La réponse du Préfet de la CDF

Lettre à un ami

JOSEPH CARDINAL RATZINGER

À son Eminence
le Métropolite Damaskinos, en Suisse


le 20 février 2001
Eminence !
Cher frère et ami !


Beaucoup de temps s'est écoulé depuis que nous avons passé ensemble des jours inoubliables en Toscane et que nous avons pu nous entretenir de certaines choses qui nous touchent dans notre préoccupation pour l'unité de l'Église, au service de laquelle nous nous savons. Comme fruit des entretiens, le 30 octobre, tu m'as écrit une lettre émouvante où tu développes concrètement toutes ces questions que nous n'avions pu qu'effleurer brièvement. Je t'en remercie de tout coeur, car la franchise est une condition fondamentale pour les entretiens oecuméniques, et notre proximité fraternelle est si grande et si profondément enracinée que nous pouvons sans crainte nous dire tout ce qui nous émeut et inquiète. Malheureusement, je n'ai pu te répondre aussitôt, d'une part, parce que j'ai voulu méditer à fond les questions posées, d'autre part, parce que les orages qui se sont abattus sur nous après Dominus Iesus, m'ont encore tenu en haleine. Suivit alors une avalanche de courrier de Noël dont je n'ai pu émerger que difficilement. Entre temps j'ai reçu la triste nouvelle de ta grave maladie qui m'a profondément inquiété. Tu sais que, pendant ce temps, j'ai tout spécialement prié pour toi, et maintenant j'apprends avec une grande joie que tu es sur la voie du rétablissement. Inutile de te dire expressément que ma prière continue à t'accompagner sur ton chemin afin que le Seigneur te rende la pleine santé. Il me semble que le moment est venu où je dois tenter enfin d'amorcer une réponse à ta lettre.

Unité entre Catholiques et Orthodoxes

La manière dont tu as raconté notre route théologique commune m'a beaucoup touché, cette route sur laquelle nous avons plus pleinement pris conscience de l'urgente nécessité d'arriver à l'unité entre l'Orient et l'Occident.
En même temps, des lumières théologiques ont fait leur apparition qui nous ont montré la direction à suivre pour, avec l'aide de Dieu, atteindre le grand but. Rien de tout cela n'a été rétracté; au contraire, je suis encore plus convaincu que l'Église orthodoxe et l'Église catholique vont ensemble et qu'aucune des questions doctrinales qui semblent nous séparer, n'est insoluble.

Le Professeur et le Préfet: une même personne

Dans ce contexte tu me poses la question s'il y a une continuité entre le professeur Joseph Ratzinger et le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi et quel est le lien entre mes affirmations théologiques que tu cites et différents textes de la Congrégation pour la Doctrine de la foi qui te posent question.
Je voudrais dire à ce propos : le professeur et le préfet sont une même personne, mais les deux dénominations désignent des fonctions auxquelles incombent des tâches différentes. En ce sens, il y a une différence, mais non une contradiction.

Le professeur (que je suis toujours) cherche l'intelligence de la foi et présente dans ses livres et ses conférences ce qu'il croit avoir trouvé et ce qu'il soumet à la discussion des théologiens comme au jugement de l'Église. Dans sa responsabilité devant la vérité et dans la conscience de ses limites, il essaie d'obtenir des lumières qui permettent d'avancer sur le chemin de la foi et sur le chemin de l'unité. Ce qu'il dit ou écrit vient du cheminement personnel de sa pensée et de sa foi et le place dans le chemin commun de l'Église.
Le préfet, par contre, n'a pas à exposer ses opinions personnelles. Il doit, au contraire, les laisser de côté pour laisser la place à la parole commune de l'Église. Il n'écrit pas, comme le professeur le fait, des textes à partir de ses propres recherches et lumières, mais il doit veiller à ce que les organes de l'Église enseignante fassent leur travail avec grande responsabilité, en sorte que finalement un texte soit purifié de tout ce qui est seulement personnel et qu'il devienne vraiment une parole commune de l'Église. Ce sont des questions venant de l'Église, des perceptions qui s'approfondissent de différents côtés et appellent une parole clarifiante, qui constituent l'occasion de rédiger un document. Font partie du chemin du mûrissement des contacts multiples avec les frères dans l'épiscopat, ainsi que les organes classiques commissions, Consulta (rassemblement régulier des conseillers permanents de la Congrégation), et travail de la «Congrégation » au sens propre qui forme un organe collégial d'un certain nombre d'évêques travaillant en partie dans les différentes Curies et d'évêques diocésains dans le monde entier.

