Accueil

Réflexion autour de la médaille Fields

... et reprise d'un article sur Laurent Lafforgue, lauréat 2002 (14/8/2014)

>>>
Ils voulaient empêcher Benoît de parler! (Laurent Lafforgue et Benoît XVI en France)

     

L'attribution de la médaille Fields (j'imagine que plus personne n'ignore désormais qu'il s'agit de l'équivalent du prix Nobel en mathématiques, attribué tous les quatre ans) à un jeune et sans nul doute très brillant mathématicien franco-brésilien de 31 ans, Arturo Avila, a été l'occasion d'un énième déferlement de bourrage de crâne médiatique.
Qu'on me comprenne bien: j'ai le plus grand respect pour le génie, dans quelque discipline qu'il s'exprime, mais plus spécialement, pour des raisons personnelles en mathématiques. Que les médias lui rendent hommage est éminemment respectable (une fois n'est pas coutume) et ne devrait pas poser problème.
A condition toutefois que cet hommage soit exempt d'arrières-pensée idéologiques, qui n'ont pas leur place.
Or, tous les bulletins d'information ont mis l'accent, non sur la performance intellectuelle personnelle (même si, à ce très haut niveau, les mathématiques ne sont pas une discipline individuelle), mais sur un cocorico aussi incongru que subrepticement sarcastique ("la France qui gagne") et sur le binôme désormais incontournable discrimination/multiculturalisme.
Discrimination dont les filles (il y a pourtant, pour la première fois, une femme primée) et les "populations modestes" seraient victimes.
Multiculturalisme, car parmi les 11 précédents lauréats français, il y a une proportion non négligeable de bi-nationaux, dont certains ont été naturalisés après avoir été primés.
Dès lors que ce dernier fait est avéré, comme en témoigne le diagramme du Monde, le fameux "cocorico" chanté toute la journée devient sans objet.
Certes, le savoir, le génie, ignorent les frontières, alors, pourquoi étaler ce simulacre de patriotisme, puisque la France n'y est pour rien? Un lauréat de la médaille Fields mérite quand même mieux qu'une quelconque star du football.

Par ailleurs, profiter de l'occasion pour accuser le système scolaire français d'inégalitarisme, au prétexte que le mode de sélection (via les classes prépas et la prestigieuse ENS) bloque l'ascenseur social, rendant "les forts plus forts", et les ... mauvais plus nuls (ces derniers mots sont de moi), est complètement hors-sujet ici, et relève de la pure schizophrénie, puisque le lauréat, né à Rio de Janeiro, naturalisé récemment, "a entamé sa formation au Brésil jusqu'à sa thèse, avant de la compléter en France, d'abord au Collège de France, dans l'équipe de Jean-Christophe Yoccoz (médaille Fields 1994), puis au CNRS, où il est directeur de recherche", et donc ne doit rien au système scolaire français "trop élitiste" - éventuellement un peu à l'excellence de la recherche mathématique française.

* * *

Quoi qu'il en soit, l'information remet au premier plan (de mon modeste site...) Laurent Lafforgue, médaille Fields 2002 à 36 ans, pur produit, lui, de la méritocratie française (voir ici son exrtaordinaire CV: scolarité secondaire au lycée d'Antony... 1er accessit du Concours Général en latin, 1er prix en mathématiques, puis major au concours d'entrée à l'ENS), dont le hasard a voulu que je rappelle récemment deux contribution (parues dans la revue italienne de C&L, "Tracce") datant de la visite du Pape Benoît en France en 2008.

Pour commencer (*), je reprends ici un article que j'avais publié en janvier 2009.

