Comment Benoît XVI va faire l'histoire

COMMENT BENOIT XVI VA FAIRE L’HISTOIRE
CEORGES WEIGEL

Surprises
L’influence et le magnétisme de la papauté moderne sont, en fait, des surprises. Léon XIII, élu en 1878, fut le premier pape en 1100 ans à ne pas posséder un territoire substantiel comme tout souverain reconnu internationalement. À l’époque, beaucoup pensaient que la papauté était une institution anachronique sans aucun pouvoir. Toutefois, c’est Léon qui fit de la papauté moderne une force de persuasion morale. Jean-Paul II, élu juste 100 ans après Léon, fit de la chaire de saint Pierre une chose avec laquelle il fallait compter dans le monde. Jean-Paul II fut une des figures clés de la chute du communisme européen ; il joua aussi un rôle significatif dans les transitions démocratiques en Amérique latine et en Asie de l’Est, tout en défendant l’universalité des droits de l’homme et mettant au défi le sécularisme intolérant de l’élite européenne.

Que beaucoup de Catholiques aient un lien profond et personnel avec le pape est un phénomène relativement nouveau et, à certains égards, surprenant.
Quand le premier diocèse américain fut érigé en 1789, à Baltimore, peu de Catholiques dans la république naissante se sentaient liés avec Pie VI. Assailli par les révolutionnaires italiens déterminés à incorporer les États pontificaux dans une Italie unifiée, Pie IX (1846-1878) fut le premier pontife moderne qui attira la sympathie populaire et le soutien des Catholiques (il fut aussi le premier pape à fouler le sol américain…….).

Les millions d’immigrants catholiques qui vinrent aux États-Unis entre la Guerre de Sécession et la Première Guerre Mondiale, connaissaient bien sûr Léon XIII (qui défendit les syndicats), Pie X (qui autorisa les enfants à recevoir la sainte communion), Benoît XV (qui mit les finances du Vatican en faillite en aidant les réfugiés de la Première Guerre Mondiale et les prisonniers de guerre) et Pie XI (farouche critique du nazisme et du communisme) ; pourtant ces papes n’étaient guère des figures populaires. Pie XII (1939-1958) était largement vénéré, mais il était une image lointaine qui semblait habiter un autre plan ; il était remarquable, pensait-on, qu’une personnalité aussi éthérée se servît d’un téléphone, d’une machine à écrire et d’un rasoir électrique.

Ce fut le bon pape Jean – aujourd’hui le Bienheureux Jean XXIII – qui scella le lien d’affection personnelle entre la papauté et les Catholiques américains de tout âge et de toute condition. Lorsqu’il mourut en juin 1963, après une longue lutte contre un cancer de l’estomac, ce fut comme si on avait perdu un membre de la famille. Une grêle de controverses aigres sur l’adoration, la morale sexuelle et le gouvernement de l’Église marqua le pontificat de son successeur, Paul VI (1963-1978). Quand il décéda à Castel Gandolfo le 15 août 1978, presque tout le monde était prêt à tourner la page. Son successeur immédiat, le charmant Jean-Paul Ier, aurait pu être un autre Jean XXIII, mais il mourut au bout de 33 jours.
Au cours des 26 années suivantes, son successeur qui avait commencé par être « Jean-Paul superstar » devint le premier pasteur universel de la globalisation. Comme le dit Brian Williams, reporter à NBC, les funérailles de Jean-Paul II en avril 2005 furent « l’événement humain de toute une génération ». Depuis qu’il a fait son dernier voyage vers ce qu’il appelait « la maison du Père », des dizaines de milliers d’Américains se sont recueillis sur sa tombe dans les grottes du Vatican et ont demandé son intercession.

Benoît XVI a hérité de Jean-Paul II une série d’expectatives sur les papes et ce qu’ils font. Il a joué un rôle intellectuel de premier plan durant le pontificat de son prédécesseur. Benoît ne fait pas autant d’étincelles que Jean-Paul II, et les médias se sont moins intéressé à lui qu’à Jean-Paul (du moins, en dehors de l’Italie). Toutefois, il compte cependant beaucoup…il suffit d’y regarder de plus près pour discerner l’empreinte des souliers de saint Pierre.