Comment "travaille" la CDF

Tous les 18 mois environ, la Congrégation se réunit en une assemblée plénière à laquelle sont soumis seulement les grands projets (comme Dominus Iesus).
Puis il y a une assemblée qui se tient environ tous les 15 jours à laquelle participent les membres romains et normalement quelques membres des pays européens les plus proches. En même temps, le Pape est informé régulièrement du progrès des questions. Tandis que le Pape comme pasteur suprême de l'Église tente de parler aussi directement que possible aux fidèles et choisit donc en quelque sorte un langage « pastoral », la tâche de la Congrégation est plus délimitée: elle est appelée à marquer les points critiques, à montrer où commence l'espace du débat théologique, qu'elle ne doit pas gêner, et où la foi même, fondement de toute théologie, entre en jeu. Ainsi, dans une longue lutte (certains documents mettent dix ans, il n'y en a guère aucun qui nécessite moins de deux ans), un texte mûrit dans lequel personne ne peut placer son opinion privée et dans lequel la mesure commune de la foi doit apparaître aussi purement que possible. Les documents de la Congrégation ne sont pas infaillibles, mais ils sont néanmoins plus que des contributions à la discussion théologique. Ce sont des directives pour le chemin qui s'adressent à la conscience croyante des pasteurs et des enseignants.
Il est donc clair que les textes de la Congrégation ne peuvent ni ne doivent être des textes du professeur Ratzinger qui est au service d'un ensemble plus vaste et qui, conscient de sa responsabilité, tente de remplir son rôle de modérateur.
Même si les textes ont un caractère autre que ceux que je pourrais et serais en droit d'écrire personnellement, il est clair que, comme préfet, je ne soutiens rien que je ne pourrais soutenir aussi personnellement comme directive, et pour moi-même, et comme parole à l'adresse de l'Église et pour l'Église.


"Assainir" la mémoire

Avant d'en arriver aux questions que tu poses au niveau du contenu, je voudrais souligner encore deux points de tes réflexions initiales qui me paraissent importants.
L'un est l'assainissement de la mémoire. Dans les rencontres avec les évêques qui viennent en visite « ad limina apostolorum », j'expérimente toujours combien il y a encore à faire, combien les blessures des siècles sont gravées dans la mémoire des Églises et n'empoisonnent que trop souvent les relations. J'ai toujours pensé, et je le pense maintenant encore plus, qu'entre l'orthodoxie et l'Église catholique il y a beaucoup moins de questions doctrinales que des blessures de la mémoire nous rendant étrangers les uns aux autres : la puissance des troubles historiques semble être plus forte que la lumière de la foi qui devrait les transformer en pardon.
C'est précisément sur cet arrière-fond que je voudrais encore une fois souligner ta formule selon laquelle nous ne devrions pas poser la question « Avons-nous le droit de communier ensemble? », mais « Avons-nous le droit de nous refuser la communion l'un à l'autre? ».
Heureusement, nous avons avancé un peu sur ce point. Les deux codes de l'Église catholique et le directoire oecuménique montrent que, à certaines conditions, l'admission à la communion entre l'Orient et l'Occident est possible et même recommandée. Un accord entre l'Église « assyrienne » et l'Église « chaldéenne » sur l'admission mutuelle à la communion dans la grande diaspora, où souvent un seul des deux côtés dispose d'un prêtre, est en train de se conclure. Ce cas a nécessité des études particulières parce que l'anaphora d'Addai et de Mari qui sont le plus souvent employées chez les Assyriens ne contient pas de récit d'institution. Cependant ces difficultés ont pu être résolues, et ainsi il y a toujours de petits encouragements qui nous incitent à l'espérance, malgré le grand nombre de problèmes.
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J'en viens donc enfin à tes questions...

