Au début de son pontificat, François a plusieurs fois cité The Lord of the World [en français « Le Maître du monde », nombreux articles sur ce site], un roman dystopique de 1907 du pasteur anglican Robert Hugh Benson, qui raconte un affrontement apocalyptique entre deux forces opposées [cf. François a-t-il lu « Le Maître de la Terre »? ]. Un lecteur (que je remercie vivement) me transmet ce premier volet de son analyse des deux derniers pontificats à travers la lecture du chef-d’œuvre de Hugh Benson.
Nous attendons la suite!

BENOÎT XVI ET FRANÇOIS : DEUX LECTURES DU MAÎTRE DE LA TERRE DE BENSON, DEUX PONTIFICATS, DEUX ÉGLISES ? (1/3)

Cyril Farret d’Astiès
L’Homme Nouveau
7 mai 2024

1 – UN ROMAN QUI NE LAISSE PAS INDIFFÉRENT

Nous nous interrogions en 2019 (1) sur le regard porté par Benoît XVI et François sur ce roman d’anticipation de tout premier rang qu’est Le Maître de la Terre de Benson. Plus personne (plus personne de sain d’esprit en tous cas) ne prétend à présent à la continuité entre les deux pontificats. Leurs ambitions, leurs idées, leurs spiritualités, leurs tempéraments que tout oppose trouveraient dans ce livre un point commun ? Non, décidément nous ne parvenons pas à comprendre. Si les deux pontifes ont recommandé ce livre puissant, les motifs en sont forcément différents. 

Robert-Hugh Benson, pasteur anglican du mouvement High Church, converti en 1903 au catholicisme dont il devint prêtre, a publié ce roman en 1907.

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Il y décrit une Europe en paix, bénéficiant d’une prospérité inconnue depuis les débuts de l’humanité, gouvernée par le Président Julien Felsenburg à la personnalité énigmatique.

Cette société socialiste et maçonnique construite sur le rejet du catholicisme et l’adoption d’un laïcisme offensif évolue, assez naturellement, vers une persécution sanglante menée contre l’Église. L’apostasie frappe des pans entiers de l’Église qui, peut-être davantage qu’à la peur du martyre, cèdent aux sirènes de cette religiosité de substitution qu’est l’humanitarisme mis en œuvre par Felsenburg. Ce roman dystopique décrit la venue de l’Antéchrist, la multiplication des apostasies, l’atrophie numérique de l’Église qui décroît autant qu’elle se sanctifie par ses martyrs.

Et c’est là le point de divergence essentiel — nonobstant la persécution sanglante que nous ignorons encore — entre notre époque et l’ouvrage de Benson : dans le roman, l’Église militante est remarquablement unifiée autour d’un pape résolu, fidèle, apostolique. Pour notre part, nous vivons aujourd’hui le trouble le plus absolu provoqué par une haute hiérarchie qui, en partie, flirte et roucoule avec le monde. 

On comprend bien l’intérêt de feu Benoît XVI pour ce livre, lui qui écrivait en 1997 (2) ces lignes prophétiques :

« Peut-être devons-nous dire adieu à l’idée d’une Église rassemblant tous les peuples. (…) Elle ressemblera moins aux grandes sociétés, elle sera davantage l’Église des minorités, elle se perpétuera dans de petits cercles vivants, où des gens convaincus et croyants agiront selon leur foi. (…) L’Église peut précisément être moderne en étant antimoderne, en s’opposant à l’opinion commune. »

La vision de cette apostasie généralisée et de l’effacement du catholicisme dans un monde pétri d’idées chrétiennes devenues folles explique probablement son pontificat, lui qui fût persécuté et neutralisé par le monde et par les ennemis de l’intérieur qui préparaient la suite. 

Et cette suite c’est le pape François et son pontificat, marqués par cette caractéristique profonde décrite par l’abbé Barthe : un « magistère faible » (3), qui se résume à « marcher ensemble » comme nous y invite avec insistance le synode sur la synodalité, acmé du règne pontifical.

