Les quatre postulats de François



... décryptés par le P. Scalese qui continue son exploration minutieuse des "grands" textes du Pontificat en particulier Evangelii Gaudium qui préfigure Amoris Laetitia (12/5/2016)


>>> Cf. Evangelii Gaudium

>>> Voir aussi
¤ Amoris laetia: l'analyse du P. Scalese
¤ Amoris laetitia: tout était dans Evangelii gaudium


Encore une analyse très originale du Père Scalese.
Les quatre postulats en question (le temps est supérieur à l'espace - l'unité l' emporte sur le conflit - la réalité est plus importante que idée - le tout est plus grand que la partie) sont décortiqués, depuis leurs présumées sources théologiques ou philosophiques (sur lesquelles le flou demeure) jusqu'à leurs implications concrètes dans les actes et les discours de François.
Ils apparaissent comme la clé de lecture de l'exhortatation apostolique Amoris Laetitia, et plus largement de l'ensemble de ce Pontificat déroutant.

Les postulats de François


Père Giovanni Scalese CRSP
12 mai 2016
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction


Dans mon article du 27 Avril 2016 sur l'exhortation apostolique Evangelii gaudium (EG), au §11, je renvoyais à «une intervention ultérieure une réflexion sur les "quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale"( n. 221), dont il est question au chapitre 4 (nn. 222-237), et qui peuvent d'une certaine façon être considérés comme les "postulats" de la pensée bergoglienne». Je pense qu'il s'agit d'une réflexion nécessaire, étant donné que ces principes, en plus d'être récurrents dans l'enseignement du Pape François, sont présentés comme critères généraux d'interprétation et d'évaluation.

Ces principes sont les suivants: a) le temps est supérieur à l'espace; b) l'unité l' emporte sur le conflit; c) la réalité est plus importante que idée; d)le tout est plus grand que la partie.

1. PRINCIPES, AXIOMES OU POSTULATS?


Comme nous venons de le voir, EG §221 les appelle "principes", ajoutant qu'ils «dérivent des grands postulats de la Doctrine sociale de l'Eglise». J'aborderai plus loin le problème de la dérivation de ces principes; ici, je me limiterai à noter que ceux qu'EG appelle "grands postulats de la Doctrine sociale de l'Eglise" ont en réalité toujours été appelés "principes" (voir, par ex. le quatrième chapitre du Compendium de la Doctrine Sociale de l'Eglise).
Certains préfèrent utiliser le terme "axiomes" pour les quatre principes d'EG.
Or, un "axiome" est «un principe général évident et indémontrable qui peut servir de prémisse à un argument, une théorie etc.» (Zingarelli), définition qui ne semble pas adaptée aux quatre principes en question. Personnellement , je pense qu'on peut plutôt les considérer comme des "postulats" (selon Zingarelli, le postulat est «une proposition non évidente et non prouvée, mais admise également comme vraie dans la mesure où elle est nécessaire pour fonder un processus ou une démonstration»)
La désignation de ces principes comme "postulats" ne peut pas être considérée comme arbitraire, dès lors qu'on la retrouve dans la même EG: «il faut postuler un principe» (n 228).; «’il faut postuler un troisième principe» (n. 231).

2. DE QUOI DÉRIVENT LES QUATRE POSTULATS


Nous avons dit que, selon EG §221, les quatre principes «dérivent des grands postulats de la Doctrine sociale de l'Eglise." Ceux-ci sont présentés en ces termes par le Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise:

« Les principes permanents de la doctrine sociale de l'Église constituent les véritables fondements de l'enseignement social catholique: à savoir le principe de la dignité de la personne humaine sur lequel reposent tous les autres principes et contenus de la doctrine sociale, ceux du bien commun, de la subsidiarité et de la solidarité».

Dans la partie qui suit, le Compendium ajoute deux autres principes étroitement liés avec les quatre qui viennent d'être énoncés (le principe de la destination universelle des biens et celui de la participation ), ainsi qu'un certain nombre de «valeurs fondamentales de la vie sociale» (vérité, liberté, justice, amour ). Eh bien, on a du mal à saisir en quoi les quatre postulats de EG dérivent de ces "principes permanents de la doctrine sociale de l'Eglise". Ou, au moins, cette dérivation n'est pas si évidente; il faudrait la mettre en lumière et ne pas la donner pour acquise.

