La défaite (toute relative, mais c’est ce qui ressort au final) du RN aux élections législatives, tout comme les oppositions de toutes sortes rencontrées par les « populistes » au pouvoir, les Orban, Meloni, et autres Trump dans leurs pays respectifs, soulèvent de nombreuses questions, dont celle ci n’est pas la moindre: comment l’électeur de droite lucide peut-il voter, le plus souvent sans conviction, pour des gens dont il identifie pourtant toutes les limites?

La réponse de Marcello Veneziani (qui a écrit cet article avant le second tour, mais la réflexion n’a rien perdu de son actualité) est la voix du pragmatisme, c’est-à-dire du bon sens.
Il faut accepter de s’asseoir à côté des monstres car ils ne peuvent pas être pires que les autres, qui ont déjà fait leurs preuves. On peut au moins espérer qu’ils pourront freiner « une série de dérives culturelles et civiles, inacceptables pour ceux qui sont attachés à la civilisation européenne et à ses valeurs, pour ceux qui chérissent les racines chrétiennes, le patriotisme et la défense de la famille naturelle ».

Du côté des monstres

Marcello Veneziani
4 juillet 2024

Ce ne sera pas facile, mais j’espère que la France pourra opérer un redressement, en envoyant Marine Le Pen et le Rassemblement national de Jordan Bardella au gouvernement. J’espère aussi qu’aux États-Unis, Donald Trump pourra revenir à la Maison Blanche. Et j’espère que Viktor Orban pourra élargir son groupe parlementaire Patriotes pour l’Europe et s’entendre avec les conservateurs de Meloni, afin d’être plus influent, dans la mesure du possible, sur l’ordre européen.

Bref, je me range du côté des monstres.

Ils ne sont pas, pour de multiples raisons, les remèdes idéaux, les réserves ne manquent pas et le désir d’abstention est encore très fort.

On peut s’attendre à ce qu’ils ne soient pas à la hauteur pour défendre la civilisation de sa décadence, ils n’en ont ni la force ni la clairvoyance.

Mais en fin de compte, il faut choisir entre les deux fronts opposés de l’Europe et des États-Unis, et le premier me semble de toute façon préférable.

Ce qui ressort, c’est toute l’indigence et la misère d’un monde qui ne trouve plus que dans l’Antifa sa raison de survivre et sa légitimité ; pas d’idée, pas de programme commun, seulement la peur et vivre de la peur.

Progressistes, libéraux, socialistes, radicaux, technocrates, verts et apparentés, tous embarqués dans un hypothétique centre-gauche mondial au nom de l’antifascisme. Le seul ciment est la haine du prétendu monstre.

Le soutien ouvert au courant opposé est très rare ; raison de plus pour se déclarer et s’asseoir « du côté du mal » puisque tous les autres sièges sont occupés (Brecht).

Même les chaînes d’information « meloniennes » qualifient le premier parti sorti des urnes en France d’ « extrême droite » et donnent plus la parole à ceux qui s’opposent à Le Pen.

A propos de l’extrême droite, j’aimerais d’abord comprendre où se trouve la droite en France, vu l’évaporation des gaullistes, à l’exception de ceux qui, comme Ciotti, soutiennent déjà Bardella (deux noms italiens, je le note).

Je voudrais ensuite savoir s’il est correct de définir l’extrême droite non pas comme une frange limite mais comme le parti qui recueille le plus de voix de tous et qui est maintenant au centre de la scène politique.

Et je voudrais rappeler la rupture douloureuse de Marine Le Pen avec son père pour porter son Front national, rebaptisé différemment, au-delà de l’impasse de l’extrême droite. Cependant, moins extrême que Mélenchon est à gauche (et avant de s’entendre avec Macron, son rôle d’outsider était son meilleur atout).

La « droite » de Le Pen et Bardella couvre le vide laissé par la défection des gaullistes. Ceux-ci s’étaient déjà placés dans l’ombre des pouvoirs euro technocratiques depuis l’époque de Chirac, devenu la copie défraîchie de Giscard d’Estaing; sans parler de la déception et de la demi-trahison de Sarkozy. S’il reste quelque chose de De Gaulle, il faut admettre que c’est chez le socialiste « national » Mitterrand plus que dans ses épigones républicains. Certes, Mitterrand n’aurait jamais pu se rapprocher de De Gaulle, aussi parce qu’au moment de la guerre il était avec le gouvernement de Vichy et le maréchal Pétain, contre le Général ; mais à l’Elysée, il restait plus chez lui quelque trace de grandeur nationale et sociale que chez les derniers gaullistes, devenus auto-délirants, c’est-à-dire politiquement suicidaires pour sauver « le système « .