J'en viens donc enfin à tes questions et je commence par l'« obstacle principal » en vue de la restauration de l'unité, le primat de juridiction du Pape, où tu mets particulièrement en lumière la problématique de la formule « iurisdictio in omnes ecclesias ». Face à cette problématique assurément très épineuse que nous ne pourrons certainement pas résoudre dans notre correspondance, je voudrais distinguer deux aspects.

Un problème de langage

D'abord il y a, me semble-t-il, surtout un problème de langage.
La notion d'une juridiction ecclésiale universelle et le langage juridique du deuxième millénaire sont étrangers à l'Orient et perçus avec une certaine inquiétude. Je crois qu'il est bon et aussi possible de ramener les notions essentielles et « dérangeantes » dans la théologie des Pères et de les rendre non seulement plus compréhensibles ainsi, mais de trouver aussi bien sûr des impulsions en vue d'un emploi plus conforme à leur pensée.
Tu te souviens de l'allocution inoubliable du Patriarche Athénagoras 1er lors de la visite de Paul VI au Phanar où le Patriarche a appliqué au Pape les titres de l'époque des Pères « le premier en honneur » et « celui qui préside dans la charité ».
Je crois qu'à partir de là on pourrait définir de façon juste une «juridiction ecclésiale universelle » : l'« honneur » du premier n'est pas à entendre au sens des honneurs protocolaires profanes, mais, dans l'Église, l'honneur désigne le service, l'obéissance au Christ. Et l'agapè, elle, n'est pas un sentiment qui n'engage à rien, et encore moins une organisation sociale, mais en fin de compte une notion eucharistique qui, en tant que telle, est liée à la théologie de la Croix, car c'est de la Croix que vient l'Eucharistie; la Croix est l'expression extrême de l'amour de Dieu pour nous en Jésus-Christ. Si l'Église au plus profond coïncide avec l'Eucharistie, alors réside dans la présidence de l'agapè une responsabilité en vue de l'unité, une responsabilité qui a une importance intra-ecclésiale, mais en même temps une responsabilité en vue du « discernement de ce qui est chrétien » face à la société profane et qui, par là, aura toujours un caractère de témoignage.
Tu sais qu'il y a quelque temps (au moment de la dispute à propos de l'ordination des femmes) j'ai tenté d'interpréter le service du Pape comme service de l'obéissance, comme garantie de l'obéissance: le Pape n'est pas un monarque absolu dont la volonté fait loi, mais au contraire - il doit toujours essayer de résister à sa volonté propre et rappeler à l'Église la mesure de l'obéissance; c'est pourquoi il doit lui-même être le premier à obéir.

A une époque où les tentations séculières de la théologie augmentent dans tous les domaines, une telle responsabilité de l'obéissance de l'Église à la Tradition me paraît être de la plus haute importance; sa conformité au Christ sera confirmée précisément par le fait qu'elle représente un témoignage de la souffrance pour et avec le Christ face aux tentations de désobéissance de sa propre autorité dans le monde. Une interprétation patristique du primat a été réclamée d'ailleurs par Vatican I lui-même, quand il dit que la pratique permanente de l'Église représente la doctrine qui y est proclamée ainsi que les conciles oecuméniques, en particulier ceux dans lesquels l'Orient et l'Occident étaient unis dans l'unité de la foi et de l'amour; Vatican I cite à ce propos le quatrième Concile de Constantinople.

Sans le primat...

Tu me permets d'ajouter encore une réflexion plus personnelle : le primat - Paul VI l'a dit lui-même - est en un certain sens « l'obstacle principal » en vue de la restauration de la pleine communion. Mais il est en même temps un des principaux éléments permettant d'atteindre ce but. Sans lui l'Église catholique se serait désagrégée depuis longtemps en Églises nationales, de rites divers qui rendraient le champ oecuménique totalement insaisissable. Il nous permet de faire vers l'unité des pas qui engagent.