     

Mathématique, mathématiciens et foi

(article de janvier 2009)
----
Interrogé par Tracce, le magazine de Communion et Libération en septembre dernier sur le discours du pape aux Bernardins, Laurent Lafforgue écrivait:
Les mathématiciens sont tournés vers la recherche de vérités qui ne dépendent pas d'eux, afin de pouvoir les partager les uns avec les autres : il se crée ainsi un lien communautaire. Mais Benoît XVI parle de quelque chose de beaucoup plus fort : « La Parole qui ouvre le chemin à la recherche de Dieu est une Parole qui concerne la communauté » et « elle nous rend attentifs les uns aux autres ». En un mot , c'est la Parole elle-même qui crée la communion.
De cette communion, la communauté des mathématiciens n'est qu'une figure, une image nécessairement partielle et imparfaite.

Il disait aussi, malheureusement: "Comme mathématicien chrétien, je me sens étranger autant parmi les chrétiens que parmi les mathématiciens".

Sur son site, on trouve de nombreux textes non scientifiques de sa plume, car, curieux de tout, sa vaste intelligence "balaie" un large spectre de centres d'intérêt, et il connaît bien la culture classique.
Il a notamment tenté (j'utilise le passé, car je crains que les inimitiés et les bassesses que sa fougue a suscitées n'aient provoqué chez lui un certain écoeurement) d'intervenir dans le débat sur la crise de l'enseignement public, en France: si ce débat n'était pas biaisé, et le malade sous assistance respiratoire, il aurait dû en être un des premiers acteurs, car ses idées sont à la fois traditionnelles (nostalgie de l'Ecole républicaine de Jules Ferry) et originales (il n'hésite pas à citer en exemple le modèle russe de l'ère soviétique). Mais nommmé en 2005 au Haut Conseil de l'Education, il a été contraint d'en démissionner dès le lendemain de sa première réunion de "travail", on lui reprochait "la violence passionnée de [ses] propos sur l'état actuel de notre système éducatif et la responsabilité des instances dirigeantes de l'Éducation Nationale [qui] rendait impossible un débat serein au sein du HCE visant à construire un consensus ou tout au moins une majorité solide".
Ceci pour le situer.

Parmi ces textes, l'un est intitulé: "Mathématiques, traditions religieuses et inquiétude de l'esprit : quelques éléments narratifs pour un début de réflexion", il s'agit d'une conférence donnée à la paroisse St Saturnin d'Antony (la sienne) le 22 février 2006. Ce texte s'adresse principalement aux croyants qui ne sont pas familiers de la recherche mathématique ou scientifique.

Il y parle de son parcours personnel, des circonstances qui l'ont amené à devenir - un peu par hasard, dit-il, mais il faut comprendre qu'il excellait partout - un mathématicien, mais surtout, il s'efface avec modestie pour évoquer longuement quelques grands mathématiciens qui furent ses maîtres, ou qu'il a cotoyés, et parmi lesquels beaucoup sont juifs: André Weil (je ne savais pas que c'était le frère de Simone Weil), Jean-Pierre Serre, Alexander Grothendieck...
C'est pour lui l'occasion de rendre un hommage à la tradition des "rabbis" juifs.

Dans un autre texte , il écrit en effet:
(..) je pense que le reflet de cette tradition qu'il m'est donné d'admirer dans le milieu des mathématiciens m'aide à comprendre un peu mieux ce que cela signifie quand il est écrit que "Jésus enseignait".

     

Les mathématiques et la foi (L. Lafforgue)

-----
(..) Les mathématiques occupent depuis longtemps une grande place dans ma vie, la foi aussi, et je me pose souvent la question de leurs relations.

