Leonardo Lugaresi (notre spécialiste de Dante) a choisi pour analyser le retrait de Joe Biden un point de vue résolument original, qui « colle » à la perfection (aussi!) à la situation que nous vivons ces jours-ci en France.

Si une société se conçoit comme fondée sur le respect de la vérité, aussi fausse que soit cette hypothèse et que les individus qui la composent trahissent en privé ce principe, ce qui reste décisif est le fait que si le mensonge est publié, c’est-à-dire déclaré et reconnu publiquement, ceux qui en sont responsables paient chèrement leur faute en étant exclus de la société.

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Tant qu’une telle convention tient, aussi hypocrite soit-elle, elle constitue un élément d’attachement à la réalité, un ancrage qui empêche la représentation de s’affranchir complètement de l’obligation gênante de tenir compte des choses telles qu’elles sont.

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Il me semble que cet ancrage est aujourd’hui complètement rompu. Le problème n’est pas que le pouvoir mente (il l’a toujours fait) mais que, même lorsque le mensonge est découvert, déclaré, formalisé… il ne se passe plus rien.

Amérique surréelle

Si mes souvenirs sont exacts, l’autre fois où un président en exercice a renoncé à sa candidature, il l’a annoncé au peuple américain dans un discours public en bonne et due forme.
Le président s’appelait Lyndon Johnson, les raisons de ce renoncement étaient politiques et se résumaient à un fait : il y avait une guerre au Viêt Nam, les États-Unis n’étaient pas en train de la gagner, ils n’en pouvaient plus et ne savaient pas comment s’en sortir.

Nous étions en 1968, le candidat le plus sérieux à l’investiture démocrate, Robert Kennedy, allait bientôt être tué et, en novembre, Richard Nixon remportait les élections en promettant (ce qu’il a fait par la suite) de sortir les États-Unis du bourbier vietnamien.

C’était l’époque où il existait encore une certaine relation entre la représentation politique et la réalité.

Certes, les hommes politiques mentaient comme des arracheurs de dents, comme ils l’ont toujours fait, et la propagande ne cessait de débiter des mensonges, comme d’habitude, mais, je le répète, il existait encore une certaine relation entre la réalité et la représentation, aussi alambiquée et précaire soit-elle.

Vingt ans plus tard, en 1988, lors d’une autre campagne présidentielle, un jeune candidat à la primaire démocrate fut mis dans le collimateur, déclaré indésirable et contraint à une retraite déshonorante – par une presse qui donnait peut-être encore quelques signes de vie à l’époque – parce qu’il avait été pris en flagrant délit de mensonge et de copie maladroite des discours des autres.

Ce type s’appelait Joe Biden, et on savait déjà à l’époque, lorsqu’il était vif et en bonne santé, quel genre d’homme il était : ses mensonges n’étaient pas du genre habituel pour un politicien : que sais-je, des promesses faites en vain, des données et des faits déformés pour servir ses propres objectifs… des choses de ce genre, dont on peut dire qu’elles font partie des « outils de travail » de tout professionnel de la politique. Non, ce qui a valu à Biden la honte et la démission, c’est un plagiat flagrant et éhonté, réussites universitaires vantées, précédents politiques inventés.

Comme on le sait, à l’époque, dans l’autoreprésentation de l’ethos américain, le mensonge était considéré comme impardonnable. De même que la Rome antique avait fait de la fides Romana un élément constitutif de son identité, la société américaine, sur une base puritaine, s’est toujours identifiée et distinguée du « reste du monde » sur la base du principe de la « vérité à tout prix » (voir l’anecdote, transmise à tous les écoliers américains, selon laquelle le petit George Washington était puni pour n’avoir pas dit un mensonge).

Bien sûr, cela n’a jamais été vrai : les Romains comme les Américains ont toujours menti comme tous les autres hommes, mais là n’est pas la question. (…)

Il suffit de dire que si une société se conçoit comme fondée sur le respect de la vérité, aussi fausse que soit cette hypothèse et que les individus qui la composent trahissent en privé ce principe, ce qui reste décisif est le fait que si le mensonge est publié, c’est-à-dire déclaré et reconnu publiquement, ceux qui en sont responsables paient chèrement leur faute en étant exclus de la société. Tant qu’une telle convention tient, aussi hypocrite soit-elle, elle constitue un élément d’attachement à la réalité, un ancrage qui empêche la représentation de s’affranchir complètement de l’obligation gênante de tenir compte des choses telles qu’elles sont.

Il me semble que cet ancrage est aujourd’hui complètement rompu. Je le répète : le problème n’est pas que le pouvoir mente (il l’a toujours fait) mais que, même lorsque le mensonge est découvert, déclaré, formalisé… il ne se passe plus rien.

De ce point de vue, je crois qu’une étape importante dans ce processus d’abandon de tout lien résiduel avec la réalité, dont nous vivons aujourd’hui l’aboutissement, peut être identifiée dans ce qui s’est passé une dizaine d’années après que le pauvre Joe Biden ait été contraint de se retirer des primaires à cause de ses mensonges maladroits (pauvre, façon de parler, en fait, car il a continué à flotter dans la politique américaine à des niveaux élevés, mais bref, il a dû s’effacer au moins pour un temps).

