Bilan de l'époque post-conciliaire (II)

"On n'a pas le droit de présenter comme produit du concile tout ce qui a bouleversé l'Église en ces années". Suite et fin de l'analyse de Joseph Ratzinger. (29/1/2018)

>>> Première partie:
Bilan de l'époque post-conciliaire (I)

 
(...) il faut absolument susciter à nouveau la joie de posséder intacte en sa réalité la société de foi qui provient de Jésus-Christ. Il est nécessaire de redécouvrir la voie de lumière qu'est l'histoire des saints, l'histoire de cette réalité magnifique où s'est exprimée victorieusement au long des siècles la joie de l'Évangile. Si quelqu'un, lorsqu'on évoque le Moven Age, ne trouve plus dans sa mémoire que le souvenir de l'inquisition, il faut lui demander où il a les yeux : est-ce que de telles cathédrales, de telles images de l'éternel, pleines de lumière et d'une dignité tranquille, auraient pu surgir si la foi n'avait été que torture pour les hommes ?

BILAN DE L'ÉPOQUE POST-CONCILIAIRE
ÉCHECS, DEVOIRS, ESPOIRS

Les principes de la théologie catholique
Esquisse et matériaux
Joseph Ratzinger
pages 410-417

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Deuxième partie


COMMENT EN EST-ON VENU À L'ÉVOLUTION POST-CONCILIAIRE ?
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Pour expliquer les événements, je vais essayer de donner quelques indications - quelques-unes seulement.

Tout d'abord, il faut prendre conscience que la crise post-conciliaire de l'Église catholique coïncide avec une crise spirituelle globale de l'humanité, tout au moins dans le monde occidental : on n'a pas le droit de présenter comme produit du concile tout ce qui a bouleversé l'Église en ces années.
La conscience humaine n'est pas seulement marquée par les décisions volontaires de l'individu ; elle est aussi formée dans une large mesure par les conditions extérieures qui résultent de facteurs économiques et politiques : la parole de Jésus, selon laquelle il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des Cieux, est une référence à une situation de ce genre, et il est impossible de ne pas l'entendre. Je donnerai un seul exemple tiré de notre propre histoire : l'effondrement de l'ancienne Europe lors de la première guerre mondiale a immédiatement modifié aussi de fond en comble le panorama spirituel, et spécialement celui de la théologie. Le libéralisme qui régnait auparavant, produit d'un monde rassasié et sûr de soi, avait perdu soudain toute signification, alors que ses grands représentants étaient toujours vivants et enseignaient encore. La jeunesse ne suivit plus Harnack mais Karl Barth : une théologie inspirée strictement par la foi révélée, et voulant tout-àfait consciemment être d'Église, se formait au milieu des troubles d'un monde transformé.
Le retour de la prospérité d'antan au cours des années soixante s'est accompagné d'un revirement semblable de la pensée. La nouvelle richesse, et la mauvaise conscience qui lui faisait pendant, ont provoqué cet étonnant mélange de libéralisme et de dogmatisme marxiste que nous avons tous connu. C'est pourquoi on n'a pas le droit d'exagérer la part de Vatican II dans l'évolution la plus récente ; le monde protestant a aussi, sans concile, à surmonter une crise semblable, et les partis politiques sont dans la nécessité de se confronter à des phénomènes de même origines.

Et pourtant, en sens inverse, le Concile a bien été l'un des facteurs qui appartiennent à l'évolution de l'histoire mondiale. Lorsqu'une réalité aussi profondément enracinée dans les âmes que l'Église catholique est ébranlée dans ses fondations, le tremblement de terre atteint l'humanité tout entière.

Quels sont donc les facteurs de crise provenant du Concile ?

Il me semble que deux dispositions jouent ici un rôle et ont acquis une importance croissante dans la conscience des Pères conciliaires, des conseillers et des rapporteurs du Concile.

Le Concile se comprenait comme un grand examen de conscience de l'Église catholique, il voulait enfin être un acte de pénitence, un acte de conversion. Cela se manifeste dans les aveux de culpabilité, dans le caractère passionné de l'auto-accusation qui ne s'en est pas tenu aux grands points névralgiques, comme la Réforme et le procès de Galilée, mais amplifia dans la conception de l'Église pécheresse jusque sur le plan des valeurs communes et fondamentales. On en est arrivé à redouter comme triomphalisme tout ce qui ressemblait à une complaisance dans l'Église, dans les acquis du passé, dans ce qui s'était maintenu jusqu'à nous. A cet émondage tortionnaire de ce qui est propre à l'Église s'unissait une volonté presque angoissée de prendre systématiquement au sérieux tout l'arsenal des accusations portées contre l'Église et de n'en rien négliger. Cela entraînait en même temps le souci inquiet de ne plus être coupable à l'égard de l'autre, d'apprendre de lui partout où c'est possible, et de ne chercher et ne voir en lui que le bon.
Une telle radicalisation de l'exigence biblique fondamentale de la conversion et de l'amour du prochain a conduit à une incertitude concernant notre propre identité qui reste toujours en question, et plus spécialement à une attitude de rupture à l'égard de notre propre histoire, qui est apparue comme viciée de toute part, en sorte qu'un radical recommencement s'imposerait comme une obligation pressante.

