Bressanone et le "rapport Ratzinger"

Une réflexion de John Allen sur le lieu emblématique choisi par le Pape pour ses vacances (4/8/2008)



Et si le destin du futur Pape s'était dessiné - ou décidé - à Bressanone durant l'été 84?

Avec cet article, et les deux ou trois précédents, on a nettement l'impression que John Allen rassemble la matière, ou plutôt jette les bases, d'une nouvelle biographie qui devrait être plus nuancée que son travail précédent, où il avait contribué à construire le mythe du "Vatican's enforcer of the faith". Ce qui l'amène clairement à rêver... (Le rêve de John Allen )

Sur la genèse Bressanonienne du livre-interviewe avec Messori, voir ici: Vacances du Saint-Père

Article original en anglais ici: http://ncrcafe.org/node/2030
Benedict's vacation spot is significant in his history (le lieu de vacances de Benoît est significatif dans son histoire).

Ma traduction



Un lieu de vacances significatif

Le Pape Benoît XVI est en vacances du 28 juillet au 11 août, passant sa pause estivale dans une ville des Alpes d'Italie du nord connue sous le nom de Bressanone par les Italiens et Brixen par les Allemand.
Benoît est invité par le séminaire local, logeant dans un appartement connu familièrement sous le nom de "chambre de l'évêque".

C'est un cadre où il est clair que ce pape se sent à l'aise.
Hormis le fait que sa famille, du côté maternel, a des racines dans la région environnante (connue sous le nom d'Alto Adige en italien et Südtirol en allemand), au cours des années Joseph Ratzinger en est venu à être un familier de Bressanone et de son séminaire.

En 1967, jeune théologien prometteur, Ratzinger a participé à une conférence à Bressanone sur la figure du prêtre dans le nouveau testament et sur le récent décret du Concile Vatican II sur le sacerdoce, Presbyterorum Ordinis. Il a été manifestement impressionné, parce que de 1968 à 1977, Ratzinger, son frère Georg, et leur soeur Maria, sont venus en vacances à Bressanone, logeant habituellement dans un hôtel local (récemment, le propriétaire s'est rappelé que les trois frères Ratzinger prenaient trois chambres individuelles au troisième étage de l'hôtel de 45 lits, partageant une salle de bains commune.).

Après que Ratzinger ait été nommé archevêque de Munich-Freising en 1977, il a continué à venir l'été à Bressanone comme invité du séminaire, ce qui convenait à son nouveau statut ecclésiastique. Il a persisté à revenir après avoir été muté à Rome en 1981 ; entre 1977 et 2005, Ratzinger a donc à 10 reprises passé là son "break" estival. Il en est à ce point devenu un habitué, que le recteur lui a donné sa propre clef de la bibliothèque du séminaire.
Il y a même dans le jardin un coin ombragé qui portait officieusement le nom de Ratzinger, avant son élection comme pape, en raison de sa prédilection pour venir y lire.
Une partie des écrits du Pape a vu sa gestation à Bressanone. Il a écrit les quatre premiers chapitres de Jésus de Nazareth ici en août 2004, et la rumeur veut que Benoît passe une partie de son temps de repos cet été à travailler sur le deuxième volume annoncé.
C'est la première visite de Benoît à Bressanone depuis son élection il y a trois ans.

* * *



Le séisme du Rapport Ratzinger

Tout ceci pourrait ressembler à des "notes de bas de page" jolies mais insignifiantes dans la biographie du pape, si Bressanone n'était le cadre d'un instant définitif dans la vie et la carrière de Joseph Ratzinger.
C'est dans son appartement du séminaire, donnant sur le jardin, que Ratzinger a accordé au journaliste catholique italien Vittorio Messori, pendant plus de trois jours en août 1984, une interviewe explosive.
Des extraits en ont été publiés vers la fin de 1984 par le magasine Jésus, provoquant immédiatement une réaction mondiale, et l'interviewe entière est parue sous forme de livre au début de 1985, sous le titre italien Rapporto sulla fede, et en anglais The Ratzinger Rapport (ndt: en français "Entretien sur la foi").

Quelque 23 ans après, il est peut-être difficile de rappeler le séisme que le livre déclencha.