De même, aux États-Unis, Trump a couvert le vide à droite du parti républicain, devenu, surtout avec les Bush, intégré à l’establishment et le politiquement correct (en Grande-Bretagne idem avec Farage couvrant le déclin des conservateurs).

Trump n’inspire pas la sympathie ; mais il faut reconnaître que ses quatre années d’administration ont été meilleures sur plusieurs plans et même plus équilibrées, moins bellicistes, que celles des démocrates. Et non seulement pour les Américains, mais aussi pour nous, Européens. La guerre judiciaire contre Trump, qui semble maintenant ralentir, l’affaire Assange et maintenant la prison pour Bannon (loin de la démocratie et des droits) ont été une honte pour les États-Unis.

Que signifie se ranger du côté des monstres ?

C’est espérer au moins que quelque chose changera et que certaines dérives seront freinées. Ce ne sera pas l’alternative au système, le modèle dominant ne sera pas remis en cause, ni le capitalisme, ni l’OTAN, ni les grandes puissances, ni la ligne de la politique étrangère. Ne nous faisons pas d’illusions.

Il s’agit d’exprimer une préférence, en tenant compte de ce qu’est le monde qui leur est opposé, de l’idéologie qui domine en face et du millefeuille politique, et des résultats obtenus ces dernières années ; un échec pour Macron et Scholz en Europe comme pour Biden aux USA, une série d’erreurs stratégiques et de dérives culturelles et civiles inacceptables pour ceux qui sont attachés à la civilisation européenne et à ses valeurs, pour ceux qui chérissent les racines chrétiennes, le patriotisme et la défense de la famille naturelle.

Bien sûr, toutes les réserves demeurent quant à la capacité des antagonistes, leur profil, leur expérience, leur fiabilité, leur résilience.

Bardella a à la fois la vertu et la limite de la jeunesse, mais cela vaut la peine de parier sur l’incertain plutôt que d’avoir la certitude du mauvais de service.

Trump, quant à lui, nous le connaissons bien, dans ses lumières et ses ombres, mais par expérience il est préférable à ceux qui l’ont précédé (Obama) et à ceux qui l’ont suivi. Pour Biden et son déclin, j’ai de la sympathie humaine, presque de la tendresse ; mais s’il a déjà mal gouverné dans un état lucide, à plus forte raison maintenant qu’il doit être gouverné. On ne peut pas diriger dans cet état la nation qui prétend diriger le monde.

Macron suscite moins de sympathie, et je pense avec horreur qu’au mieux, Bardella et Le Pen devront cohabiter avec lui à la tête de la France ; ce sera dur.

Il reste très compliqué, en France, aux USA, en Europe, chez nous, qu’on puisse vraiment changer les choses ; et que les nouveaux puissent s’opposer sérieusement à l’establishment et au mainstream, c’est-à-dire à la chape [La Chape est le titre d’un de derniers essais de Veneziani], même de la manière la plus réaliste et avec toute la sagacité et la souplesse possibles.

Il est plus facile de penser que ce sont les Monstres qui finissent par s’adapter, qui deviennent aussi les exécutants involontaires de lignes et de directives esquissées ailleurs, bien qu’atténuées.

Mais si l’on raisonne ainsi, il est plus cohérent de se retirer du monde dès le départ, de se barricader dans sa propre cohérence abstraite, d’aller dans les bois, de s’abandonner au mysticisme ou à la broderie.

Je les entends déjà, les purs et durs, accuser ceux qui font ce raisonnement pragmatique de céder, sinon même de trahir, de vendre à l’ennemi ; l’intégrisme de la pureté extrême est au mieux le signe d’un infantilisme souhaité. Et c’est la meilleure garantie de pérennité pour l’establishment.

Alors, avec toutes les mises en garde et les réserves nécessaires, et en connaissant parfaitement les risques d’échec ou de trahison, mieux vaut finalement espérer que ceux-ci gagnent plutôt que ceux-là restent. La victoire des monstres nous inquiéterait, mais la défaite des autres serait déjà un grand soulagement.

Allez Marine, allez Jordan, allez Viktor, allez Donald, si vous ne pouvez pas nous donner ce plaisir, donnez-leur au moins ce déplaisir.

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