La grande stratégie de Benoît XVI
Les papes modernes déploient une forme particulière de pouvoir : le pouvoir de la persuasion morale. On en reconnaît parfois mal les effets.
Prenez le pèlerinage épique de Jean-Paul II en Pologne en juin 1979. Les historiens de la guerre froide reconnaissent maintenant que la période du 2 au 10 juin 1979 a marqué un tournant dans l’Histoire de notre temps. Jean-Paul II a suscité une révolution de la conscience qui a donné naissance au mouvement Solidarité. Il a accéléré ainsi le rythme des événements qui, bientôt, signifièrent la mort du communisme européen et la modification radicale des cartes de l’Europe Centrale. Certes, il y eut d’autres acteurs et d’autres forces en jeu, mais que Jean-Paul eut un rôle central dans l’écroulement du communisme, aucun étudiant sérieux de cette période n’en doute aujourd’hui.

En 1979, certains eurent du mal à discerner les effets de la révolution spirituelle et morale que Jean-Paul déclencha. Le 5 juin 1979, le New York Times terminait ainsi un éditorial : « La visite de Jean-Paul II peut revigorer et inspirer à nouveau l’Église catholique romaine en Pologne ; pour autant, elle ne menace pas l’ordre politique de la nation polonaise ou de l’Europe Centrale. »
Qu’est-ce qui peut donc expliquer cette myopie ? Certes, le pape polonais n’avait pas employé le vocabulaire normalement associé aux affaires d’État : en 9 jours et quelques 40 discours, Jean-Paul II n’a pas dit un mot sur la politique, l’économie, le régime communiste polonais ou ses maîtres à Moscou. Il parla plutôt de l’histoire authentique de la Pologne et de sa profonde culture religieuse, alors qu’il rassemblait son peuple en vue d’un noble projet : la restauration de son identité véritable. Ceux qui avaient des oreilles pour entendre comprirent le message et le cours de l’Histoire changea (y compris l’histoire personnelle de Jean-Paul II ; en effet, son succès persuada Moscou qu’il fallait prendre des mesures drastiques contre ce prêtre qui se mêlait de tout. Il s’en suivit en son temps la tentative d’assassinat le 13 mai 1981).

Beaucoup aujourd’hui lisent l’Histoire à travers certains filtres. C’est peut-être là que se trouve la raison profonde de l’aveuglement sur le rôle du pape Jean-Paul II et de l’effet de juin 1979.
Selon un de ces filtres, les convictions morales et religieuses ont perdu toute capacité de façonner le cours de l’Histoire contemporaine. Elles peuvent donner un sens à la vie des particuliers, mais changer l’Histoire ? Voyons, nous avons dépassé tout cela !

Vraiment ? Jean-Paul II et Benoît XVI ont des personnalités différentes qui risquent de masquer parfois la conviction inébranlable qu’ils partagent : les idées morales et religieuses peuvent rediriger le cours des affaires humaines. Ainsi, Benoît XVI pourrait fort bien avoir eu son « juin 1979 » - moment qui fut ignoré ou mal compris en son temps.
Ce moment fut l’épisode le plus controversé du pontificat de Benoît XVI : la conférence de Ratisbonne sur la foi et la raison, conférence donnée le 12 septembre 2006 dans son ancienne université. En citant la critique tranchante qu’avait fait de l’Islam un empereur byzantin, Benoît s’attira une condamnation mondiale. Mais d’autres cependant, y compris dans les mondes complexes de l’Islam, prirent très au sérieux la remarque du pape au sujet des dangers de la foi séparée de la raison. Au cours des dix-neuf mois suivants, il s’est produit des glissements historiques de grande ampleur, tant à l’intérieur de l’Islam que dans l’univers du dialogue interreligieux.