Plus loin, je tenterai, si possible, d'identifier les racines philosophiques des quatre postulats. Pour le moment, je me limite à constater qu'ils ont toujours été les "premiers principes" de la pensée du Pape François. Nous les retrouvons dans le discours prononcé par le Cardinal Bergoglio à Buenos Aires le 16 Octobre 2010, à l'occasion de la XIIIe journée de pastorale sociale pour le bicentenaire de la nation argentine:

«Pour grandir en tant que citoyens, il faut élaborer à la confluence des catégories logiques de société, et mythique de peuple, ces quatre principes: le temps est supérieur à l'espace, l'unité est supérieur au conflit, la réalité est supérieure à l'idée, et le tout est supérieur à la partie» (Jorge Mario Bergoglio, "Noi come cittadini. Noi come popolo", LEV-Jaca Book, Milano 2013, p. 68) .

Dans le recension de ce livre pour l'"Observatoire international Cardinal Van Thuan" Giuseppe Brienza affirme que «dans le discours à Buenos Aires, le Pape exposait pour la première fois ces quatre perspectives nouvelles à partir desquelles repenser l'ensemble des relations sociales, que l'on rencontre à nouveau dans "Evangelii Gaudium"».
En fait, le témoignage personnel du jésuite argentin Juan Carlos Scannone nous informe que «quand Bergoglio était provincial, en 1974, il les [= les quatre principes] utilisait déjà. Je faisais partie avec lui de la Congrégation provinciale et je l'ai écouté les rappeler pour éclairer différentes situations traitées dans ce congrès».
Notons qu'en 1974, Bergoglio avait 38 ans, était jésuite depuis seize ans (1958), avait un diplôme en philosophie depuis une dizaine d'années (1963), était prêtre depuis cinq années (1969) et provincial depuis une (1973- 1979), et il n'avait pas encore été en Allemagne (1986) pour terminer ses études. Il semblerait donc possible de conclure que ces quatre principes sont le résultat des réflexions personnelles du jeune Jorge Mario Bergoglio.

3. CONTEXTE DANS LEQUEL SONT PRÉSENTÉS LES QUATRE POSTULATS


L'exposition des quatre postulats est faite par EG dans le quatrième chapitre, qui porte sur "La dimension sociale de l'évangélisation".
Le Pape François affirme que «si cette dimension n'est pas correctement explicitée, on court toujours le risque de défigurer le sens authentique et intégral de la mission évangélisatrice» (n. 176). Dans ce chapitre, on se concentre sur deux grandes questions: l'inclusion sociale des pauvres (dont on traite dans la deuxième section du chapitre) et la paix et le dialogue social (auxquels sont dédiés les deux dernières sections). La troisième section (nn. 217-237) traite du thème "Le bien commun et la paix sociale": c'est exactement en fonction de ces biens que l'exhortation apostolique propose les quatre postulats dont nous nous occupons:

[EG n.221]
Pour avancer dans cette construction d’un peuple en paix, juste et fraternel, il y quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale. Ils viennent des grands postulats de la Doctrine Sociale de l’Église, lesquels constituent « le paramètre de référence premier et fondamental pour l’interprétation et l’évaluation des phénomènes sociaux ». À la lumière de ceux-ci, je désire proposer maintenant ces quatre principes qui orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. Je le fais avec la conviction que leur application peut être un authentique chemin vers la paix dans chaque nation et dans le monde entier.


4. PREMIER POSTULAT: «LE TEMPS EST SUPÉRIEUR À L'ESPACE»


Parmi les quatre postulats, il semblerait que ce soit le plus cher à François: nous le trouvons énoncé pour la première fois dans l'encyclique Lumen fidei (n. 57); nous le trouvons, en même temps que les trois autres principes dans EG (n ° 222-225.); il est ensuite repris dans l'encyclique Laudato sii' (n. 178); il est enfin à deux reprises, dans l'exhortation apostolique Amoris laetitia (n. 3 et 261). Il est cependant le immédiatement compréhensible dans sa formulation; il ne devient clair que quand il est expliqué. EG l'illustre la façon suivante:

[EG n. 223]
Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité socio-politique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènement historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité.


