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Anniversaire du débarquement (2)

Homélie du Cardinal Ratzinger le 6 juin 2004, fête de la Sainte Trinité en la cathédrale de Bayeux (4/6/2014).

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Anniversaire du débarquement (1)

Ci-dessus: Icône de la Sainte Trinité, d'Andreï Roublev, peinte entre 1422 et 1427
Dans son homélie, selon une habitude que nous connaissons désormais bien, le futur Benoît XVI se transforme en critique d'art: cf. L’ICÔNE DE ROUBLEV .

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L'homélie a été reproduite sur ce site: la.revue.item.free.fr/paroisse_st_michel70.htm
L'Abbé Aulagnier a rajouté des sous-titres, que je reproduis: c'est une pratique "pédagogique" que j'apprécie, car elle facilite la lecture, et indique des repères pour la réflexion...

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Voici le Dieu que nous célébrons
Voici le Dieu qui fait notre joie

« La fête de la Très Sainte Trinité est différente de toutes les autres fêtes de l’année liturgique comme Noël, l’Epiphanie, Pâques, la Pentecôte, où nous célébrons les merveilles de Dieu accomplies dans l’Histoire : l’Incarnation, la Résurrection, l’effusion de l’Esprit Saint et, par conséquent, la naissance de l’Eglise. Aujourd’hui, nous ne célébrons pas un événement où « quelque chose » de Dieu se rend visible, mais nous célébrons le mystère même de Dieu.

Nous nous réjouissons de Dieu, du fait qu’il soit tel qu’il est, nous lui rendons grâce d’exister, nous sommes reconnaissants de ce qu’il soit ce qu’il est, de ce que nous puissions le connaître et l’aimer, et de ce qu’il nous connaisse, nous aime et se manifeste à nous.

Mais l’existence de Dieu, son être, le fait qu’il nous connaisse, est-ce là vraiment un motif de joie ? Sans doute, ce n’est pas chose facile à comprendre et à expérimenter.

LES DIVINITÉS PAÏENNES.
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Beaucoup de divinités des différentes religions des peuples dans le monde sont effrayantes, cruelles, égoïstes, un insondable mélange de bien et de mal. Le monde antique était marqué par la peur des dieux, et par la crainte de leur mystérieuse puissance : il s’agissait de se rendre les dieux propices, d’échapper à leurs caprices ou à leur mauvaise humeur.


LA MISSION DU CHRISTIANISME : FAIRE CONNAÎTRE LE VRAI DIEU, VRAI RENVERSEMENT LIBÉRATEUR
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La mission du christianisme comprenait une force libératrice, qui a pu chasser tout un monde d’idoles, de divinités, considérées comme néant et illusoires apparences. En même temps, il a annoncé ce Dieu qui, en Jésus, s’est fait homme, le Dieu qui est amour et raison. Ce Dieu est plus fort que toutes les puissances obscures que le monde peut contenir : « Nous savons qu’il n’y a aucune idole dans le monde et qu’il n’y a d’autre dieu que le Dieu unique. Car, bien qu’il y ait de prétendus dieux au ciel ou sur la terre - et il y a de fait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs -, il n’y a pour nous qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et vers qui nous allons… » (1 Cor 8 4-6).


LE VRAI DIEU, VRAI LIBÉRATEUR DES FAUSSES CRAINTES AUX FAUSSES DIVINITÉS
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Aujourd’hui encore, ce message constitue un renversement libérateur par rapport à toutes les anciennes religions traditionnelles : il n’y a plus lieu de craindre les esprits qui nous entourent de tous côtés, allant et venant sans cesse, dont on s’efforce vainement des se libérer. Quiconque se tient « sous l’abri du Très-Haut et repose à l’ombre du Puissant » (Ps 90, 1), sait qu’il se trouve en sécurité, tendrement gardé par celui qui lui offre un refuge accueillant. Qui connaît le Dieu de Jésus-Christ sait qu’ont disparu aussi toutes les autres formes de peur devant Dieu, que sont dépassées toutes les formes de déchirante angoisse existentielle, répandues à travers le monde, de manière toujours renouvelée.


L’EXISTENCE DE DIEU ET LA LIBERTÉ HUMAINE.
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Face à toutes les horreurs du monde, la même question ne cesse de revenir : Dieu existe-t-il ? S’il existe, est-il vraiment bon ? Ne serait-il pas plutôt une réalité mystérieuse et dangereuse ?

Aux temps modernes, cette question se présente différemment : l’existence de Dieu semble être une limite à notre liberté. Il est ressenti comme une sorte de surveillant qui nous poursuit de son regard. La révolte contre Dieu prend, à l’époque moderne, les traits d’une terreur devant le regard omniprésent de Dieu. Regard qui nous apparaît comme une menace ; nous préférons, en effet, ne pas être vus, nous voulons purement et simplement être nous-mêmes, rien d’autre. L’homme se sent libre, il ne se sent vraiment lui-même que lorsque Dieu est mis de côté. L’histoire d’Adam le dit déjà, il voit Dieu comme un concurrent : Adam veut mener sa vie, tout seul, il cherche à se cacher de Dieu « parmi les arbres du jardin » (Gen 3 8). Sartre a aussi affirmé qu’il faut nier Dieu, même s’il devait exister, car le concept de Dieu s’oppose à la liberté et à la grandeur de l’homme.