Benoît a reçu deux lettres ouvertes de chefs musulmans ; la lettre d’octobre 2007 : « Une parole ouverte entre vous et nous » proposait un nouveau dialogue entre l’Islam et le Vatican. Ce dialogue sera maintenant mené au moyen d’un forum réunissant catholiques et musulmans deux fois par an, à Rome et à Amman, en Jordanie. Ce forum abordera deux questions dont Benoît a insisté pour les mettre au cœur de la discussion : la liberté religieuse, comprise comme un droit humain que chacun peut comprendre par la raison, et la séparation- dans un État moderne - de l’autorité religieuse et de l’autorité politique.

Plus important peut-être encore, étant donné son influence sur l’Islam sunnite, le roi Abdullah d’Arabie Saoudite a rendu visite à Benoît XVI en novembre 2007. Par la suite, le roi a annoncé l’initiative qu’il avait prise d’attirer des représentants des trois religions monothéistes aux fins de discussion. De plus, les négociations entre le Saint Siège et l’Arabie saoudite ont débouché sur la construction de la première église catholique dans le royaume.(Une nouvelle église catholique, la première en son genre, s’est récemment ouverte à Doha, dans le Qatar). Quand le 22 mars à la Basilique Saint-Pierre, Benoît a baptisé Magdi Allam, éminent journaliste italien, ci-devant musulman converti au catholicisme, un concert de critiques s’est élevé pour accuser le pape d’agression. On doit remarquer que le roi Abdullah ne joignit pas sa voix à ces protestations. Que tous ces événements se soient passés après Ratisbonne donne au moins à penser.

Outre la réforme du dialogue entre le Catholicisme et l’Islam, Benoît XVI a fait des changements significatifs pour aborder des sujets « volatils ». Il a remplacé les vétérans catholiques du dialogue interreligieux qui n’insistaient pas sur la liberté religieuse et la réciprocité entre les différentes fois religieuses par des érudits qui, eux, croient qu’affronter franchement ces questions c’est soutenir les réformateurs musulmans qui essaient de trouver un chemin musulman authentique vers la civilité, la tolérance et le pluralisme. Ainsi donc, Benoît a tranquillement donné l’appui de son pontificat à ceux qui veulent réformer l’Islam. Il pourrait avoir trouvé un allié de poids dans la personne du roi d’Arabie saoudite qui lutte contre l’extrémisme wahhabite dans son propre royaume.

Le pape pense à l’échelle des siècles : un Islam réformé, capable de coexister avec un pluralisme religieux et politique, pourrait être un allié dans la lutte contre ce que Benoît appelle « la dictature du relativisme ». En tous cas, un Islam qui reconnaît la liberté religieuse et affirme la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux serait bon pour les musulmans qui désirent vivre en paix avec leurs voisins, et bon pour le reste du monde. Les enjeux sont de taille.
Benoît le sait, tout comme il savait exactement ce qu’il faisait à Ratisbonne. À l’inverse de Jean-Paul II qui a pu voir les fruits de juin 1979, lui ne verra pas le fruit de son travail, Mais il a mis en marche une nouvelle dynamique dans l’Histoire contemporaine, ce qui n’est pas un mince exploit.

Le maître professeur
Les papes modernes comptent dans le microcosme spirituel comme ils comptent dans le macrocosme historique. Jean-Paul II a touché et changé des millions de vies. Allez dans un séminaire aux Etats-Unis aujourd’hui et demandez aux séminaristes quel est le prêtre qui leur sert de modèle. Ou bien allez dans une paroisse suivre les cours de préparation au mariage et voyez comme la « théologie du corps » de Jean-Paul II a modifié la compréhension catholique du mariage, de la sexualité et de la vie de famille. Les Facultés de Théologie sont pleines d’étudiants qui écrivent des dissertations sur la pensée de Jean-Paul II dont l’influence
intellectuelle sur le Catholicisme se fera sentir pendant des siècles.

