Dossier de Courier international

QUELLE LAÏCITÉ?

La religion fait un retour remarqué sur le devant de la scène politique dans plusieurs pays d'Europe
En Espagne, la hiérarchie catholique est entrée en campagne contre le gouvernement socialiste à la veille des élections législatives du 9 mars
En Italie, l'Eglise cherche à reprendre son ascendant traditionnel sur les questions de société qui touchent à la morale familiale, en mobilisant sa base militante
En France, patrie de la laïcité républicaine, Nicolas Sarkozy abandonne la neutralité inhérente à sa fonction, pour faire l'éloge des religions et des valeurs morales qu'elles défendent
Le phénomène ne se limite pas à ces pays de forte tradition catholique....




L'offensive des Eglises en Europe

En 2006 à Ratisbonne, le pape appelait au retour du religieux sur la scène politique. Un message reçu cinq sur cinq par les hiérarchies catholiques.
Le 20 décembre 2007, Nicolas Sarkozy a prononcé un discours à la basilique Saint-Jean-de-Latran, à Rome. "Un homme qui croit, a dit le président français, est un homme qui espère. L'intérêt de la République, c'est qu'il y ait beaucoup d'hommes et de femmes qui espèrent." Sarkozy semblait donner raison à ceux qui pensent que la religion se justifie par son utilité, par sa capacité à préparer les citoyens à endurer avec résignation les épreuves auxquelles les soumet un monde paradoxal. Mais le président est allé plus loin : "... la morale laïque risque toujours de s'épuiser quand elle n'est pas adossée à une espérance qui comble l'aspiration de l'homme à l'infini." Et il a conclu son attaque de la culture laïque par ces mots : "Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalisé du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance." Sarkozy visait ainsi directement l'institution fondamentale de la laïcité républicaine l'école. Quelques jours plus tard, le 14 janvier, dans un contexte très différent, à Riyad, devant le Conseil consultatif d'Arabie Saoudite, Sarkozy s'est de nouveau prononcé pour la restauration religieuse. Voilà un vieux programme remis au goût dû jour par les droites européennes : le gouvernement gouverne à sa guise et les Eglises étanchent la soif d'espérance des citoyens.
Le 13 septembre 2006, le pape Benoît XVI a prononcé un important discours à l'université de Ratisbonne. Ratzinger invitait les religions du Livre - dont l'islam - à occuper l'espace laissé vacant par les idéologies modernes et à profiter de ces temps d'incertitude et de changement pour revènir sur le devant de la scène politique. n donnait en exemple l'Eglise catholique, capable de concilier la foi et la raison.
Ce signal a été interprété comme un ordre par la hiérarchie catholique de certains pays, celle de l'Espagne notamment qui s'est vue légitimée dans la croisade qu'elle mène contre le gouvernement en collaboration avec l'opposition de droite.
Peut-on parler d'un retour du religieux dans les sociétés laïques du monde développé ? S'agit-il d'un phénomène passager ou d'un changement de fond, comme si la croisade du président Bush trouvait un écho en Europe ? Nous avons probablement affaire à un épiphénomène du processus de mondialisation. Le monde étant beaucoup plus petit du fait que les idées, les marchandises, l'argent et, dans une certaine mesure, les personnes circulent plus facilement, la concurrence sur le marché des âmes se fait particulièrement âpre. Par le passé, les principales religions jouissaient d'une situation de monopole sur leurs territoires respectifs. Désormais, il sera de plus en plus difficile de défendre ses droits d'exclusivité sur tel ou tel pays, tel ou tel espace supranational. L'Eglise catholique est défiée sur son propre territoire par des Eglises protestantes. de plus en plus riches et expansionnistes, ainsi que par différentes familles de l'islam, revenu sur les terres dont il avait été expulsé. Elle est aussi bousculée par les sectes, les religions à la carte, les Eglises fast-food, les produits de spiritualité orientale, et même par la littérature de développement personnel destinée à des citoyens en mal de repères. Le marché est devenu très concurrentiel et il faut défendre sa paroisse sans trop de scrupules.
Le recul des idéologies classiques, le triomphe du pouvoir économique comme source de normativité sociale et de référence du comportement, le sentiment d'insécurité et de risque qu'éprouvent de nombreux citoyens qui voient le sol se dérober sous leurs pas et les repères acquis s'estomper : tout cela constitue un terreau favorable au retour de la religiosité dans des sociétés qui paraissaient vouées pour toujours à la laïcité.