DIEU, CONTRAINTE À MA LIBERTÉ. ILLUSION
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Mais ainsi le monde serait-il devenu plus rayonnant, plus libre, plus heureux, après avoir mis Dieu de côté ? L’homme ne se serait-il pas dépouillé de sa propre dignité, voué à une vaine liberté qui fait des choix cruels, impitoyables, de toute sorte ?


DIEU EST AMOUR, RAISON DE MA LIBERTÉ.
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Le regard de Dieu ne nous épouvante que si nous le concevons comme nous réduisant à une sorte de servitude, d’esclavage ; mais si nous y lisons l’expression de son amour, nous découvrons alors qu’il est la condition fondamentale de notre être, qu’il est ce qui nous fait vivre. « Philippe, qui m’a vu a vu le Père », dit Jésus à Philippe et à vous tous (Jn 14 9). Le visage de Jésus est le visage même de Dieu. Pour nous, Jésus a souffert et, par sa mort, il nous donne la paix, il nous révèle qui est Dieu. Son regard, loin d’être une menace, est un regard qui nous sauve.


DIEU, SA PRÉSENCE.

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Oui, nous pouvons nous réjouir de ce que Dieu existe, qu’il se soit révélé aux hommes et qu’il ne nous laisse pas seuls. Combien il est consolant de savoir le numéro de téléphone d’un ami, de connaître des personnes de bien qui nous aiment, qui sont toujours disponibles, ne se montrent jamais distantes : à tout instant, nous pouvons les appeler et elles peuvent nous
appeler. Dieu a inscrit nos noms sur son annuaire téléphonique ! Il est toujours à l’écoute : nous n’avons besoin ni d’argent ni de technique pour l’appeler. Grâce au Baptême et à la Confirmation, il nous est donné de faire partie de sa famille. Il est toujours prêt à nous accueillir : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à l fin des temps » (Mt 28 20)


LE « PARACLET »
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Mais l’Evangile de ce jour ajoute une affirmation particulièrement importante : Jésus promet l’Esprit Saint (Jn 16 13) qu’il appelle, à diverses reprises, le « Paraclet ». Qu’est-ce que cela signifie ? En latin, ce mot est traduit « consolateur », le Consolateur. Librement traduit, ce mot latin veut dire : Celui qui se tient auprès de nous lorsque nous nous sentons seuls. Ainsi, notre solitude cesse d’être une solitude. Pour l’homme, celle-ci est souvent le lieu de la tristesse : il a besoin d’amour, dont l’absence est mise en évidence, précisément, par la solitude ; elle signifie un manque d’amour ; elle est quelque chose qui menace, au plus profond, notre qualité de vie. Le fait de ne pas être aimé est le noyau central de la souffrance humaine, de la tristesse d’une personne. Le mot « Consolator » nous dit justement que nous ne sommes pas seuls, que jamais nous ne pouvons nous sentir privés d’amour. Par le don de l’Esprit Saint, Dieu est entré dans notre solitude, il l’a brisée. Il s’agit en vérité d’une authentique consolation ; elle ne consiste pas en paroles, elle a la force d’une réalité agissante et efficace. C’est de cette définition de l’Esprit Consolateur que découla, au Moyen-âge, le devoir, pour les hommes, de pénétrer dans la souffrance de quiconque souffre. Les premiers hospices et hôpitaux furent d’abord dédiés à l’Esprit Saint : ainsi les hommes se chargeaient-ils de la mission de poursuivre l’œuvre de l’Esprit ; ils s’employaient à être des « consolateurs », à pénétrer dans la solitude des souffrants, des personnes âgées, pour y dispenser de la lumière.
Et pour nous, aujourd’hui encore, en notre époque, c’est un grave devoir.


DIEU, L’ « AVOCAT ».

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De plus, le mot grec « paracletos » peut encore se traduire autrement, il signifie aussi : « avocat ». Un texte du Livre de l’Apocalypse peut nous aider à mieux comprendre : « Et j’entendis une voix forte qui, dans le ciel, disait : Voici le temps du salut, de la puissance et du règne de notre Dieu, et de l’autorité de son Christ ; car il a été précipité l’accusateur de nos frères, celui qui les accusait devant notre Dieu, jour et nuit » (Ap. 12, 10) Qui n’aime pas Dieu de tout son cœur, n’aime pas non plus l’homme. Ceux qui nient Dieu deviennent rapidement des personnes qui détruisent la nature et mettent l’homme en accusation, car accuser les autres hommes et la nature leur permet de mieux justifier leur opposition à Dieu ; un Dieu qui a fait cela ne peut être bon ! Telle est leur logique. L’Esprit Saint, l’Esprit de Dieu n’est pas accusateur, il est avocat de la défense de l’homme et de la création. Dieu lui-même se tient du côté de l’homme et des créatures. Dans la création, c’est en prenant notre défense que Dieu s’affirme et se défend. Dieu est pour nous, cela nous le voyons clairement tout au long du cheminement de Jésus : lui seul se tient de notre côté, ne fait qu’un avec nous jusque, et y compris, dans la mort.


