Miséricorde papale : les objections du canoniste

Un expert en droit canon relève les ambigüités de la lettre à Mgr Fisichella, par laquelle le Pape autorise les prêtres à accorder l'absolution aux femmes ayant avorté

¤ La lettre du Pape
¤ Le code de droit canonique

>>> Voir aussi:
De l'huile sur les blessures (La compassion de Benoît XVI envers les "blessés de la vie", et en particulier les femmes ayant recouru à l'avortement)



Sandro Magister lui consacre un billet sur Settimo Cielo, accompagné de la traduction en italien du long argumentaire du canoniste, Benedict Nguyen.
Anna l'a traduit en français.

Présentation de S. Magister

Trop beau, trop vague. Le jubilé sous la loupe du canoniste

Settimo Cielo
5 septembre 2015

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La lettre papale par laquelle François a annoncé, à l'occasion de cette année jubilaire, deux actes de miséricorde sur deux points névralgiques comme le péché d'avortement et le schisme lefebvriste, a soulevé d'abord un sentiment d'admiration pour la générosité du double geste, mais elle a également vu très vite émerger des réactions de perplexité pour le caractère informel avec lequel le pape a exprimé ses volontés, une informalité qui selon des experts en droit canon déborde vers une dangereuse confusion.

Le 3 Septembre, deux jours après la publication de la lettre, sur le "National Catholic Register", le professeur Benedict Nguyen, spécialiste en droit canonique et en droit civil, consultant pour le diocèse de Corpus Christi, au Texas, et professeur à l'Avila Institute for Spiritual Formation, a donné une voix à ces réserves:

Son analyse de "l'ambiguïté" de la lettre canonique de François a fait le tour monde, en même temps que la requête que ces ambiguïtés soient rapidement clarifiées afin justement de mettre en œuvre les décisions papales de façon appropriée.

Les objections de Benedict Nguyen

L'Indulgence de l'Année de la Miséricorde du pape François soulève des questions canoniques.

Benedict Nguyen (*)
3 septembre 2015
National Catholic Register
Traduction par Anna

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Plusieurs ambiguïtés canoniques dans la lettre du Saint Père nécessitent des clarifications afin que ses désirs puissent être appliqués de manière appropriée.

La lettre du 1er Septembre du Saint Père à l'Archevêque Rino Fisichella, président du Conseil Pontifical pour la Promotion de la Nouvelle Évangélisation, appelle une fois de plus les fidèles à considérer la Divine Miséricorde de Dieu manifestée à travers son Église, en particulier dans la prochaine Année Jubilaire Extraordinaire de la Miséricorde.

Il y a une grande beauté et magnanimité dans la lettre, qui montre combien le pape François, autant que ses prédécesseurs, entend sérieusement aider à mettre en œuvre la miséricorde de Dieu pour tous, surtout ceux qui sont aux périphéries.

Tous feraient bien de lire attentivement, et d'œuvrer assidument à faire connaître et rendre accessibles les indulgences accordées aux fidèles dans les diocèses, à ceux qui visitent les sanctuaires ainsi qu'à ceux qui sont malades et incarcérés. À ne pas oublier non plus les bénéfices accordés à ceux qui pratiquent les œuvres de miséricorde spirituelle et corporelle. Il s'agit vraiment d'un appel adressé à tous de participer à ces œuvres de miséricorde et d'aider à élargir au plus grand nombre possible la miséricorde de Notre Seigneur.

À cause de l'importance du désir du Saint Père de faire connaître avec générosité la miséricorde dans la prochaine année jubilaire, et avec total respect filial et affection à notre Saint Père, il convient d'identifier quelques ambiguïtés canoniques contenues dans la lettre, qui nécessitent de sérieuses clarifications, afin que les désirs du Pape puissent être mis en œuvre de manière appropriée.