LA LAÏCITÉ SEMBLAIT ÊTRE UNE VALEUR ACQUISE DANS LES SOCIÉTÉS AVANCÉES
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Enfin, la transformation de la lutte antiterroriste en choc des civilisations a redonné aux religions toute leur prééminence. Le concept de civilisation confère à la religion le caractère d'élément identitaire déterminant "Je ne connais pas de pays, a dit Sarkozy à Riyad, dont la civilisation n'ait pas de racines religieuses."
Le plus étonnant est que cette réapparition du religieux a lieu au moment où, comme l'écrit [le philosophe et historien] Marcel Gauchet, `pour la première fois, notre compréhension temporelle de nous-mêmes -je parle de la compréhension spontanée, quotidienne, pratique - est réellement et complètement soustraite à l'immémoriale structuration religieuse du temps". Au moment où la laïcité semblait être - et c'est en partie le cas - une valeur acquise dans les sociétés avancées.
Qu'est-ce qu'un pays laïc ? Un Etat où les Eglises ne peuvent pas déterminer l'action du pouvoir politique, et où celui-ci ne peut pas s'ingérer dans les affaires des Eglises, sauf dans le cas où elles désobéissent à la loi. Et, bien entendu, l'Etat n'a pas à se mêler des questions théologiques ou des principes doctrinaux.
Les religions se situent en dehors de toute possibilité critique. Elles entendent avoir l'exclusivité de la vérité et l'imposer à tous les hommes. "Que puis-je faire pour que les autres soient sauvés et que surgisse aussi pour les autres l'étoile de l'espérance ?" : voilà une question impérative que pose le pape Benoît XVI dans l'encyclique Spe salvi. Pour les religions, la légitimité du pouvoir émane de Dieu et non des hommes. Ces trois caractéristiques les rendent incompatibles avec les fondements du système démocratique. Aussi faut-il les maintenir en marge des décisions politiques. L'alibi religieux n'est pas un argument pour échapper aux lois démocratiques. Et, cependant, la liberté d'expression et de croyance est un principe fondamental de l'Etat démocratique. C'est pourquoi il ne doit pas intervenir dans les idées religieuses. C'est cette nette répartition des rôles qu'une nouvelle sainte âlliance de la droite et de l'autel voudrait remettre en cause en Europe.

Josep Ramoneda (El païs)



ESPAGNE Feu nourri contre Zapatero

Les évêques se sont invités dans la campagne pour les législatives du 9 mars. Ils dénoncent la politique mise en place par les socialistes et demandent aux croyants de bien voter... à droite.
Sans le citer nommément, mais de manière claire et nette, les évêques ont appelé les croyants [dans une lettre rendue publique le ler, février] à ne pas voter pour le Parti socialiste (PSOE) lors des élections du 9 mars. José Luis Rodriguez Zapatero essuyait déjà une litanie de reproches concernant la législation sur le mariage gay, l'instauration de l'éducation civique obligatoire ou la loi sur la mémoire historique, mais les prélats viennent d'ajouter un nouveau grief : la négociation avec ETA. La note épiscopale prend aussi position contre les partis nationalistes et invite les catholiques à soutenir des programmes électoraux "qui soient compatibles avec la foi et les exigences de la vie chrétienne" et à défendre `l'unité de l'Espagne". Autant dire que les évêques incitent à voter pour le Parti populaire [PP, conservateur].
Ce document, qui comporte dix points, est rédigé à la manière d'un manifeste électoral. Son ton laisse à penser que la fraction ultraconservatrice de l'épiscopat, avec sa tête les cardinaux Antonio Rouco Varela, Antonio Cafiizares et Agustin Garcia-Gasco, s'est imposée face à la ligne plus modérée et partisane d'un apaisement vis-à-vis du gouvernement des évêques basques et catalans.
Si les prélats indiquent toujours une orientation morale à l'approche des grands rendezvous électoraux, ils n'avaient jamais condamné le dialogue avec ETA. A la veille des élections de 2004, ils s'étaient bornés à fustiger le terrorisme, et en 2000 ils appelaient à poursuivre "la recherche sincére de la paix". Un an auparavant, lors du précédent cessez-le-feu, l'Eglise avait même autorisé l'évêque de Saint-Sébastien, Juan Maria Uriarte, à jouer un rôle de médiateur entre le gouvernement de José Maria Aznar et ETA. Or la lettre des évêques conclut qu'une société libre et juste ne saurait reconnaître, ni explicitement ni implicitement, une organisation terroriste "comme représentant politique d'une quelconque frange de la populacém, pas plus qu'elle ne peut l'avoir comme interlocuteur politique".
Le réquisitoire contre le gouvernement Zapatero s'attarde également durement sur la loi qui autorise le mariage entre personnes de même sexe. Dans leur document d'orientation, les prélats ne prévoient que la défense de `la famille fondée sur le mariage, en évitant d'introduire dans la loi d'autres formes d'union", parce qu'elles "contribueraient à le déstabiliser". En diffusant ce texte, le porte-parole de la Conférence épiscopale et évêque auxiliaire de Madrid juan Antonio Martlnez Camino a évoqué différentes lois "gravement injustes qui doivent être changées au premier rang desquelles celles définissant le mariage gay. "Les concepts d'époux et d'épouse, de mari et de femme, ont été éliminés juridiquement et n'ont plus qu'une valeur poétique", a-t-il martelé. Les prélats n'ont pas non plus oublié la "défense de la vie humaine à toutes les étapes", rejetant ainsi clairement la loi sur l'avortement, en vigueur depuis deux décennies et que le PSOE ne s'est engagé ni à assouplir ni à durcir s'il remporte les législatives.
Les évêques pointent aussi un doigt accusateur vers la réforme de l'éducation entreprise par le PSOE. Pour eux, l'introduction de l'éducation civique comme matière obligatoire fait voler en éclats le droit fondamental des parents d'éduquer leurs enfants suivant leurs principes moraux. "Peut-on empêcher un parent d'inscrire ses enfants au catéchisme.pour qu'ils reçoivent une éducation morale catholique ?" a-t-on demandé à Martinez Camino. "Bien sûr que oui", a-t-il répondu sans détour. "Nous parlons de lois qui portent atteinte aux droits fondamentaux des parents." La note dénonce également `les difficultés croissantes pour introduire l'étude libre de la religion catholique dans les programmes de l'école publique". et elle plaide en faveur d'un grand pacte d'Etat assurant la liberté de l'enseignement et une éducation de qualité pour tous.
Antonio M. Yagü