Dans un article important tu as toi-même récemment évoqué le fait que, pour l'avenir de l'orthodoxie, il sera d'une importance décisive de trouver des solutions adaptées au problème de la nature autocéphale des Églises, afin que l'unité intérieure et la capacitcé d'action commune de l'orthodoxie ne se perdent pas ou puissent être rétablies.
Je crois que précisément la problématique de la nature autocéphale des Églises renvoie à la nécessité d'un organe de l'unité qui évidemment doit se trouver en balance avec la responsabilité propre des Église locales : l'Église ne peut ni ne doit être une monarchie du Pape, mais elle a ses points fixes dans la communio des évêques dans laquelle il y a un service de l'unité entre eux - un ministère donc qui n'abolit pas la responsabilité des évêques, mais qui est ordonné à elle. Je crois que plus nous partirons de façon réaliste des données concrètes de l'histoire et du présent ainsi que de la profondeur et de la largeur des textes doctrinaux pour parler les uns aux autres, plus nous nous rapprocherons des réponses qui rendent l'unité possible.

La "blessure" de la séparation

J'en viens à la première question de ta lettre qui concerne la formule de la « blessure » des Églises particulières, en raison de leur séparation du successeur de Pierre, dont parle Communionis notio : or, le même texte dit explicitement que l'Église catholique romaine se trouve aussi blessée par la séparation, puisqu'elle ne peut pleinement représenter l'unité dans l'histoire. Si nous considérons la réalité de l'Église et des Églises - qui pourrait douter qu'elles sont toutes blessées, chacune à sa manière?
Il me semble qu'avant les ruptures des temps modernes, la théologie était beaucoup plus réaliste dans la description de sa misère historique. Je ne rappelle que le Horologium Sapientiae d'un Henri Seuse (première moitié du XIVème siècle) qui, dans une vision, décrit l'Église comme une cité dans laquelle des parties ont été détruites par des ennemis et d'autres se sont effondrées par la négligence des habitants. « Dans la cité sont apparus des animaux - des monstres marins de forme humaine qui ont renvoyé avec mépris le pèlerin demandant du secours ». Oui, la séparation constitue une blessure, et nous devrions la reconnaître dans un esprit de pénitence et demander la guérison, lutter pour elle.