Ratzinger évoque carrément une "crise" dans le catholicisme, après le Concile Vatican II (1962-65), dont l'antidote consisterait à rejeter une "ouverture sans filtre et sans restriction sur le monde" et à mettre l'accent sur la continuité de Vatican II, avec les époques antérieures de la tradition.
Le rapport Ratzinger fut immédiatement un best-seller, avec plus d'un demi-million d'exemplaires vendus dans les seuls États-Unis. Il polarisa l'opinion de façon spectaculaire; comme Messori l'a rappelé, il semble que tout le monde ressentait le besoin de prendre position pour ou contre la vision du cardinal.

Regardant en arrière, on est frappé de voir à quel point certains stéréotypes sur Ratzinger proviennent de passages largement cités du livre, ou ont été cristallisés par eux :

1. Ratzinger le pessimiste
"La culture occidentale est infernale quand elle persuade les hommes que le seul but de la vie est le plaisir et l'intérêt personnel.… Aujourd'hui plus que jamais, le chrétien doit être conscient du fait qu'il appartient à une minorité et qu'il est dans l'opposition à tout ce qui semble bon , évident, logique dans "l'esprit du monde", selon le Nouveau Testament.… Il est temps de retrouver le courage du non-conformisme, la capacité de s'opposer à bon nombre des tendances de la culture ambiante, de renoncer à un certaine solidarité euphorique post-conciliaire. "

2. Ratzinger le restaurationiste
"Si par restauration nous entendons la recherche d'un nouvel équilibre après… les interprétations excessivement positives d'un monde agnostique et athée, alors une restauration comprise dans ce sens (un équilibre nouvellement trouvé d'orientation et de valeurs dans la totalité Catholique) est tout à fait souhaitable et, en ce sens, est déjà en oeuvre dans l'Eglise"

3. Le revirement de Ratzinger à propos de Vatican II
Ce que les papes et les pères du Concile prévoyaient, c'était une nouvelle unité catholique, et à la place on a rencontré une dissension qui -- pour employer les mots de Paul VI -- semble être passée de l'autocritique à l'autodestruction. … Il y avait eu l'espoir d'un pas en avant, et à la place on s'est trouvé face à un processus progressif de décadence qui dans une large mesure s'est déroulé sous le signe d'une référence à un présumé «esprit du Concile" et, ce faisant, l'a effectivement et de plus en plus discrédité.

4. La hantise de Ratzinger envers le socialisme
"
Le 'bien absolu' (et ceci signifie la construction d'une société socialiste juste) devient la norme morale qui justifie tout le reste, incluant -- au besoin -- violence, homicide, mensonge…. Et ce qui ressemble à une 'libération' se transforme en son opposé et montre en fait son visage diabolique".

5. L'hostilité de Ratzinger contre les conférences épiscopales
"
Dans beaucoup de conférences épiscopales, l'esprit de groupe et peut-être aussi le souhait d'une vie tranquille, paisible, ou le conformisme, conduisent la majorité à accepter les positions des minorités actives qui s'emploient à atteindre des buts clairs".

6. Ratzinger le grand inquisiteur
"
Chaque théologien semble maintenant vouloir être 'créatif'. Mais il est là pour approfondir le dépôt commun de la foi, autant que pour aider à sa comréhension et pour la proclamer, pas pour la créer".

7. Ratzinger l'autocrate
"L'église du Christ n'est pas un parti, pas une association, pas un club. Sa structure profonde et permanente n'est pas démocratique mais sacramentelle, par conséquent hiérarchique."

8. Ratzinger l'anti-féministe
"Ce que le féminisme radical -- parfois même celui qui affirme qu'il est basé sur le christianisme -- n'est pas prêt à accepter, c'est précisément la relation exemplaire, universelle, immuable, entre le Christ et le Père… Je suis en fait convaincu que, ce que le féminisme favorise sous sa forme radicale n'est plus le christianisme que nous connaissons, c'est un autre religion."