ITALIE: Les croyants ont l'esprit libre

Les interventions répétées de la hiérarchie ecclésiastique dans la vie publique séduisent les politiques mais pas les fidèles. Car ceux-ci ont parfaitement intégré les grands principes de la laïcité.
Les récentes polémiques qui se sont déchaînées après que Benoît XVI eut appelé les pharmaciens à opposer l'objection de conscience à la vente de la "pilule du lendemain" ont mis en évidence l'impasse vers laquelle se dirige la hiérarchie ecclésiastique par son interventionnisme permanent dans la législation italienne. Car l'affrontement entre deux camps qui se profile en Italie n'oppose pas les guelfes et les gibelins [au Moyen Age, partisans, respectivement, du pape et de l'empereur], ni les laïques irréductibles et les vrais croyants, pas même ceux qui nient à l'Eglise un rôle dans la vie publique et ceux qui défendent sa liberté de parole. L'affrontement est surtout interne à la vaste communauté de ceux qui se réclament du catholicisme, soit 87 % de la population italienne.
Le problème de l'Eglise, comme le disait une récente caricature publiée par La Repubblica, c'est qu'elle "n'aime pas les vraies gens". Cette hiérarchie ecclésiastique qui, après quatre-vingts ans de concordat et d'enseignement religieux dans les écoles, n'a pas réussi à apporter les Evangiles aux Italiens (70 % d'entre eux les ignorent), qui n'a pas fait changer d'un' iota le com
portement des croyants en matière de relations prémaritales, de contraception, de divorce, d'avortement ou d'unions de fait, continue à faire pression systématiquement pour que le bras de la loi discipline les citoyens, croyants ou non. Autant les curés, dans leurs rapports quotidiens avec les gens, se sont peu à peu ouverts à la contraception, à l'union libre et à l'homosexualité, autant la hiérarchie de l'Eglise, qu'il s'agisse du pape ou de la Conférence épiscopale italienne (CEI), harcèle de manière obsessionnelle la classe politique pour l'obliger à étouffer dans l'oeuf des projets de loi utiles et novateurs ou à leur barrer la route. Quoi de plus sidérant que de voir, dès que le pape lève le petit doigt, les approbations empressées et les génuflexions automatiques des "responsables politiques de centre droit et de la patrouille "teodem" [catholiques conservateurs politiquement à gauche] du tout nouveau Parti démocrate ! Leurs prises de position, d'ailleurs aussi légitimes que n'importe quelle autre, ne sont pas "celles des catholiques". Ils représentent une opinion parmi d'autres au sein du monde catholique.