Dans Lumen fidei, on en trouve une présentation plus synthétique: «L’espace fossilise le cours des choses, le temps projette au contraire vers l’avenir et incite à marcher avec espérance» (n. 57).
Tout aussi sommaire est l'explication de Laudato sii' : «Nous sommes toujours plus féconds quand nous nous préoccupons plus d’élaborer des processus que de nous emparer des espaces de pouvoir» (n. 178).
Encore plus concise l'exposition d' Amoris Laetitia : «Il s’agit plus de créer des processus que de dominer des espaces» (n 261).
Mais dans cette exhortation apostolique, on fait une application étonnante du principe en question:

[AL n.3]
En rappelant que « le temps est supérieur à l’espace », je voudrais réaffirmer que tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles. Bien entendu, dans l’Église une unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent. Il en sera ainsi jusqu’à ce que l’Esprit nous conduise à vérité entière (cf. Jn 16, 13), c’est-à-dire, lorsqu’il nous introduira parfaitement dans le mystère du Christ et que nous pourrons tout voir à travers son regard. En outre, dans chaque pays ou région, peuvent être cherchées des solutions plus inculturées, attentives aux traditions et aux défis locaux.


Nous devons honnêtement admettre que la dérivation de cette conclusion à partir du principe en question n'est pas aussi immédiate et évidente que le texte semble le supposer. On croit comprendre que l'essence du premier postulat réside dans le fait que nous ne devrions pas prétendre uniformiser tout et tout le monde, mais laisser chacun parcourir sa propre route vers un "horizon" (nn. 222 et 225) qui reste, pour être honnête, plutôt non défini.

Dans une interview avec le père Antonio Spadaro (La Civiltà Cattolica, 19 Septembre 2013, version en français ici), le Pape François expose le principe dans une perspective plus théologique:

[Interview Spadaro Civiltà Cattolica]
Dieu se manifeste dans une révélation historique, dans le temps. Le temps initie les processus, l’espace les cristallise. Dieu se trouve dans le temps, dans les processus en cours. Nous devons engager des processus, parfois longs, plutôt qu’occuper des espaces de pouvoir. Dieu se manifeste dans le temps et il est présent dans les processus de l’histoire.
Cela conduit à privilégier les actions qui génèrent des dynamiques nouvelles. Cela requiert patience et attente. (page 21).


Sur la revue de l'Académie pontificale de théologie PATH (n. 2/2014, pp. 403-412) Don Giulio Maspero identifie les sources du principe chez saint Ignace et Jean XXIII, cités par le pape François dans l'interview avec le Père Spadaro et chez le bienheureux Pierre Favre, cité dans EG §171, tout en excluant comme source Romano Guardini, lui aussi cité dans EG 224. Au principe est reconnu, «une profonde racine trinitaire». La clé herméneutique du principe, de nature purement théologique, se trouve dans l'affirmation de la présence et de la manifestation de Dieu dans l'histoire. Franchement, on a un peu de mal à suivre le raisonnement de Don Maspero dans ce commentaire passionné du principe de la supériorité du temps par rapport à l'espace.

Personnellement, plutôt que les racines théologiques - qui restent à prouver - je ne peux m'empêcher de percevoir à la base du premier postulat quelques éléments de philosophie idéaliste, comme l'historicisme, la primauté du devenir sur l'être, le fait que l'action est la source de l'être (esse sequitur operari), etc. Mais c'est un sujet qui devrait être étudié par des spécialistes, dans un contexte scientifique.

5. SECOND POSTULAT: «L'UNITÉ L'EMPORTE SUR LE CONFLIT»


Ce principe a lui aussi été énoncé pour la première fois dans l'encyclique Lumen fidei (n. 55); son traitement le plus détaillé se trouve dans EG 226-230; nous le retrouvons enfin dans l'encyclique Laudati si' (n. 198).
EG part d'une constatation:

[EG nn. 226-227]
Le conflit ne peut être ignoré ou dissimulé. Il doit être assumé. Mais si nous restons prisonniers en lui, nous perdons la perspective, les horizons se limitent et la réalité même reste fragmentée. Quand nous nous arrêtons à une situation de conflit, nous perdons le sens de l’unité profonde de la réalité.
Face à un conflit, certains regardent simplement celui-ci et passent devant comme si de rien n’était, ils s’en lavent les mains pour pouvoir continuer leur vie. D’autres entrent dans le conflit de telle manière qu’ils en restent prisonniers, perdent l’horizon, projettent sur les institutions leurs propres confusions et insatisfactions, de sorte que l’unité devient impossible. Mais il y a une troisième voie, la mieux adaptée, de se situer face à un conflit. C’est d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus.