Eglise-mère, Eglises-soeurs

J'en arrive ainsi au débat autour du terme « Églises soeurs ».
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La lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi constate explicitement que des Églises particulières, par-delà la séparation, peuvent être des Églises-soeurs les unes des autres, et le sont effectivement, par exemple Constantinople et Rome, Rome et Antioche, Antioche et Constantinople etc. Elle ne considère cependant pas comme adéquat de désigner l'Église orthodoxe dans sa totalité et l'Église catholique romaine dans sa totalité comme « nos deux Églises » et comme deux Églises soeurs. Pourquoi? Il s'agit de mettre le pluriel « les Églises » et le singulier « l'Église » dans un rapport juste l'une avec l'autre. Dans le Credo commun de l'Église, nous professons qu'en fin de compte il n'y a qu'une Église du Christ qui, bien sûr, existe dans nombre d'Églises particulières, mais qui sont néanmoins des Églises particulières de l'Église unique. En effet, le Christ n'a qu'une épouse, qu'un Corps - avec beaucoup d'organes, mais justement en un seul Corps. Or, si nous évoquions l'Église orthodoxe et l'Église catholique comme deux Églises soeurs, nous mettrions un pluriel au-dessus duquel n'apparaîtrait plus un singulier. Au dernier niveau de la conception de l'Église demeurerait un dualisme et l'Église-une deviendrait ainsi un fantôme, une utopie, alors que précisément le fait d'être un Corps lui est essentiel. Bien sûr, le fait que le quatrième chapitre de Dominus Iesus cite le grand Symbole de l'Église arménienne ne signifie nullement qu'on abandonne le Symbole de la foi de NicéeConstantinople qui est et demeure le Credo commun qui nous engage. La différence entre les deux dans l'article sur l'Église est minime; dans le Symbole arménien, il manque le mot « saint » et il y a en plus le mot monê qui souligne cependant seulement le mia et n'ajoute rien. À vrai dire, je ne m'étais pas du tout rendu compte de cette citation et le texte ne perdrait rien de son contenu sans elle. De toute évidence, on n'a pris cette variante de la tradition que pour souligner justement l'unicité de l'Église qui, en soi, résulte déjà clairement de l'Écriture et du Credo commun. Dans ce contexte, je trouve digne d'être prise en considération la proposition de H. Legrand dans la lettre qu'il t'a adressée le 6 octobre et que, aimablement, tu m'as fait connaître. Legrand se réfère d'abord au fait que le délégué grec à Baltimore a fermement refusé de considérer l'Église catholique comme Église soeur de l'Église orthodoxe et, à partie de ce fait, il se pose la question de savoir s'il n'était pas possible à l'Église orthodoxe, non pas de reconnaître l'Église catholique en tant que telle comme Église soeur, mais les Églises particulières catholiques comme soeurs des Églises locales orthodoxes. Voilà une tentative d'une solution terminologique qui devrait être méditée des deux côtés et qui pourrait peut-être montrer l'issue permettant d'éviter un dualisme dans la conception de l'Église et d'exprimer néanmoins, en un langage adéquat, la fraternité de toutes les Églises orthodoxes et catholiques entre elles. Je ne crois pas que le Bref « Anno ineunte » ait voulu canoniser la terminologie de nos deux Églises comme Églises soeurs. Il part directement de la rencontre entre Rome et Constantinople pour, c'est vrai, s'étendre de là sur tout l'espace des Églises locales catholiques et orthodoxes, avec une anticipation terminologique qui est ouverte à un approfondissement dans des entretiens ultérieurs .
Restons encore aux questions terminologiques. Si je tu comprends bien, tu as aussi des doutes face à la notion d'Eglise particulière. Le Concile Vatican II alterne, sans définition claire et fixe, entre les termes « Églises locales » et « Églises particulières »; H. de Lubac a montré que le terme « Église particulière » mérite d'être préféré, et la théologie comme le Magistère ont retenu cela pour une large part. Mais on peut aussi continuer à discuter de cette terminologie.

Ensuite, comme problème supplémentaire, il y a la notion d'Église-mère. Je pense qu'il importe de distinguer ici encore les deux niveaux de la conception de l'Église. Il y a d'abord le niveau du pluriel légitime - des Églises dans l'Église. À ce niveau, l'Église de Rome est l'Église-mère des Églises en Italie, mais bien sûr pas l'Église-mère de toutes les autres. Jérusalem est l'Église-mère de nombre d'Églises, Antioche et Constantinople sont des Églises-mères. Cette « maternité » ne saurait qu'être la figure de la véritable mère-Église - la Jérusalem d'en haut dont parle Paul (Ga 4,26) et dont parlent les Pères dans des termes émouvants. Je rappelle seulement le magnifique recueil de textes de H. Rahner : Mater Ecclesia (1944).

Comme je peux voir dans un certain nombre de publications de théologie catholique, le terme Église universelle est souvent mal interprété. Le fait que Communionis notio parle de l'antériorité ontologique et temporelle de l'Église universelle par rapport aux Églises particulières, est interprété comme prise de position en faveur du centralisme romain. C'est bien sûr un non sens absolu. En effet, l'Église locale de Rome est une Église locale à laquelle, selon notre conviction, a été confiée une responsabilité particulière pour toute l'Église, mais qui n'est pas elle-même l'Église universelle. Affirmer la préséance de l'Église universelle par rapport aux Églises particulières n'est une prise de position ni pour une certaine forme de répartitions des compétences dans l'Église ni pour que l'Église locale de Rome accapare le plus de privilèges possibles: avec une telle interprétation on méconnaît complètement le niveau de la question. Celui qui pose tout de suite la question de la répartition du pouvoir passe tout simplement à côté du mystère de l'Église. Il s'agit d'une affaire strictement théologique et non de questions de droit ou de politique de l'Église : il est question de la pensée de Dieu sur l'unique épouse du Fils, avec sa destinée eschatologique au festin des noces éternelles. C'est la première et véritable pensée de Dieu dont il s'agit en matière d'Église, tandis que la réalisation effective de l'Église en Églises locales décrit un second niveau qui vient après et qui demeure toujours ordonné au premier. Je pense qu'il ne peut y avoir en fait une dispute là-dessus.