L’influence de Benoît sur les Catholiques est peut-être moins spectaculaire, mais elle n’en est pas moins réelle sur ceux qui l’ont vu ou entendu. Joseph Ratzinger est un des hommes les plus érudits du monde ; il est aussi un maître professeur qui peut dénouer les doctrines chrétiennes les plus compliquées et les rendre accessibles. Voilà peut-être pourquoi il draine des foules énormes dans ses audiences générales du mercredi, foules plus importantes que du temps de son prédécesseur. On dit à Rome dans certains cercles : « On venait voir Jean-Paul, on vient écouter Benoît ». C’est sans doute exagéré, mais Benoît, grâce à son talent d’enseigner, a certainement répondu au désir ardent d’une solide nourriture religieuse. Ses deux premières encycliques, sur l’amour et sur l’espérance, ont été consciencieusement adaptées pour s’adresser aux peurs d’un monde profondément divisé, en lui rappelant le message chrétien fondamental.

Le don catéchétique de Benoît avec les enfants est aussi remarquable. Six mois après son élection, il rencontra des milliers de petits Italiens de 8 et 9 ans qui venaient tout juste de faire leur première communion. L’un d’eux lui demanda comment Jésus pouvait être présent dans le pain et le vin consacrés de l’eucharistie alors qu’on ne pouvait pas le voir !  À quoi le pape répondit : « Non, nous ne pouvons pas le voir ; il y a beaucoup de choses que nous ne voyons pas mais qui existent et sont essentielles... Nous ne voyons pas le courant électrique, et pourtant nous voyons qu’il existe. Nous constatons que ce microphone marche et nous voyons des lumières. Nous ne voyons pas les choses les plus profondes, celles qui vraiment soutiennent la vie et le monde, mais nous pouvons voir et sentir leurs effets… C’est comme cela avec le Seigneur ressuscité : nous ne le voyons pas avec nos yeux, mais nous voyons que partout où est Jésus, les gens changent, ils s’améliorent et il y a une plus grande capacité de paix, de réconciliation... »
Une autre enfant demanda pourquoi l’Église recommandait la communion fréquente. Benoît répondit : « C’est très bon de se confesser avec une certaine régularité. C’est vrai, nos péchés sont toujours les mêmes, mais nous nettoyons nos maisons, nos chambres, au moins une fois par semaine, même si la saleté est toujours la même…Autrement la saleté pourrait ne pas se voir, mais elle s’accumule. On peut dire la même chose pour l’âme, pour moi : si je ne vais jamais à la confession, je néglige mon âme et, pour finir, je suis toujours content de moi et je ne comprends plus que je dois travailler dur pour devenir meilleur… »

Ce que le pape peut dire d’une manière si avenante à des enfants, il le redira aux adultes lors de son pèlerinage américain : « Regardez à nouveau les fondamentaux de la foi et de la pratique catholiques. Ils existent pour une bonne raison. Il se pourrait bien qu’ils satisfassent la faim des cœurs. Donnez-leur une chance. »

Les papes comptent d’une façon qui conteste notre pensée convenue sur la marche du monde. Ils ne réclament plus le pouvoir de mettre les princes à genoux dans la neige, comme le fit Grégoire VII avec Henri IV*. Les papes comptent parce qu’ils changent les vies et l’Histoire.
Ce qui était du reste, le seul pouvoir de Pierre.

George Weigel « How Benedict XVI Will Make History », Newsweek (april 12, 2008)
Repris par Catholic educator’s resource.
www.catholiceducation.org/articles/catholic_stories/cs0284.htm
*Ndlt : Grégoire VII (1073-1085) a combattu pour libérer l’Église de la dépendance des laïcs. La querelle des Investitures l’opposa à l’empereur Henri IV qu’il força à se soumettre à Canossa. Voilà qui rappelle des souvenirs aux anciens écoliers.



La famille blessée au coeur
The Vatican's Enforcer of the Faith (II)

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