À la fin des années 1990, le président des Etats-Unis était Bill Clinton, prédateur sexuel qui avait l’habitude, entre autres, de se faire administrer des fellations dans le bureau ovale de la Maison Blanche par de jeunes stagiaires (il suffit d’en citer une seule). À un moment donné, il y a eu un scandale, une longue enquête du Congrès, au cours de laquelle il est apparu clairement que le président avait menti sous serment. Néanmoins, il ne s’est rien passé, car l’économie semblait se porter à merveille. Ce n’est pas pour rien que «It’s the economy, stupid!» avait été le slogan de campagne qui avait fait de lui un président.

Au cours du quart de siècle qui s’est écoulé depuis ces événements sordides, l’éloignement de la représentation politique de la réalité a fait des progrès bien plus importants, et la distance est devenue sidérale. Nous vivons désormais dans un monde où l’on fait comme si ce qui va de soi n’existait pas, sans que personne n’y trouve à redire. D’où l’effet aliénant, radicalement surréaliste, de la pantomime à laquelle nous assistons ces jours-ci, depuis notre lointaine province de l’empire agonisant (et peut-être qu’elle nous touche encore un peu parce que nous sommes si provinciaux) [l France aussi est une lointaine province de l’Empire!!].

Il y a quatre ans, le jeune mythomane de la campagne électorale de 1988, devenu depuis un vieillard aux signes évidents de détérioration mentale, était candidat à la présidence des États-Unis dans la campagne électorale la plus improbable de l’histoire américaine, au cours de laquelle, entre autres, le sujet de son efficacité mentale – qu’il aurait été obligatoire de poser – a été totalement censuré.

En novembre 2020, une puissante « machine » a produit 81 millions de voix pour un candidat qui n’avait pratiquement pas fait campagne (le plus grand nombre de voix de l’histoire américaine après la campagne la plus inexistante : est-ce plausible ?) Il est interdit d’émettre des doutes dans le discours public, mais je crois que tout le monde pense en son for intérieur qu’une manière franchement bizarre de conduire les élections a eu un petit quelque chose à voir avec ce résultat étonnant : vote sans identification de l’électeur dans de nombreux États, vote par correspondance étiré au-delà des limites de la décence et ainsi de suite, procédures de comptage et de validation quelque peu bancales… Tous ces 81 millions de votes étaient-ils réels ?

Parmi les innombrables « gaffes » de Biden (comme les médias les ont appelées, les rares fois où ils n’ont pas pu ne pas les mentionner), les plus inquiétantes, à mon avis, pendant ses années de présidence, n’étaient pas tant les trébuchements, les troubles de l’élocution, l’amnésie ou les défaillances – courantes chez les personnes âgées – que les fabrications pures et simples auxquelles il se livrait si souvent (l’une d’entre elles étant particulièrement affligeante : que son fils Beau était mort en Irak). Comme si le jeune menteur de 1988 était devenu un vieux mythomane incapable de distinguer l’imaginaire de la réalité.

Pourtant, rien de tout cela n’a existé et n’a jamais existé pendant les trois ans et demi de sa présidence, jusqu’au fameux débat avec Trump il y a un mois.

Puis tout a changé – encore une fois sans rapport avec la réalité, car le Biden de fin juin n’était pas sensiblement différent du Biden d’un mois plus tôt – et dimanche dernier est venu son retrait de la campagne.

Mais comment ? De la manière la plus surréaliste qui soit. Le président a disparu, personne ne l’a vu depuis des jours et, pour ce que nous en savons, il pourrait tout aussi bien être mort, mourant ou ignorer qu’il s’est retiré de la campagne (blague, mais pas tout à fait).

La renonciation a été communiquée au monde entier par un message sur X, auquel était jointe une lettre au contenu totalement absurde.

Il faut la lire pour y croire : Biden (ou qui que ce soit d’autre) y dit, en substance, qu’il a tout fait très bien, que sa présidence a été fantastique, qu’il a fait des merveilles dans tous les domaines… et que, par conséquent, il a décidé de ne pas se représenter.

Si le viol de la logique était un délit pénal (et peut-être devrait-il l’être), une telle lettre serait passible d’une peine d’emprisonnement. Il n’y a pas un seul mot d’explication, pas même la plus invraisemblable des raisons (que sais-je : « J’ai été un président fantastique, mais comme je vais bientôt avoir 82 ans, j’ai décidé de me retirer dans la prière »). Il n’y a qu’une référence générique à un futur discours qui, cependant, à l’heure où j’écris ces lignes (le 23 juillet à 14 heures) n’a ni eu lieu ni été programmé. Du pur théâtre de l’absurde.

Une fois cette déconnexion totale de la réalité mise en lumière, une grande partie des discussions que j’entends en ces heures sur la façon dont la campagne va se dérouler, sur Trump et Kamala Harris, sur qui pourrait ou non gagner, etc., me semblent hors-sujet. La « machine à voter » est toujours là, en pleine activité, elle sera probablement mise en marche et c’est elle qui comptera.

La question me semble être autre : jusqu’à quel point la représentation politique d’un pays peut-elle s’éloigner de la réalité terrestre ?

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