SI DIEU EST POUR MOI, QUE CRAINDRAI-JE ?
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Le découvrir a provoqué, chez saint Paul, une explosion de joie : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? (…) Qui accusera les élus de Dieu ? Qui condamnera ? Jéus-Christ est mort, bien plus, il est réssuscité, lui qui est à la droite de Dieu et qui intércède pour nous ! (…) Oui, j’en ai l’assurance : ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni le présent, ni l’avenir, ni les puissances, ni ls forces des hauteurs, nik celles des profondeurs, ni aucune créatures, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jéasus-Christ notre Seigneur » (Rm 8 31-39)


CE DIEU EST POUR NOUS UN MOTIF DE JOIE, ET NOUS VOULONS LE CÉLÉBRER.
Les implications politiques de la connaissance de Dieu
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Le connaître et le reconnaître a, pour notre époque, une importance capitale. Nous sommes en train de nous remémorer les terribles jours de la Seconde Guerre mondiale, heureux de ce que le dictateur Hitler ait disparu, avec toutes ses atrocités, et de ce que l’Europe ait pu retrouver la liberté. Mais nous ne pouvons pas oublier le fait que, aujourd’hui encore, le monde souffre de menaces et d’autres cruautés. Dévoyer, instrumentaliser l’image de Dieu, négation qui s’est exprimée dans les idéologies du XXe siècle, et dans les régimes totalitaires issus d’elles, transformant le monde en un désert aride, au-dehors et au-dedans, jusque dans les profondeurs de l’âme. En ce moment historique, précisément, l’Europe et le monde ont besoin de la présence de Dieu qui s’est révélée en Jésus ; ils ont besoin que Dieu reste près de hommes par le truchement de l’Esprit Saint. Il est de notre responsabilité de chrétiens que ce Dieu demeure dans notre monde, qu’il lui soit présent comme l’unique puissance capable de préserver l’homme d’une autodestruction.

L’ICÔNE DE ROUBLEV.

DIEU EST AUSSI « UN ET TRINE ».
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Dieu est un et trine : il n’est pas une solitude éternelle, mais il est amour éternel, amour que fonde la réciprocité des Personnes, et est cause première, fondement originaire de la totalité de l’être, ainsi que de toute forme de vie. L’unité engendrée par l’amour, l’unité trinitaire, est une unité infiniment plus profonde que l’unité - indivisible d’un point de vue matérielle - d’une pierre de construction.
Cette unité suprême n’est pas rigidement statique, elle est amour. La plus belle représentation figurative de ce mystère, Andreï Roublev nous en fait le cadeau au XVe siècle : c’est la si célèbre icône de la Trinité. Sans doute, elle ne représente pas le mystère éternel de Dieu en lui-même : qui se risquerait à le faire ? Mais elle tente plutôt de représenter ce mystère en le reflétant à travers le don de soi dans l’Histoire, ainsi que l’évoquent les trois hommes rendant visite à Abraham, près des chênes de Manbré (Gen 18 1-33). Abraham perçut aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’hommes comme les autres, mais qu’à travers eux, Dieu lui-même venait à lui. Dans l’icône de Roublev, le mystère de cet événement est rendu visible, présenté comme un événement admirable en ses multiples dimensions : ainsi le mystère, en tant que tel, est respecté. La richesse artistique de cette icône me permet de souligner une autre caractéristique : il s’agit de l’atmosphère naturelle de cet événement, qui exprime le mystère des Personnes. Nous sommes prés du chêne de Mambré, que Roublev stylise en un arbre représentant l’arbre de la vie ; et cet arbre de la vie n’est rien d’autre que l’amour trinitaire qui a créé le monde, le soutient, le sauve, et est source de toute vie. Nous voyons encore la tente, la demeure d’Abraham, qui nous renvoie au Prologue de Jean : « Et le Verbe s’est fait chair et il a planté sa tente parmi nous. » (Jn 1 14) Le corps du Verbe de Dieu fait homme est devenu lui-même la tente, la demeure où Dieu habite : Dieu devient notre refuge et notre demeurer. Enfin, ce que présente Abraham, « un veau tendre et gras », est remplacé, dans l’icône, par la coupe, signe de l’Eucharistie, signe du don où Dieu se livre lui-même : « l’amour, le sacrifice, l’immolation précèdent l’acte de la création du monde, tous à sa source ». L’arbre, la tente, la coupe : ces éléments nous désignent le mystère de Dieu, nous incitent à plonger notre regard en son intimité, en son amour trinitaire.

Voilà le Dieu que nous célébrons. Voilà le Dieu qui fait notre joie. Il est la véritable espérance de notre monde.
Amen.