Cette troisième approche du conflit repose sur le principe «indispensable pour construire l'amitié sociale: l'unité est supérieure au conflit» (n. 228). Ce principe inspire le concept de «diversité réconciliée» (n. 230), récurrent dans l'enseignement de François, surtout dans le domaine oecuménique.

Le gros problème de ce postulat est qu'il présuppose une vision dialectique de la réalité très similaire à celle de Hegel:

[EG 228; mes soulignements (du P. Scalese, ndt)].
La solidarité, entendue en son sens le plus profond et comme défi, devient ainsi une manière de faire l’histoire, un domaine vital où les conflits, les tensions, et les oppositions peuvent atteindre une unité multiforme, unité qui engendre une nouvelle vie. Il ne s’agit pas de viser au syncrétisme ni à l’absorption de l’un dans l’autre, mais de la <résolution à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition>.


Cette "résolution à un plan supérieur" rappelle beaucoup l'"Aufhebung" hégélienne (ndt: Aufhebung est un substantif allemand correspondant à un concept central de la philosophie de Hegel et dont les implications se laissent difficilement traduire en français. Le verbe allemand correspondant est aufheben. Le mot caractérise le processus de dépassement d'une contradiction dialectique où les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés et ainsi maintenus, non hypostasiés, dans une synthèse conciliatrice). Cela ne semble donc pas un hasard si, au n. 230, il est question d'une «synthèse», qui nécessite logiquement une "thèse" et une "antithèse" (les pôles en conflit les uns avec les autres). Là encore, le discours devrait être approfondi.

6. TROISIÈME POSTULAT: «LA RÉALITÉ EST PLUS IMPORTANTE QUE L'IDÉE»


Il est exposé dans EG nn. 231-233, et par la suite repris dans Laudato Sii' (n. 201):

[EG 231]
Il existe aussi une tension bipolaire entre l’idée et la réalité. La réalité est, tout simplement ; l’idée s’élabore. Entre les deux il faut instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être séparée de la réalité. Il est dangereux de vivre dans le règne de la seule parole, de l’image, du sophisme. A partir de là se déduit qu’il faut postuler un troisième principe : la réalité est supérieure à l’idée. Cela suppose d’éviter diverses manières d’occulter la réalité : les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse.


Ce postulat pourrait sembler le plus facile à comprendre, le plus acceptable, et le plus proche de la philosophie traditionnelle. L'aprofondissement qu'en donne EG est très attrayante et, à première vue, tout à fait partageable:

[EG 232].
L’idée – les élaborations conceptuelles – est fonction de la perception, de la compréhension et de la conduite de la réalité. L’idée déconnectée de la réalité est à l’origine des idéalismes et des nominalismes inefficaces, qui, au mieux, classifient et définissent, mais n’impliquent pas. Ce qui implique, c’est la réalité éclairée par le raisonnement. Il faut passer du nominalisme formel à l’objectivité harmonieuse. Autrement, on manipule la vérité, de la même manière que l’on remplace la gymnastique par la cosmétique.[Platon, Gorgias] Il y a des hommes politiques – y compris des dirigeants religieux – qui se demandent pourquoi le peuple ne les comprend pas ni ne les suit, alors que leurs propositions sont si logiques et si claires. C’est probablement parce qu’ils se sont installés dans le règne de la pure idée et ont réduit la politique ou la foi à la rhétorique. D’autres ont oublié la simplicité et ont importé du dehors une rationalité étrangère aux personnes.


