Cette caractéristique d'ouverture et de dialogue est peut-être la clé de compréhension de Ratzinger, alors comme maintenant: elle est l'expression de son souci de vérité, qui, il en est convaincu, finira par prévaloir (cf. p. 286), et elle explique à la fois la primauté de la conscience et le rôle complémentaire de l'Eglise, dans ses écrits. Cela implique la plus grande objectivité possible, la continuelle recherche (personnelle et collective) pour ce qui est vrai de fait, l'ouverture aux opinions d'autrui, et le courage de dire la vérité dans l'amour. En conséquence, Ratzinger réussit à préserver une certaine distance avec toutes les controverses auxquelles lui et son bureau étaient mêlés. Contrairement à ce qui est affirmé dans ce livre, il est prêt à écouter, c'est en fait un 'auditeur consommé', qui a dit que "Toutes les erreurs contiennent des vérités" (Un tournant décisif pour l'Europe?, P. 108).
En accord avec cette réflexion, il y a la déclaration dans "l'Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien", selon laquelle un jugement de l'Eglise sur les écrits théologiques "ne concerne pas la personne du théologien, mais les positions intellectuelles qu'il a publiquement adoptées". Pour cette raison, il est étrange pour Allen de prétendre que lorsque "Ratzinger dénonce un théologien, il rejette également implicitement sa théologie" (p. 242). Au contraire, comme préfet, il a rappelé à l'ordre des théologiens en raison de leur théologie, et non l'inverse, et il ne l'a fait que s'ils étaient récalcitrants dans leur refus d'accepter l'arrêt faisant autorité de l'Eglise, si désagréable qu'il soit. De la part d'Allen, le fait de souligner le charme personnel de Charles Curran, que "pratiquement personne le connaissant ne pourrait interpréter comme un ennemi de la foi» (p. 258) est totalement "à côté de la plaque".
Tout aussi trompeuse est la revendication par Curran (et d'autres) que les méthodes de la congrégation sont "une violation de la plupart des notions de base d'une procédure régulière» (p. 271). Une telle comparaison est odieuse. Le processus utilisé pour déterminerl'orthodoxie objective d'un théologien doit être, de par sa nature différent du processus mis en œuvre dans une cour de justice, qui juge la culpabilité subjective du criminel. De même, les différentes sanctions qu'il a imposées aux théologiens sanctionnés par la Congrégation sont, sans aucun doute, mal accordées avec l'humeur du temps, mais les comparer - comme cela a été fait - avec les peines infligées aux dissidents des régimes totalitaires au cours du XXe siècle est grotesque et profondément offensant pour les dissidents. Ces sanctions sont bien sûr regrettables, mais, malheureusement, inévitables. Elles soulignent l'importance que l'Eglise accorde à la théologie. Ratzinger s'acquitte simplement de ses responsabilités en tant que Préfet de la Congrégation qui lui a été confiée, en respectant scrupuleusement les procédures approuvées. La théologie reflète la révélation de la vérité ultime de l'homme telle qu'elle est transmise par l'Eglise catholique. Il s'agit de notre santé spirituelle, et ce n'est pas une quelconque discipline académique. À cet égard, bien sûr, elle se trouve dans le même bateau que les autres formes sérieuses de l'activité humaine comme, par exemple, la médecine ou de droit. Si quelqu'un souhaite pratiquer des médecines alternatives, il ou elle est libre de le faire, mais en dehors des canons de la médecine traditionnelle. Mutatis mutandis, c'est ce qui est en jeu dans la mise au pas par Ratzinger de certains théologiens au cours des dernières années.
Dans son jugement sur le "gendarme de la foi" - un terme en lui-même chargé - Allen ne parvient pas à apprécier la mesure dans laquelle le Cardinal Préfet a rendu la Congrégation pour la Doctrine de la Foi conforme, dans la lettre et l'esprit à la réforme inaugurée par le Pape Paul VI. Cela a été symbolisé, très récemment, lorsqu'il a ouvert les archives de la Congrégation pour la recherche universitaire (fait non mentionné par Allen). C'est également évident dans le mal qu'il s'impose pour donner les raisons de chaque décision prise par la Congrégation. Peu de ses prédécesseurs ont fourni quelque chose d'analogue à l'argumentation finale que l'on trouve dans des documents tels que Donum Vitae, ou les deux instructions sur la théologie de la libération.
Même si à deux reprises Allen cite des documents lus par Ratzinger aux réunions organisées entre les fonctionnaires de sa Congrégation et les présidents des commissions épiscopales doctrinales de divers continents, il ne parvient pas à saisir l'importance réelle de ces réunions. Il s'agissait de tentatives pour entrer en dialogue avec les Églises d'Asie, d'Afrique, et des États-Unis, d'amener pour ainsi dire le centre vers la périphérie, d'écouter, de promouvoir le débat. Que Ratzinger ait été à l'écoute était clair pour nous, lorsqu'à la réunion annuelle de son Schulerkreis, il parla de manière informelle des divers événements de l'année écoulée en relation avec sa Congrégation. Tandis qu'au Zaïre, il avait manifestement apprécié l'adaptation de la Messe à la culture africaine, y compris l'incorporation de danse rituelle dans cette liturgie, il avait été impressionné par le calibre des théologiens d'Asie, dont il avait fait l'expérience en personne à Hong Kong.