* * *

Difficile de surévaluer la fureur que tout cela excita.
Aux catholiques libéraux, il a semblé que le voile poli avait été arraché du Vatican, révélant ainsi sa véritable nature -- craintif, défensif, hostile à la pensée créatrice et au dialogue avec le monde.
Les conservateurs, eux, se sont réjouis que quelqu'un en charge d'autorité ait eu les moyens de dire haut et fort ce que bon nombre d'entre eux ressentaient au sujet de la direction de l'église après Vatican II.
Quoi qu'il en soit, les lignes de bataille au sein du catholicisme avaient bel et bien été tirées.

Un rapport, publié par un groupe de prêtres de Munich à propos du livre de Ratzinger, ex-archevêque du diocèse, était typique : "Ceux qui, comme Ratzinger, s'élèvent eux-mêmes d'une façon si triomphaliste au-dessus de tout… s'excluent d'eux-mêmes comme partenaires de dialogue", disaient ces prêtres.

En septembre 1985, le synode des évêques se réunit à Rome pour faire un bilan de Vatican II 20 ans après. En dépit de quatre semaines de discours, de discussions, et de travail vers un ensemble de résolutions, le seul sujet qui occupait les journalistes était Ratzinger; à un moment donné, le cardinal Godfried Danneels de Belgique s'emporta au cours d'une conférence de presse, "Nous faisons un synode autour d'un concile, pas d'un livre!"

Le tam-tam est devenu si intense que le porte-parole papal d'alors, Joaquin Navarro-Valls, s'est même senti obligé de mettre un peu de distance entre le Pape Jean-Paul II et son principal lieutenant. Tout en soulignant que Jean-Paul II chérissait Ratzinger, Navarro-Valls laissa entendre que le pape pourrait avoir exprimé les choses d'une manière plus "solaire" (moins sombre). "Ratzinger a raison dans ce qu'il a écrit dans le livre", dit Navarro-Valls aux journalistes, "mais il n'a pas raison dans ce qu'il n'a pas écrit." (ndt: langage diplomatique qui ne veut pas dire grand-chose...)

* * *

Ce qui nous amène de nouveau à Bressanone, parce que c'est ici que l'image du "Herr Panzerkardinal" a été imprimée dans le ciment (set in cement), et que c'est maintenant ici que Benoît XVI arrive, après avoir beaucoup oeuvré au cours des trois dernières années à faire oublier cette image (? lay that image to rest).

Dans cette lointaine conversation avec Messori, il y avait à coup sûr des éclairs '(flashes') de ce que j'en suis venu à définir comme l' "affirmative orthodoxy" de Benoît, voulant dire par là sa capacité à exprimer les bases doctrinales du christianisme dans un esprit positif.
A titre d'exemple : "La seule apologie vraiment efficace pour le christianisme provient de deux arguments, à savoir, les saints que l'église a produits et l'art qui s'est développé dans son sein."
Dans une veine semblable : "Un théologien qui n'aime pas l'art, la poésie, la musique et la nature peut être dangereux. La cécité et la surdité vers le beau ne sont pas fortuites, elles sont nécessairement reflétées dans sa théologie."
Ou ceci : "Le salut pour l'église vient d'elle-même, mais cela ne signifie nullement qu'elle vient des décrets de la hiérarchie."

Dans l'ensemble, toutefois, l'impression générale était alors que le rapport Ratzinger contenait trop d'orthodoxie, et pas assez d'affirmation.

Au niveau de l'impression publique, il semble qu'aujourd'hui, la synchronisation de ces deux dimensions entre davantage dans les perspectives de Benoît. Ses idées n'ont pas subi de mutation, mais son mode d'expression, si, et c'est pourquoi la réaction publique est différente. Les réactions favorables à ses visites récentes aux Etats-Unis et en Australie en témoignent.



Le rêve de John Allen

A cet égard, ce pourrait être un exercice passionnant si Benoît, une fois encore, s'asseyait avec un journaliste au cours de sa pause à Bressanone, couvrant une partie du même terrain, afin de mesurer comment ses 23 années d'expérience et sa nouvelle perspective de pape pourraient avoir une incidence sur son approche. Il est raisonnable de soupçonner que l'orthodoxie serait la même, mais l'aspect 'affirmative' serait plus grand.
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A titre personnel, je serais partant pour la mission.



Sur le chemin de Rome, les Anglicans hésitent
Bientôt, les oeuvres complètes de J. Ratzinger

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