Dans la revue déjà ctée de l'Académie pontificale de Théologie (PATH, n.2/2014, pp. 287-316), le Père Giovanni Cavalcoli se laisse aller à un commentaire enthousiaste de ce principe, l'assimilant, sans autres précisions, au traditionnel réalisme gnoséologique (en philosophie, la gnoséologie désigne l'étude des fondements de la connaissance) aristotélico-thomiste. A mon avis, toutefois, il ne prend pas en compte deux aspects importants:

a) du contexte dans lequel il est exposé le principe, qui, comme nous l'avons vu, est un contexte sociologique (avec des retombées à caractère pastoral). EG n'est pas un essai de philosophie de la connaissance: bien qu'il s'agisse d'un principe philosophique, le troisième postulat est utilisé en fonction du développement de la coexistence sociale et de la construction d'un peuple (n. 221).;
b) du langage utilisé, qui n'est pas un langage technique. Quand on parle d'"idéalismes et de nominalismes inefficaces", on ne se réfère pas aux courants historiques de l'idéalisme et du nominalisme (si bien qu'on utilise le pluriel). Surtout, les termes "idée" et "réalité" sont compris dans un sens différent de celui que pourrait leur attribuer la gnoséologie traditionnelle: la "réalité" dont il est question dans EG n'est pas la réalité métaphysique (càd synonyme d'"être" mais une réalité purement phénoménique; l'"idée" n'est pas la simple représentation mentale de l'objet, mais comme le texte lui-même l' indique, elle est synonyme d'"élaborations conceptuelles" (n. 232), et donc d'"idéologie". D'autre part, l'utilisation d'expressions "existentielles" (comme, par ex. le verbe "impliquer") aurait dû immédiatement faire comprendre qu'il ne s'agit pas du langage scolastique traditionnel.

Ces observations ont des conséquences importantes: le postulat «la réalité est plus important que l'idée» n'a rien à voir avec l"adaequatio ad intellectus rem" (ndt: de Saint Thomas d'Aquin: litt. "adéquation de l'intellect à la chose"); il signifie plutôt que nous devons accepter la réalité telle qu'elle est, sans essayer de le changer sur la base de principes absolus (p. ex., les principes moraux), qui ne sont que des "idées" abstraite, qui la plupart du temps risquent de se transformer en idéologies. Ce postulat est à la base des continuelles polémiques de François contre la doctrine (voir le §13 de mon précédent article sur EG). Significatif, à cet égard, ce qu'indique le pape Bergoglio dans l'interview à la Civiltà Cattolica:

[Interview Civiltà Cattolica pp 469-470]
Si le chrétien est légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires, qui tend de manière exagérée à la “sûreté” doctrinale, qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu, celui-là a une vision statique et non évolutive. De cette manière, <la foi devient une idéologie parmi d’autres>. (page 22)


7. QUATRIÈME POSTULAT: «LE TOUT EST SUPÉRIEUR À LA PARTIE»


On retrouve ce principe énoncé longuement dans EG 234-237 puis repris brièvement dans Laudato sii' (n. 141):

[EG 235].
Le tout est plus que la partie, et plus aussi que la simple somme de celles-ci. Par conséquent, on ne doit pas être trop obsédé par des questions limitées et particulières. Il faut toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. Mais il convient de le faire sans s’évader, sans se déraciner. Il est nécessaire d’enfoncer ses racines dans la terre fertile et dans l’histoire de son propre lieu, qui est un don de Dieu. On travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large. De la même manière, quand une personne qui garde sa particularité personnelle et ne cache pas son identité, s’intègre cordialement dans une communauté, elle ne s’annihile pas, mais elle reçoit toujours de nouveaux stimulants pour son propre développement. Ce n’est ni la sphère globale, qui annihile, ni la partialité isolée, qui rend stérile.


Cette tentative de tenir ensemble les deux pôles, qui sont en tension avec l'autre - l'ensemble et la partie - et qui, dans EG sont identifiés comme la «mondialisation» et la «localisation» (n. 234) doit être appéciée. La valorisation de la partie, qui ne doit pas disparaître dans le tout, est représenté par la figure géométrique, chère à François, du polyèdre, par opposition à la sphère.

[EG n. 236]
Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. Tant l’action pastorale que l’action politique cherchent à recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun. Y entrent les pauvres avec leur culture, leurs projets, et leurs propres potentialités. Même les personnes qui peuvent être critiquées pour leurs erreurs ont quelque chose à apporter qui ne doit pas être perdu. C’est la conjonction des peuples qui, dans l’ordre universel, conservent leur propre particularité ; c’est la totalité des personnes, dans une société qui cherche un bien commun, qui les incorpore toutes en vérité.