Il existe une façon simple d'y répondre : en tant que contenu et savoir constitué, les mathématiques n'ont aucun rapport avec la foi. Autrement dit, il n'existe pas de concordisme : les résultats des mathématiques ne disent rien sur la foi. A la différence de la littérature, ils ne disent rien non plus sur la condition humaine. Ma conférence pourrait donc s'arrêter là.
Et pourtant ce serait une erreur : les mathématiques sont une possibilité de l'esprit humain, tout comme la foi. Elles sont même purement humaines, comme réflexion spéculative aussi bien que comme moyen d'action sur le monde.
Avec le langage auquel elles sont intimement liées, les mathématiques font partie du propre de l'homme, de ce dont Dieu l'a rendu capable, seul parmi ses créatures. Ceci ne doit pas manquer d'interroger les croyants que nous sommes. Il est écrit que l'homme est créé à l'image de Dieu, et aussi que tout ce qui existe a existé par le Verbe, parole éternelle de Dieu. Donc le désir de connaître Dieu ne peut ignorer les mathématiques. Elles posent question par leur étrangeté, par leur universalité, par leur ésotérisme, et par la sortie hors de soi qu’elles demandent quand on s'y plonge.
Je voudrais évoquer devant vous les mathématiques, non pas à travers leur contenu mais en tant qu'aventure humaine, en essayant de vous faire entrevoir en quoi cela peut consister humainement de devenir mathématicien.

Les mathématiques sont une tradition, au sens où nous chrétiens entendons ce mot : un héritage vivant constamment retravaillé et enrichi. Au moins pour nous occidentaux, cette tradition est née dans la civilisation grecque, ce qui signifie que son origine est étrangère à la tradition biblique. Il est d'autant plus énigmatique qu'à partir du XVIe siècle, elle ait connu dans l'Occident encore chrétien une renaissance puis un développement toujours plus intense. Tout aussi énigmatique est la façon dont, à partir de son émancipation au XIXe siècle, le peuple juif s'est investi dans cette tradition héritée des Grecs. C'est à tel point que, dans ce domaine de la connaissance comme dans d'autres, le peuple juif, peuple de Dieu, apparaît en même temps comme une sorte de nouveau peuple grec du monde moderne.
Les mathématiques méritent d'autant plus le nom de tradition qu'elles ne consistent pas en une juxtaposition de problèmes, sans relations les uns avec les autres, qui attendraient patiemment le jour où un “génie” isolé trouverait leur solution. Elles sont une création collective ; les idées s'y transmettent de génération en génération, se transportent d'un domaine à un autre, s'enrichissent et s'affinent toujours davantage. On est saisi de vertige quand on considère le chemin parcouru depuis les Grecs, et qu'on songe qu'il n'existe certainement aucune limite à l'approfondissement des problèmes déjà posés depuis longtemps, des nouveaux problèmes qui se posent chaque jour, et de leurs relations.
La tradition mathématique est cultivée en communauté. Il m'arrive de recevoir des courriers de “mathématiciens amateurs” fascinés par les mathématiques et qui s'imaginent avoir fait des découvertes importantes ; immanquablement, ce qu'ils écrivent est faux ou sans intérêt, voire n'a aucun sens. Ce n'est pas qu'ils soient moins intelligents, et d'autre part leur passion pour la recherche de la vérité dans les sciences est sympathique et touchante. Mais il leur manque une communauté de mathématiciens et la longue initiation nécessaire pour affiner son esprit, le soumettre à l'épreuve d'autrui, et assimiler l'essence d'une tradition plurimillénaire qui dépasse de loin les potentialités créatrices d'un individu, aussi doué soit-il. On ne fait pas de mathématiques seul, on s'insère peu à peu dans la communauté des mathématiciens, qui porte la tradition mathématique et l'approfondit toujours davantage.

Le mathématicien: un serviteur (L. Lafforgue)