LES CATHOLIQUES VEULENT POUVOIR DÉCIDER PAR EUX-MÉMES
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En effet, dans leur immense majorité, les catholiques ne vivent pas en conflit avec la nécessaire laïcité des institutions, et ne se sentent pas assiégés par "le nihilisme et le relativisme" dénoncés par Benoît XVI. Bien au contraire, ils sont habitués depuis des décennies à cohabiter dans un climat de compréhension avec les croyants de toutes obédiences. Des millions de croyants apprécient la voix de l'Eglise quand elle offre un point de référence solide et un horizon dans une société en perpétuelle mutation. Mais ils veulent pouvoir décider par eux-mêmes.
D'ailleurs, selon le dernier sondage IPSOS, 74 % des catholiques pratiquants italiens ont redit (comme ils le répètent depuis tant d'années) que l'Eglise doit parler en toute liberté, mais qu'ensuite "c'est à leur conscience de s'exprimer". Les Italiens, croyants et non croyants, ne veulent pas de "parti de Dieu" piloté par la hiérarchie ecclésiastique. Le catholicisme démocratique a le mérite d'avoir rompu avec la conception - farouchement défendue par Pie X - des fidèles comme un "troupeau" que le pontife romain devait littéralement guider dans sa vie civique et politique. Les historiens catholiques Giovanni Alberigo et Pietro Scoppola, disparus tous deux en 2007 et dont l'absence est vécue comme un soulagement par certains milieux ecclésiastiques, que leurs idées incommodaient, ont inlassablement affirmé que les catholiques laïques, quelle que soit leur orientation politique et dans la pleine acceptation du pluralisme, devaient assumer la responsabilité - tout en étant inspirés par leur foi et éclairés par les autorités doctrinales - d'une lecture autonome des événements de l'Histoire et de la société pour trouver, sans tuteurs et en toute indépendance, les solutions nécessaires.
Benoît XVI, en inaugurant son pontificat, avait expliqué que le concept de "troupeau" était un héritage périmé de la monarchie absolue. L'Eglise d'aujourd'hui est à un carrefour soit elle reconnaît réellement l'autonomie des catholiques dans la vie publique et l'autonomie de conscience des citoyens croyants, soit elle fantasme une société qui n'existe pas. Certes, elle peut trouver des dirigeants politiques complaisants, mais il existe à droite et à gauche une masse énorme, bien que silencieuse, de citoyens croyants qui se reconnaissent dans la laïcité.
Marco Politi (La Repubblica)



FRANCE: Un président néoconservateur

En évoquant les fondements religieux de la France et de l'Europe, Nicolas Sarkozy s'est éloigné de son rôle de "défenseur de la laïcité". Un tournant idéologique qui pose question.
Les déclarations de M. Sarkozy sur l'importance de la religion dans la politique montrent que l'influence des néoconservateurs a déjà touché le coeur doctrinal de la France, dont le président est le plus éminent représentant. Il a insisté, lors de son allocution de Saint Jean-de-Latran, à Rome, sur les racines religieuses de toutes les communautés politiques, notamment en Europe, et sur le rôle essentiel de la morale chrétienne dans leur bon fonctionnement. Son discours à Riyad a été plus révélateur encore : avec des accents qui fleuraient bon le néoconservatisme religieux nord-américain, il a insisté sur le fait que dans toutes les civilisations, on trouve toujours l'empreinte de la religion. Ces propos sont difficilement compatibles avec son rôle institutionnel de défenseur de la laïcité et ont suscité de nombreuses réactions négatives en France. Déjà, dans son livre La République, les religions, l'espérance, M. Sarkozy se déclarait profondément catholique en dépit d'une pratique religieuse "épisodique". avant de mettre l'accent sur les aspects du catholicisme qui ne sont pas
forcément religieux et qui sont présents dans d'autres options profanes telles que la transcendance et la quête de sens.

Or cette préférence pour l'idéologie au détriment des préceptes, cet abandon de la dévotion et de la piété, cette foi stérile que M. Sarkozy partage avec de nombreux autres politiques catholiques - on le voit bien en Espagne - se retrouvent paradoxalement dans les positions de la hiérarchie épiscopale et, surtout, dans celles du pape que nous avons tous connu en tant que défenseur de la foi et "grand inquisiteur", autrement dit gardien intransigeant de l'intégrité de la doctrine de l'Eglise et des pratiques des fidèles. Un cardinal Ratzinger devenu pape, dont les interventions les plus remarquées (de même que celles de beaucoup de représentations nationales de l'Eglise, en particulier l'épiscopat espagnol) parlaient beaucoup plus du temporel que de spiritualité. A cet égard, on ne peut qu'être surpris du silence actuel des pouvoirs religieux sur les affaires de corruption, ces atteintes à l'éthique publique.

José Vidal-Beneyto (El Païs)



<<< Tir croisé anti-catholique. Dossier



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