Le problème est que le principe, tel qu'il est formulé, ne reflète pas cet équilibre entre le tout et la partie; il parle ouvertement de la supériorité du tout par rapport aux parties. Et ceci s'oppose avec la doctrine sociale de l'Eglise, qui déclare qu'effectivement la personne est constitutivement un être social, mais en même temps en réaffirme la primauté et l'irréductibilité à l'organisme social (Compendium de la Doctrine sociale de l'Église, nn. 125 et 149; Catéchisme de l'Église catholique, nn. 1878 à 1885). Il y a le risque qu'en se limitant à répéter le quatrième postulat sans plus de précision, il puisse être compris dans le sens marxiste, et justifier ainsi l'annulation de l'individu dans la société.

Notons que, même du point de vue herméneutique, le rapport entre le tout et les parties n'est pas décrit en termes de 'supériorité', mais de 'circularité' (ce qu'on appelle le 'cercle herméneutique': le tout doit être interprété à la lumière des parties et les parties à la lumière du tout).

8. CONCLUSIONS


Que dans la réalité dans laquelle nous vivons, il existe des polarités, est un fait difficilement contestable. Ce qui compte est l'attitude que nous assumons face aux tensions que nous vivons dans notre vie quotidienne. Une description des attitudes possibles face au conflit, on la trouve, comme nous l' avons vu, dans EG 227 (voir plus haut, § 5). De l'examen des quatre postulats dans leur ensemble , il semblerait que l'on doive conclure que l'approche la plus appropriée est certes celle de composer les pôles qui s'opposent, mais en présupposant que l'un des deux est supérieur à l'autre: le temps est supérieur à l'espace; l'unité prévaut sur le conflit; la réalité est plus importante que l'idée; le tout est supérieur à la partie.

Personnellement , j'ai toujours senti que les tensions doivent plutôt être "gérées"; qu'il est utopique de penser qu'elles peuvent être, aussi longtemps que nous sommes sur cette terre, définitivement surmontées; que, par-dessus tout, il est erroné de prendre le parti d'un des pôles contre l'autre, comme si le bien était seulement d'un côté et que de l'autre, il y ait seulement le mal (une vision manichéenne de la réalité toujours rejetée par l'Eglise). Le chrétien n'est pas l'homme du "aut-aut" (soit-soit), mais de l''et-et). Dans ce monde, il y a - il doit y avoir! - de la place pour tout: pour le temps et pour l'espace, pour l'unité et pour la diversité, pour la réalité et pour les idées, pour le tout et pour les parties. Rien ne doit être exclu, sous peine de déséquilibre de la réalité, qui peut conduire à des conflits dévastateurs.

Une autre observation qui pourrait être faite à la fin de cette réflexion est que l'exposition de ces quatre postulats montre que, dans l'agir humain, il est inévitable de se laisser conduire par des principes, qui par leur nature, sont abstraits. Il ne sert donc à rien d'argumenter sur le caractère abstrait de la "doctrine", en lui opposant une "réalité" à laquelle nous devrions simplement nous adapter. La réalité, si elle n'est pas éclairée, guidée, ordonnée par certains principes, risque de se résoudre en chaos.

Le problème est: quels principes? Honnêtement, on ne voit pas pourquoi les quatre postulats dont nous nous sommes occupés peuvent légitimement orienter le développement de la coexistence sociale et l'édification d'un peuple, tandis que la même légitimité ne peut pas être reconnue à d'autres principes, auxquels sont constamment reprochés leur abstraction et leur caractère, au moins potentiellement, idéologique.

Que la doctrine chrétienne coure le risque de se transformer en une idéologie est indéniable. Mais le même risque est couru par n'importe quel autre principe, y compris les quatre postulats de EG; avec la différence que ceux-ci sont le résultat d'une réflexion humaine, tandis que la doctrine catholique se fonde sur la révélation divine.

Qu'il ne se produise pas pour nous aujourd'hui ce qui est arrivé à Marx, lequel, tandis qu'il taxait d'idéologie les penseurs qui l'avaient précédé, ne s'aperçut pas qu'il était en train d'élaborer sur une des idéologies les plus destructrices de l'histoire!