En premier lieu, quel est la valeur canonique de cette lettre? Elle n'est pas une loi (canon 8 et suivants [du Code de Droit canonique]). Elle n'est pas un décret général (Canon 29). Elle n'est pas un décret général exécutif (Canon 31). Elle n'est pas une "instruction" canonique (Canon 34). Il n'est pas indiqué qu'elle soit un motu proprio (« de sa propre initiative »).

Il s'agit évidemment d'une simple lettre adressée au président du Conseil Pontifical pour la Promotion de la Nouvelle Évangélisation, et qui semble toutefois faire des concessions quelque peu audacieuses au sujet des indulgences, facultés, etc. pour l'année de la Miséricorde. Pour l'année sainte ce genre de choses sont en général exprimées dans la forme d'une bulle papale, comme le document du Pape qui a proclamé l'Année de la Miséricorde, ou du moins par un décret ou un motu proprio, afin qu'il n'y ait pas de confusion concernant sa valeur canonique officielle. La forme, ou l’absence de celle-ci, et les ambiguïtés de la lettre semblent soulever des doutes canoniques qui pourraient, je le crains, annuler ou suspendre son application (Canon 14).

Dans la lettre, en deuxième lieu, le Pape semble vouloir accorder à tous les prêtres la faculté de pardonner le péché d'avortement. Alors que dans les Églises Orientales le pardon du péché d'avortement est réservé à l'Évêque (Code des canons des Églises Orientales, 728), dans le rite latin tous les prêtres qui ont la faculté d'absoudre les péchés en confession semblent déjà être en condition de le faire.

Il est important de tenir compte qu'il y a une distinction entre le péché d'avortement et l'excommunication qui peut en résulter (Canon 1398). Elles ne sont pas la même chose. Le péché est une condition morale; l'excommunication est une condition juridique qui prive le Catholique de certains droits et des bienfaits d'être en pleine communion avec l'Église catholique (Canon 1331).

Il semble y avoir beaucoup de confusion au sujet de la différence entre le péché d'avortement et la sanction d'excommunication. Il est important de rappeler que l'excommunication dite automatique (latae sententiae) n'est pas nécessairement "automatique", car il peut y avoir de nombreuses circonstances exemptantes ou atténuantes, énumérées dans les Canons 1323 et 1324.

Dans le Rite Latin, au sujet de l'avortement, à supposer que quelqu'un ait réellement non seulement commis le péché d'avortement, mais aussi encouru la sanction d'excommunication qui en résulte, la faculté de lever la sanction d'excommunication est réservée à l'évêque. En de nombreux diocèses des Etats-Unis, l'évêque a délégué cette faculté de lever l'excommunication aux prêtres qui peuvent entendre validement la confession.

Le problème réside donc en cela: le lettre du Pape ne fait aucune mention d'une faculté accordée aux prêtres de lever la peine d'excommunication qui peut résulter du péché de l'avortement, mais semble juste accorder aux prêtres cette faculté de pardonner le péché d'avortement.

Pour les prêtres de Rite Latin qui ont la faculté d'entendre validement les confessions, cela ne leur accorde rien de nouveau, et ils restent dans l'incapacité de lever la peine d'excommunication, si leur propre évêque ne leur en a pas accordé la faculté.

Une ambiguïté supplémentaire surgit du fait que la lettre semble accorder cette faculté à tous les prêtres. Elle ne précise pas qu'elle est uniquement pour les prêtres qui ont la faculté d'entendre validement les confessions. En d'autres mots, cette faculté de pardonner le péché de l'avortement comprend-elle aussi les prêtres excommuniés, les prêtres sous interdiction, les prêtres démis de l'état clérical, les prêtres dans des groupes ou situations schismatiques ou irréguliers, les prêtres à qui les évêques ont limité ou soustrait la faculté d'entendre les confessions?

Dans l'affirmative, ces prêtres peuvent-ils pardonner uniquement ce péché et pas les autres péchés confessés?