Pourquoi donc le pape François nous invite-t-il lui aussi à lire ce roman d’anticipation dont il a parlé à trois reprises au moins depuis son accession au trône de saint Pierre ? (4) Quel est son angle d’approche ? Quelle est sa conviction ? Il est bien difficile d’avoir une idée claire et précise de l’intérêt du pape à la lecture de ces trois déclarations.

Il nous semble cependant (cette analyse n’est qu’une intuition personnelle) que l’attrait du pape des périphéries et de la synodalité pour ce roman pourrait s’expliquer par un double mouvement : d’une part la défiance envers « les nouvelles formes de pouvoir dérivées du paradigme techno-économique (qui) finissent par balayer non seulement la politique mais aussi la liberté et la justice » (Laudato si, n° 53), d’autre part la ferme intention du pape de tracer une voie nouvelle pour l’Église en sortie à laquelle « ne peut correspondre qu’une théologie sortante » (5).

En somme, le secret dessein du pape François ne serait-il pas de faire mentir Benson et de changer la fin eschatologique du roman ? Il nous semble en effet que la recherche de réorientation systématique du catholicisme d’un enfermement doctrinal régulièrement dénoncé est une clé du pontificat. De là viendraient les orientations les plus marquantes du règne bien que d’inégale portée : communion aux couples divorcés et civilement remariés, posture écologique, bénédiction d’homosexuels, élimination des catholiques de tradition, méfiance envers les contemplatifs, condamnation de la peine de mort, gages interreligieux, accueil inconditionnel des migrations… orientations qui concourent toutes à cette ambition de changement de cap.

Le christianisme induit par cette politique est un christianisme de marche ensemble, d’empathie silencieuse, d’hôpital de campagne, de refus du jugement. Il ambitionne ainsi de réconcilier le christianisme avec la modernité et d’échapper à la confrontation finale que la regrettable intransigeance d’un catholicisme post-tridentin (mais aussi post-grégorien et même post-constantinien) rendrait inéluctable.

Cette politique semble induire que le catholicisme ne serait pas cet ensemble de croyances formelles, liées à un culte sacrificiel, légitimées par une lecture confiante des Écritures saintes fondée sur la Tradition qui en donne la juste interprétation. Le catholicisme serait une manière de tenir la main du monde pour aider les hommes à vivre leur vie le plus paisiblement possible avant de goûter le salaire d’un paradis garanti (6).

C’est cette compréhension du christianisme qu’il faudrait retrouver en sacrifiant la stratification dogmatico-rituelle accumulée au cours des siècles depuis la fin de la période apostolique (c’est-à-dire la Tradition). La doctrine se trouvant (au mieux) reléguée à un idéal inaccessible. La modernité, au contraire, étant pour le pape et selon l’analyse de l’abbé Barthe (7)  « susceptible d’être évangélisée et même de devenir instrument d’expression du message, comme le fut le matériel philosophique grec des premiers siècles ».

Bien que le pape François demeure un mystère, quelques indices nous poussent à cette lecture du pontificat. Nous les étudierons dans une seconde partie. 


(1) « Le Maître de la Terre : dystopie ou prophétie apocalyptique ? », Paix Liturgique, lettre 702, 9 juillet 2019.  

(2) Joseph Ratzinger, Le sel de la terre, le christianisme et l’église catholique au seuil du IIIe millénaire, entretien avec Peter Seewald, 1997, Cerf.  

(3) Abbé Claude Barthe, « Des évêques pour refuser l’Église synodale »Res Novae, septembre 2023.  

(4) 18 novembre 2013, 15 janvier 2015, 6 décembre 2021.  

(5) Pape François, motu proprio Ad theologiam promovendam, sur les nouveaux statuts de l’Académie pontificale de théologie, 1er novembre 2023. 

(6) «Ce que je vais dire n’est pas un dogme de foi, mais mon point de vue personnel : j‘aime penser que l’enfer est vide ; j’espère qu’il l’est. » Pape François, émission télévisée Che Tempo Che Fa, 14 janvier 2024. 

(7) Abbé Claude Barthe, « L’impossible inculturation du message évangélique dans la modernité », Res Novae, janvier 2024.

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