Donc, pour comprendre dans quel sens le cardinal Cupich et le Pape Bergoglio entendent le cléricalisme, il nous faut revenir à leurs propres mots. L'archevêque de Chicago parle d'une «culture de cléricalisme dans laquelle certains de ceux qui ont reçu l'ordination se sentent privilégiés et donc protégés pour pouvoir faire ce qu'ils veulent». Le Pontife, pour sa part, identifie le cléricalisme à «une manière anormale de comprendre l'autorité dans l'Église» (= autoritarisme) et l'associe à l'élitisme et à l'incapacité de se rendre proche du peuple de Dieu. Dans les deux cas, il s'agit évidemment de nouvelles significations, qui n'ont pas encore été incorporées dans les dictionnaires.

L'archevêque Viganò, dans son mémorandum, rejette l'interprétation des abus donnés par le cardinal Cupich, parce que selon lui, elle ne tient pas compte

des rapports indépendants du John Jay College of Criminal Justice en 2004 et 2011, qui ont conclu que 81 % des victimes d'abus sexuels étaient des hommes. En effet, le père Hans Zollner, S.J., vice-recteur de l'Université pontificale grégorienne, président du Centre de protection de l'enfance, membre de la Commission pontificale pour la protection des mineurs, a récemment déclaré au journal La Stampa que «dans la plupart des cas, il s'agit d'abus homosexuels».


La théorie du cardinal Cupich, selon laquelle l'homosexualité ne serait rien d'autre qu'«une diversion pour détourner du cléricalisme», pourrait donc être renversée dans la théorie opposée, selon laquelle c'est le cléricalisme qui détourne l'attention de l'homosexualité. Le fait que le Pape désigne lui aussi le cléricalisme comme explication exclusive des abus, sans jamais parler, du moins officiellement, de l'homosexualité, donne l'impression qu'une sorte de mot d'ordre a été donné pour ne parler que de cléricalisme et non d'homosexualité.

Par nature, je suis porté à me méfier des simplifications excessives: expliquer des phénomènes extrêmement complexes en recourant à une cause unique sent pour moi beaucoup l'idéologie. Selon moi, certains phénomènes ne peuvent pas être ramenés hâtivement à une seule motivation; il faut procéder à des analyses plus approfondies, plus dépassionnées, plus objectives, qui s'efforcent de mettre en évidence, avec franchise et sans complexes, toutes les implications qu'elles comportent. Que tous les abus sexuels soient aussi des abus de pouvoir, cela ne fait aucun doute (encore que je ne sois pas entièrement convaincu par l'identification 'tout court' (en français dans le texte) des abus de pouvoir et du cléricalisme). Qu'à l'origine d'une bonne proportion d'entre eux, il y ait la tendance homosexuelle, c'est affirmé par les statistiques. Mais pourquoi ne pas essayer de trouver d'autres aspects du phénomène ? Benoît XVI, dans sa lettre aux catholiques irlandais du 19 mars 2010, avait fait une tentative:

Il est certain que parmi les facteurs qui y ont contribué, nous pouvons citer: des procédures inadéquates pour déterminer l'aptitude des candidats au sacerdoce et à la vie religieuse; une formation humaine, morale, intellectuelle et spirituelle insuffisante dans les séminaires et les noviciats; une tendance dans la société à favoriser le clergé et d'autres figures d'autorité, ainsi qu'une préoccupation déplacée pour la réputation de l'Eglise et pour éviter les scandales, qui a eu pour résultat de ne pas appliquer les peines canoniques en vigueur et de ne pas protéger la dignité de chaque personne.


Personnellement, je considère qu'une responsabilité non négligeable est à attribuer à la révolution sexuelle qui a bouleversé l'Occident (et pas seulement) au cours des cinquante dernières années et qui a constitué une véritable «révolution culturelle», qui a radicalement changé le mode de vie et la pensée des gens. Ce n'est pas qu'il n'y avait pas eu d'abus avant, mais c'était un phénomène plus limité. Cette révolution a fait sauter tous les verrous qui, jusqu'alors, avaient marqué les limites au-delà desquelles il n'était pas permis d'aller, sous peine d'encourir le blâme de la communauté; les freins inhibiteurs qui jusque alors empêchaient les personnes de se laisser aller à leurs propres instinct se sont relâchés; la sexualité a été définitivement séparée de sa finalité reproductive et considérée comme un bien en soi; la pornographie, qu'il était autrefois difficile de se procurer, est devenue accessible à tous; dans le milieu catholique, les moyens traditionnels de maîtrise de soi (ascétisme, mortification, maîtrise des sens, etc.). ont été dévalorisées, méprisées, abandonnés; la pratique des vertus, en particulier la chasteté, n'est plus proposée comme une valeur à poursuivre; l'attitude, y compris théologique, envers la sexualité a changé (d'une vision totalement négative à une vision exclusivement positive); dans la prédication, l'insistance, peut-être excessive, sur la crainte de Dieu a été remplacée par l'insistance, tout aussi excessive, sur l'amour et la confiance illimitée en la miséricorde de Dieu; les «péchés qui crient à la vengeance devant Dieu» ont disparu de la catéchèse. A quoi s'attendait-on? Le monde (et l'Église) ont changé, et on voulait que les prêtres restent à l'abri de ce bouleversement? D'abord, on joue à faire la révolution, et ensuite, on se scandalise des conséquences qu'elle entraîne D'abord, on crée une société hypersexuée, et ensuite on voudrait que les prêtres soient des êtres asexués exempts de toute contamination. Les prêtres soeraient-ils des martiens ou des anges tombés du ciel? Ne seraient-ils pas aussi des fils de ce monde et de cette époque, élevés dans cet environnement et respirant ce climat ?

Je ne veux pas donner lieu à un malentendu: il ne s'agit pas ici d'une défense d'office; je ne cherche pas de circonstances atténuantes pour la catégorie à laquelle j'appartiens. J'essaie juste de comprendre pourquoi certains phénomènes se produisent. Comme je l'ai dit, les explications hâtives et simplistes ne me satisfont pas. Lorsqu'on est confronté à une maladie, pour trouver le bon traitement, il faut d'abord faire un diagnostic précis. Dans notre cas, on ne peut pas faire une analyse de la crise actuelle de l'Église avec les slogans: «C'est la faute du cléricalisme»; «Non, c'est la faute de l'homosexualité!» Il faut aller plus loin et reconnaître franchement les diverses causes qui ont pu contribuer à la manifestation de certains excès, prêts à remettre en question, si nécessaire, certains choix théologiques, pastoraux et disciplinaires qui ont été faits dans un passé récent et qui ont pu, au moins en partie, contribuer à l'émergence des maux dont nous nous plaignons aujourd'hui. Je ne voudrais pas que la réunion annoncée des Présidents des Conférences épiscopales se réduise à la confirmation sic et simpliciter que le Pape et le cardinal Cupich ont raison: «C'est entièrement la faute du cléricalisme!» Si c'était le cas, ce serait pour le coup un vrai signe de cléricalisme.

NDT


(*) Le Larousse indique: Système ou tendance en vertu desquels le clergé, sortant du domaine religieux, se mêle des affaires publiques et tend à y faire prédominer son influence.
Et un autre dictionnaire en ligne donne comme définition: Attitude ou doctrine des partisans d'une prépondérance ou d'une forte influence du clergé dans le domaine temporel et plus spécialement dans le domaine politique.

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