Finalement il reste encore la question épineuse du subsistit in qui se trouve bien sûr en quelque sorte à la base de toutes les interrogations précédentes. Pour rendre plus compréhensible ce qui est visé, je trouve le texte de la prise de position pan-orthodoxe, que tu cites aux pages 6 et 7 de ta lettre, très instructif. Comme il me paraît très important, je voudrais, en supposant ton consentement, le reprendre encore une fois ici: « Consciente de l'importance de la structure actuelle du Christianisme et bien qu'elle soit l'Église une, sainte, catholique et apostolique, notre sainte Église orthodoxe reconnaît non seulement l'existence ontologique de ces communautés ecclésiales, mais elle croit aussi fermement que toutes ces relations avec elles doivent reposer sur un éclaircissement objectif aussi rapide que possible du problème ecclésiologique et la totalité de sa doctrine. » Je serais très content de pouvoir prendre connaissance du texte complet de cette prise de position qui me semble être d'une haute importance pour la suite de notre dialogue. Le texte formule dans une terminologie quelque peu différente, mais quand-même apparentée, exactement le même paradoxe ecclésiologique que Dominus Iesus tente de formuler. Il dit d'une part très clairement que l'Église orthodoxe est « l'Église une, sainte, catholique et apostolique »; il donne ainsi au singulier théologique un lieu tout à fait concret et incarné. Mais il ajoute néanmoins la reconnaissance de l'existence ontologique de ces communautés ecclésiales et formule de là le défi d'un éclaircissement du problème ecclésiologique et de la totalité de la doctrine.
À la suite de Lumen gentium , Dominus Iesus a remplacé « est » par « subsistit in » afin de construire pour ainsi dire déjà le pont ontologique vers l'existence d'autres communautés ecclésiales et afin de faire ainsi un pas vers « l'éclaircissement du problème ecclésiologique » que votre texte exige. Sans doute ce pas ne dissout pas le paradoxe, mais le rend encore plus dramatique. Il ne nous est pas donné de dissoudre le paradoxe de la fidélité de Dieu et de l'infidélité humaine (« Si nous sommes infidèles, lui reste fidèle » : 2 Tm 2,13!), il nous est plutôt demandé d'en souffrir et de contribuer ainsi à notre mesure à son dépassement: c'est en fin de compte un problème existentiel et non pas notionnel.

Dominus Iesus comme vertu de la douleur

Je pense que Dominus Iesus a voulu de nouveau transformer l'indifférence avec laquelle toutes les Églises sont considérées comme égales - ce qui entraîne la disparition de la validité de la foi même dans le scepticisme - en une souffrance vive et ainsi allumer de nouveau le véritable zèle oecuménique. Là où tout se vaut, tout devient indifférent.
Le texte a provoqué des douleurs. Tout homme réagit à cela d'abord avec des protestations, et d'autant plus vivement qu'il désire ne pas être importuné par la foi.
Quand la première douleur se transformera en volonté de souffrir pour l'unité, le texte commencera à remplir son véritable rôle.

Lettre à un ami (fin)

Cher frère et ami, tous les deux nous souffrons du fait de ne pas pouvoir célébrer l'Eucharistie ensemble, et voilà précisément ce qui nous unit. C'est le grand service d'amitié pendant des décennies que tu me sois resté proche dans cette souffrance commune et la joie, cachée en elle, de l'espérance d'une unité plus profonde.
Pour ce témoignage d'amitié je voudrais te remercier aujourd'hui encore une fois très explicitement.
J'espère que tu vois dans ces lignes - quelle que soit leur déficience en beaucoup de points - combien cette même passion dans laquelle nous nous sommes trouvés, il y a plus de quarante ans, est restée vivante en moi. J'espère que cela t'aidera dans ta souffrance actuelle et que tu pourras bientôt de nouveau entièrement vaquer au service dans l'unique Église de Dieu.

En ce sens je te salue dans une grande reconnaissance et te reste profondément uni
Ton frère et ami et Joseph Card. Ratzinger

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