-----
[On] m'a demandé si les mathématiciens étaient plutôt des « inventeurs », c'est-à-dire des créateurs d'une monde nouveau imaginé par eux, ou bien des « découvreurs » d'une réalité préexistante. J'ai répondu que, comme presque tous les mathématiciens, j'étais plutôt platonicien, et que je voyais les mathématiques comme une réalité indépendante de nous, qui existait en nous, mais qui était cachée, voilée, et qu'il s'agissait de mettre au jour.
Toutefois, je me dis à la réflexion qu'il existe, pour caractériser l'activité du mathématicien (ou plus généralement du scientifique chercheur de vérité), un mot plus juste et beaucoup plus profond que « inventeur » ou « découvreur », un mot pleinement biblique aussi(..): un mathématicien est un serviteur.
Un serviteur est quelqu'un qui s'occupe d'autre chose que de soi : Ainsi en est-il du mathématicien qui, dans les moments où il se plonge dans les mathématiques, perd jusqu'à la conscience de lui-même.
Un serviteur ne décide pas : le mathématicien ne décide jamais de ce qui est vrai mais se heurte constamment à la résistance de la vérité. Il fait effort sur la vérité, mais il ne peut la tordre, sauf à se tromper lui-même aussitôt ; il ne peut qu'adhérer à elle, obéir.
Un serviteur est un parmi d'autres, et plus que cela il est, selon le mot du Christ, un « serviteur inutile » : ce qu'il fait, un autre aurait pu le faire à sa place. De même, le mathématicien se sent tout petit devant l'immense tradition des mathématiques, dont il ne connaît qu'une infime partie qu'il aurait été bien en peine de construire avec ses propres forces. Le mieux qu'il puisse espérer est de la porter un tout petit peu plus loin, tout en sachant que ce qu'il fait sera vite dépassé, que beaucoup d'autres ont les moyens de le faire aussi bien que lui, et qu'ils le feront inévitablement un jour s'il ne s'y attache lui-même. Il sait aussi que même les problèmes les plus difficiles paraîtront vite faciles et cesseront d'impressionner, dès lors qu'ils auront été résolus une première fois, si bien que tout progrès qu'il réalise dissout et fait disparaître et oublier la difficulté qu'il a fallu vaincre.
Un serviteur ne parle pas, il écoute. Le mathématicien doit faire silence en lui-¬même et prêter l'oreille, tendre son être, pour entendre la voix si subtile et délicate des choses telles qu'elles sont, et laisser courir la main sous leur dictée. Chose étrange, c'est en se faisant le serviteur des réalités mathématiques et leur voix, leur truchement, que le mathématicien se réalise lui-même.
Les plus grands textes mathématiques sont à la fois les plus impersonnels – au sens que chacun en les lisant ressent une émotion profonde, celle de voir sortir du brouillard de l'informulé, ligne après ligne, quelque chose qu'il portait en lui-même depuis toujours, qui demandait à être dit, et qui jusque là n'avait jamais pu s'exprimer – et les plus personnels – au sens qu'on reconnaît immédiatement la patte de leur auteur.

Un mathématicien chrétien (L. Lafforgue)

-----
Je suis un mathématicien chrétien qui lutte contre l'obscurantisme.
En quoi consiste la recherche en mathématiques ?
Les mathématiques réalisent certaines potentialités de l'esprit humain qu'il porte enfouies en lui-même ; leurs objets sont des réalités qu'on peut saisir intégralement avec les mots et explorer au moyen de manipulations formelles.
Elles sont liées aux sciences de la nature et la physique en particulier s'écrit dans leur langage, mais elles ne sont pas une science de la nature.
Elles constituent une tradition au sens où nous chrétiens entendons ce mot : un héritage vivant constamment retravaillé et enrichi. On ne fait pas des mathématiques seul, on s'insère peu à peu dans la communauté des mathématiciens qui porte cette tradition et l'approfondit toujours davantage.

     

(*) En recherchant des illustrations pour ce billet, j'ai trouvé une interviewe de Laurentnt Lafforgue dans le magazine italien "Tempi" (datant du 22 avril 2014), intitulée:
Lafforgue: «Educazione repubblicana perversa e totalitaria: vuole trasformare l’uomo. Meglio fondare scuole libere, come ho fatto io»

J'ai l'intention de la traduire.

Question: pourquoi, à une époque où les plateaux de télévision et les studios de radio sont investis par des nuées de pseudo-spécialistes qui ne sont là que pour nous recadrer (je ne dis même pas nous désinformer...) n'invite-t-on JAMAIS Laurent Lafforgue?
En fait, la question porte la réponse. Laurent Lafforgue est une voix de la vérité - donc une voix qui dérange. Il n'a pas sa place.

  © benoit-et-moi, tous droits réservés