En dehors des séminaires sur la primauté papale, Allen ne semble pas au courant des différents autres séminaires organisés par la Congrégation sous sa direction, afin d'écouter des experts du monde entier s'exprimant sur les questions controversées, par exemple, la théologie morale et la bioéthique. Il n'y a pas non plus mention de la publication par la Commission biblique pontificale (sous sa direction) de l'important document sur l'interprétation biblique. En outre, le Cardinal Ratzinger a continué à donner des conférences et à publier sous son propre nom comme théologien, invitant à la critique. La bibliographie de ses publications (y compris les publications secondaires) jusqu'en 1997 couvre quelque 101 pages. Et il continue à publier. Rien que l'an dernier, par exemple, a vu la publication de deux ouvrages importants, dont une longue interviewe avec un journaliste allemand. Qu'il écoute et réponde à de graves objections est illustrée par sa volonté d'entrer dans le débat public, comme dans sa longue interview (sur deux pleines pages) avec le Frankfurter Allgemeine Zeitung (22 Septembre 2000) sur les réactions hostiles à Dominus Iesus.
Enfin, loin d'essayer de centraliser le pouvoir à Rome, on l'a entendu se plaindre, parce que quand les évêques ne parviennent pas à agir (ou se sentent impuissants à agir face à un théologien qui a bâti son propre réseau international), sa congrégation est souvent - à son corps-défendant - entraînée dans la controverse. Le compte-rendu que fait Allen du cas du Fr. Tissa Balasuriya aurait été plus crédible, si Allen a pris la peine d'enquêter sur la manière dont cette affaire s'est terminée à Rome.
Allen décrit un livre cité par Ratzinger (dans un débat sur la pluralité de la théologie dans les religions) comme ayant la réputation d'être «tendancieux, truffé d'erreurs, jusqu'à de petits détails tels que des numéros de pages erronés» (p. 240, là encore, aucune source n'est donnée pour cette grave accusation). C'est vraiment "l'hopital qui se moque de la charité" (This is really the kettle calling the pot black). Comme je l'ai brièvement décrit, le livre de Allen est truffé d'erreurs, jusqu'aux petits détails de l'orthographe allemande. Il est certainement tendancieux, ce qui est illustré non seulement par son sous-titre, mais surtout par la manière dépourvue d'esprit critique avec laquelle il cite des accusations formulées par des témoins hostiles, comme Hans Kung, sans jamais mettre en cause leur objectivité ou véracité. Et, au-delà de ces lacunes déjà mentionnées, il existe d'autres lacunes graves.
Il n'y a, par exemple, aucune reconnaissance des écrits de Ratzinger dans des domaines tels que la spiritualité, la politique et l'éthique. Beaucoup de ses sermons, méditations, réflexions et discussions ont été publiés, y compris en anglais, mais sa riche spiritualité ne mérite pas l'attention d'Allen. On ne trouve non plus aucun traitement de son important ensemble d'écrits sur la politique et l'éthique. La reconnaissance internationale de sa contribution unique au domaine de la politique et de l'éthique est venue quand il a été nommé "membre Associé étranger" à l' «Académie des Sciences Morales et Politiques" de l'Institut de France le 7 Novembre 1992 à Paris, en prenant le siège laissé vacant par la mort du dissident soviétique Andrei Sakharov. On cherche en vain une quelconque référence à ce fait important dans le livre d'Allen.
Allen n'est ni un théologien ni un historien. Et pourtant, malgré ces inconvénients, son livre donne au lecteur qui, sinon, pourrait ne même pas accorder un coup d'oeil aux écrits du Cardinal Ratzinger, un avant-goût de leur richesse. Il transmet quelque chose de l'importance de ce théologien largement sous-estimé, en charge de l'un des Offices les plus importants de l'Eglise, en ces temps agités mais aussi exaltants de l'histoire. Mais le prix à payer est plutôt une approche en noir et blanc d'un homme qui est infiniment plus subtil, charmant et courageux que l'homme qui est décrit ici. Le livre est incapable de transmettre la richesse et la diversité de la théologie de Ratzinger, qui n'est pas «dérivée», comme un certain théologien anonyme cité par Allen le revendique, mais très originale et féconde, couvrant un vaste éventail de sujets avec une clarté rafraîchissante, de la perspicacité et, oui, de l'optimisme. Il faut espérer que sa publication incitera rapidement d'autres à étudier son oeuvre originale, à juger par eux-mêmes - et donc à engager le dialogue avec l'un des très grands penseurs contemporains.
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