Laïcité et religion civile

M. Sarkozy, la laïcité et la "religion civile", par Henri Tincq
LE MONDE | 25.01.08

Quelle "laïcité" pour l'Europe du XXIe siècle ? La laïcité est-elle encore armée pour affronter des défis comme le multiculturalisme, la menace intégriste ou le besoin de repères solides face aux interrogations sur la bioéthique, la naissance ou la mort ? Est-elle un concept dépassé, la ponctuation de querelles archaïques ou un idéal encore assez mobilisateur, fédérateur, une ligne d'horizon capable de délimiter, d'affronter les défis de demain et inspirer pour de bon les rapports entre Etats et religions ?

Le débat sur la place des religions dans la société démocratique redevient explosif en Europe. Avec sa foi chrétienne déclinante, des minorités musulmane et hindoue vivantes, la Grande-Bretagne se perçoit déjà comme une société multiconfessionnelle. Mais en Allemagne, aux Pays-Bas, en France, l'intégration de la minorité musulmane suscite toujours autant de tensions. En Espagne, en Italie, les catholiques mènent l'offensive contre des évolutions de moeurs perçues dans la société comme des droits nouveaux (euthanasie, unions homosexuelles, etc.). A Madrid, ils manifestent dans les rues. A Rome, un fait inouï vient de se produire : devant une menace de manifestation "laïque" à la vieille université de la Sapienza où il devait prononcer un discours, le pape Benoît XVI a décidé de rester chez lui. Un tabou a sauté - la liberté de parole du pape - qui a mis en émoi le monde politique et l'Eglise.

Dans ce contexte, Nicolas Sarkozy a prononcé deux discours, à la basilique du Latran à Rome le 20 décembre 2007 et à Riyad le 14 janvier, qui proposent une vision de la laïcité assez différente de celle qui avait fini par s'imposer en France après un siècle de crises. Depuis, certains prêtent au président français des intentions "concordatrices", dans la lignée d'un Napoléon qui avait une vision plutôt politique et cynique de la religion : "Comment avoir de l'ordre dans un Etat sans religion ? La société ne peut exister sans l'inégalité des fortunes et l'inégalité des fortunes ne peut subsister sans la religion", écrivait-il en 1801, l'année du concordat signé avec Pie VII, destiné à rétablir la paix civile et religieuse après la Révolution.

On le dit également issu de la vieille droite maurrassienne. Charles Maurras (1868-1962) était un agnostique admiratif de l'oeuvre civilisatrice de l'Eglise catholique, comptable des rancoeurs accumulées par la laïcisation et la séparation. Pour lui aussi, la religion seule assure le salut public et l'ordre. "La religion étant attaquée sur le terrain politique, il faut la défendre politiquement", écrivait-il en 1912 dans Politique religieuse. Mais Maurras était surtout un antirépublicain et la comparaison avec M. Sarkozy est absurde.

L'inspiration peut-être la moins contestable est celle qui prête à M. Sarkozy un rêve de "religion civile" à l'américaine. La Constitution des Etats-Unis sépare nettement la religion de l'Etat, mais une "religion civile" existe bien, qui exclut toute suprématie confessionnelle, mais place sans complexe la religion au coeur de sa sphère publique. C'est à ce titre que le président élu prête serment sur la Bible ou, dans un autre genre, au nom d'une liberté de religion sans restriction, que l'Eglise de scientologie a droit de cité.

M. Sarkozy a répété qu'il ne toucherait pas "substantiellement" à la loi de séparation de 1905. Celle-ci reste d'autant plus la boussole que, depuis, l'islam s'est installé et que la France n'est à l'abri ni de tensions islamistes ni d'un évangélisme devenu agressif. Mais il veut en finir pour de bon avec "la guerre des deux France" (cléricale et laïque), avec l'hypocrisie qui régit les rapports entre les religions et l'Etat, officiellement séparés mais unis par de nombreux liens et compromis. Il veut passer de l'ignorance officielle à la reconnaissance du "fait religieux" dans ses dimensions historique et culturelle. Pour lui, on peut d'autant moins réduire la religion au simple "espace privé" que des demandes spirituelles existent qu'il ne serait ni juste ni réaliste d'ignorer.

RECONSTITUTION DE L'HISTOIRE
C'est la même "Realpolitik" qui l'a conduit à Riyad, capitale du wahhabisme - la version la plus radicale de l'islam - à invoquer à 13 reprises le nom de Dieu, avant de faire un éloge, appuyé mais tardif, de la "diversité" des religions, ce qui était le moins dans la théocratie saoudienne. Une "politique de civilisation" n'aurait aucune chance d'aboutir, en effet, si la dimension religieuse de l'homme n'était pas respectée, si le jeu des forces confessionnelles dans le monde était ignoré, si la tolérance n'était mise au coeur du projet.

Le procès de "communautarisme" déjà intenté à M. Sarkozy semble prématuré. Sa volonté d'apaisement des querelles religieuses n'est pas contestable, mais son expression est maladroite. Affirmer à Riyad que "Dieu est au coeur de chaque homme" est une option philosophique, étonnante de la part du chef d'un Etat laïque. Etonnante aussi, pour les historiens, la vision unilatérale de l'histoire de la laïcité qu'il a développée dans son discours de Latran. M. Sarkozy n'y retient que l'héritage positif de l'oeuvre de l'Eglise et l'héritage négatif de la contestation laïque. Mettre sur le même plan le rôle du "curé" et de l'instituteur dans l'éducation des masses ne résiste pas à l'examen historique. Non plus que le fait d'ériger l'Eglise, dans les luttes de séparation, comme la seule victime et martyre, faisant passer la laïcité au mieux pour une "cruauté gratuite", comme dit l'historien Jean Baubérot. Cette reconstitution de l'histoire ni ressemble ni à la vérité ni à l'équité.

L'erreur de M. Sarkozy est de confondre la laïcité et la sécularisation des moeurs, des comportements, des idées. C'est l'erreur que commettent aussi, à leur manière, les épiscopats espagnol et italien inscrivant sur le compte d'offensives laïques l'affaiblissement de la mémoire chrétienne, le déclin des pratiques religieuses, l'enlisement de la foi dans les délices du matérialisme. La sécularisation triomphe en Europe, fruit d'histoires nationales complexes et d'un effritement de valeurs fondées sur le christianisme. Mais, au nom d'une "laïcité positive", en fait néocléricale dans la bouche de M. Sarkozy, est-ce à l'Etat de suppléer ce que le discours religieux a perdu de pertinence et de capacité à convaincre ?

C'est parce qu'ont émergé des droits et des nations libérés de la puissance religieuse qu'ont pu se créer des Etats démocratiques, indépendants de factions confessionnelles rivales. La laïcité est devenue une sorte de "bien commun" de la nouvelle Europe, comme dit le sociologue protestant Jean-Paul Willaime. Aucun pays membre ne s'identifie plus à une force idéologique ou religieuse unique. Cette victoire de la laïcité n'exclut pas la reconnaissance de l'utilité sociale et du rôle d'animation démocratique que joue la religion.



<<< Sarkozy-laïcité: derniers épisodes



Version imprimable