C'est en ce point que s'insère le deuxième thème sur lequel je voudrais attirer l'attention. Sur le Concile a soufflé quelque chose de l'ère-Kennedy, quelque chose de l'optimisme naïf du concept de la grande société : il nous est possible de tout faire si seulement nous voulons bien employer les moyens appropriés. La rupture de la conscience historique, le renoncement masochiste au passé ont introduit l'idée d'une heure zéro à laquelle tout allait recommencer à neuf et où enfin tout serait bien fait de ce qui jusqu'à présent avait été mal fait. Le rêve de la libération, le rêve du tout autre, qui, peu après, prendrait un caractère de plus en plus marqué dans la révolte des étudiants, régnait déjà d'une certaine manière sur le Concile. C'est lui qui d'abord entraîna les gens, puis les déçut, de même que l'examen de conscience public soulagea d'abord, puis inspira de la répugnance.

Pour un psychologue, ce processus de l'esprit conciliaire constituerait un bon exemple de la manière dont les vertus, par leur exagération, se changent en leur contraire. La pénitence est une nécessité pour l'individu et pour la société. Mais la pénitence chrétienne ne signifie pas la négation de soi, mais découverte de soi. Les anciens Actes des des martyrs chrétiens disent avec insistance que ceux-ci n'ont jamais eu sur les lèvres une parole d'insulte contre la création. En cela, ils se distinguent des gnostiques, chez qui la pénitence chrétienne s'est transformée en haine contre l'homme, en haine contre la vie personnelle, en haine contre la réalité elle-même. La condition intérieure préalable de la pénitence est précisément l'acquiescement à ce qui nous est propre, l'acquiescement à la réalité en tant que telle. Son inversion moderne s'exprime par exemple dans une déclaration du grand peintre Max Beckmann : « Ma religion est orgueil devant Dieu, révolte à l'égard de Dieu. Révolte parce qu'il nous a créés, parce que nous ne pouvons pas nous aimer. Dans mes tableaux, je jette à Dieu comme un reproche ce qu'il a mal fait ».
On voit ici quelque chose de tout-à-fait fondamental : la brouille radicale avec soi-même, où l'on entre en fureur contre soi-même, où l'on ne peut plus supporter la création ni en soi ni chez les autres, cela n'est plus pénitence mais orgueil. Là où cesse le oui fondamental à l'être, à la vie, à soi-même, là disparaît aussi la pénitence, qui se change alors en orgueil. Car la pénitence présuppose qu'il est permis à l'homme d'acquiescer à lui-même. Elle est par nature une découverte du oui, en évacuant ce qui obnubile ce oui. C'est pourquoi la pénitence authentique mène à l'Évangile, c'est-à-dire à la joie - à la joie aussi qu'on trouve en soi-même. La forme d'auto-accusation à laquelle on en est arrivé au Concile, à l'égard de notre propre histoire, ne comprenait plus suffisamment cela et a conduit à des manifestations de caractère névrotique.
Que le Concile ait abandonné des formes fausses de glorification de l'Église par elle-même sur la terre ; que, à l'égard de l'histoire de l'Église, il ait supprimé la tendance à défendre tout le passé, et donc une forme erronée de défense de soi, cela a été bon et nécessaire. Mais il faut absolument susciter à nouveau la joie de posséder intacte en sa réalité la société de foi qui provient de Jésus-Christ. Il est nécessaire de redécouvrir la voie de lumière qu'est l'histoire des saints, l'histoire de cette réalité magnifique où s'est exprimée victorieusement au long des siècles la joie de l'Évangile. Si quelqu'un, lorsqu'on évoque le Moven Age, ne trouve plus dans sa mémoire que le souvenir de l'inquisition, il faut lui demander où il a les yeux : est-ce que de telles cathédrales, de telles images de l'éternel, pleines de lumière et d'une dignité tranquille, auraient pu surgir si la foi n'avait été que torture pour les hommes ?

En un mot : il faut rappeler clairement que la pénitence exige non la désintégration de l'identité personnelle, mais sa redécouverte. Et lorsque commence à s'affirmer une attitude positive à l'égard de l'histoire, alors disparaît d'elle-même l'utopie qui s'imagine que jusqu'à présent tout a été mal fait, et que désormais tout sera bien fait. Les limites du réalisable nous ont été assez clairement mises sous les yeux par la manière dont s'est terminée l'ère-Kennedy, et la pacification spirituelle qu'il nous semble remarquer aujourd'hui vient nécessairement, pour une part, de ce que l'on a retrouvé un meilleur équilibre entre réaliser et recevoir, entre le calcul et la méditation.

fin de la transcription

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