En troisième lieu, au sujet des prêtres de la Fraternité Saint Pie X (FSSPX) qui sont en condition de donner l'absolution validement et licitement, il n'y a pas de doute que c'est vraiment un geste généreux de la part du Pape François, qui montre son cœur paternel de pasteur. Il montre clairement que son espoir est que se réalise dans l'avenir prochain la pleine communion avec les prêtres et supérieurs de la FSSPX.

Cependant, en attendant, cela semble impliquer deux choses.
Primo, que les prêtres de la FSSPX ne sont pas dans la pleine communion avec l'Église, et, secundo, que les prêtres de la FSSPX n'ont pas eu et n'ont pas à l'heure actuelle la faculté d'absoudre les péchés validement et licitement en confession et ne l'auront pas jusqu'au début de l'Année de la Miséricorde, le 8 décembre.

En quatrième (?) lieu, la question surgit de pourquoi il n'y a pas eu une communication directe à la FSSPX. Le communiqué de la FSSPX montre qu'ils n'en ont été informés que par la presse. En général, les concessions de faculté sont communiquées directement au clerc à qui la faculté est donnée ou éventuellement à son supérieur.

En cinquième lieu, on se demande pourquoi, dans la lettre, le mot "faculté" n'est pas utilisé explicitement lorsqu'il est question de l'octroi aux prêtres de la FSSPX de la faculté d'absoudre validement et licitement. Alors qu'il semble que la mens (l'intention) soit effectivement d'accorder une faculté aux prêtres de la FSSPX, il est tout à fait inhabituel que le texte n'exprime tout simplement pas un octroi de la faculté pour eux de le faire. La lettre semble plutôt mettre l'accent sur le bien des fidèles et leur capacité d'approcher les prêtres de la FSSPX.

Alors qu'il peut y avoir des ressemblances avec la situation d'une personne en danger de mort qui peut approcher tout prêtre pour l'absolution, indépendamment de son état (Canon 976), cette situation n'est pas analogue. La situation de danger de mort n'implique pas la concession générale d'une faculté au prêtre, mais une concession pour une circonstance spécifique. Le texte de la lettre semble vouloir envisager une situation plus générale.

Toutefois, alors qu'elle semble impliquer une faculté générale donnée aux prêtres de la FSSPX de confesser validement et licitement, elle ne le dit jamais clairement. Reste donc la question de savoir s'il s'agit d'une faculté générale d'entendre les confessions - càd pour toutes les situations de quelqu'un approchant un prêtre de la FSSPX - ou s'il y une limitation quelconque prévue par le Saint Père dans le fait de placer l'accent non pas sur la FSSPX mais sur les fidèles qui les approchent. S'il s'agit d'une concession générale de faculté, pourquoi le terme "faculté" n'est jamais utilisé? Et si des limitations existent, pourquoi ne sont-elles pas énumérées?

Enfin, en ce qui concerne ces concessions pendant l'Année de la Miséricorde, il faut clarifier si celles-ci prévalent sur la juridiction de l'évêque diocésain ou du religieux supérieur de limiter la capacité d'un prêtre d'agir en la matière. En d'autres termes, un prêtre peut-il absoudre validement et licitement sans tenir compte du fait qu’il en est empêché par son évêque compétent ou son supérieur via une limitation de faculté ou une sanction?

J’ai l’espoir qu'il y aura des clarifications à ces questions canoniques respectueusement soulevées. J’ai aussi l’espoir qu'elles puissent aider à renforcer notre compréhension des intentions du Saint Père et qu'elles réalisent leur application valide et licite.

Puissions-nous de cette manière être avec notre Saint Père et aider à appliquer la miséricorde de Dieu de plus en plus généreusement au plus grand nombre possible dans la prochaine année jubilaire.

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(*) Benedict Nguyen est avocat canonique et avocat civil.
Il est avocat canonique et conseiller théologique du Diocèse de Corpus Christi, Texas.
Il est également professeur associé de l'Avila Institute for Spiritual Formation.