A propos du curé d'Ars

Est-il un objecteur de conscience devenu un déserteur ("lecture" politisée d'un blog catholique) ou un amoureux du Christ, qui a "conquis les âmes, même les plus réfractaires, en leur communiquant ce qu'il vivait de manière intime, à savoir son amitié avec le Christ" (Benoît XVI)? La lecture plus "spirituelle" de Carlota, qui nous apporte sur le sujet un éclairage biographique très érudit (9/8/2012).

Le 4 août, on célébrait la mémoire liturgique du saint Curé d'Ars. Benoit XVI (1) lui a consacré une catéchèse (le 5 août 2009), où il le décrivait comme un "amoureux" du Christ, soulignant que "le vrai secret de son succès pastoral a été l'amour qu'il nourrissait pour le Mystère eucharistique" . Or, surprise, un blog chrétien bien connu de mes lecteurs, à travers une lecture très anachronique et politiquement orientée, se focalisant sur un épisode peu connu de la vie du Saint, en fait un insoumis, un objecteur de conscience (!!) et un déserteur.

Mais, si Benoît XVI voit dans Jean Marie Vianney une figure très actuelle, c'est pour de tout autres raisons:

"Loin de réduire la figure de saint Jean-Marie Vianney à un exemple, même admirable, de la spiritualité dévotionnelle du XIXe siècle, il est nécessaire au contraire de saisir la force prophétique qui distingue sa personnalité humaine et sacerdotale d'une très grande actualité. Dans la France post-révolutionnaire qui faisait l'expérience d'une sorte de "dictature du rationalisme" visant à effacer la présence même des prêtres et de l'Eglise dans la société, il vécut, d'abord - pendant sa jeunesse - une clandestinité héroïque en parcourant des kilomètres dans la nuit pour participer à la Messe. Puis - comme prêtre - il se distingua par une créativité pastorale singulière et féconde, en mesure de montrer que le rationalisme, qui régnait alors sans partage, était en réalité loin de satisfaire les authentiques besoins de l'homme et qui, en définitive, n'était pas vivable".
(Audience Générale du 5 août 2009,
www.vatican.va)

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(1) Yves Daoudal rappelle également la lettre du 16 juin 2009, écrite par le Saint-Père pour l'indiction de l'année sacerdotale.

Carlota

Le curé d’Ars et les conscrits de la guerre d’Espagne
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Je viens de découvrir via un « bloc-note », en ligne, « d’un journaliste chrétien », un portrait du futur curé d’Ars, qui m’a donné l’impression de lire une version du déserteur à la Boris Vian (ndr poème publié en 1954, - l’époque de la guerre d’Indochine et du camp retranché de Dien Bien Phu, puis transformé en chanson, et interdit pendant la guerre d’Algérie), avec l’anachronisme et le militantisme obligé face aux guerres injustes auxquelles tout « authentique catholique » se doit de ne pas participer.

Évidemment j’ai eu d’abord un sentiment d’incompréhension et même de peine. Certaines personnes sont vraiment excellentes pour d’une façon détournée et peut-être involontaire, souiller tout ce qu’elles touchent ou dans ce cas précis tout ce dont elles parlent. Mon bon curé d’Ars, le modèle pour le monde entier de tous les curés de paroisse, celui qui était tant persécuté par le Malin, celui qui avait si bien réappris le catéchisme de base aux enfants issus de la terrible période de la Révolution et des guerres de l’Empire, celui qui confessait jusqu’à l’épuisement tous ces contemporains, avait, dans sa jeunesse, refusé de faire son devoir de Français face à la conscription, une conscription qui avait touché en dix ans plus de deux millions de jeunes hommes (la France avait au début du XIXème siècle environ 28 millions d’habitants). Certes même les futurs saints ont leur faiblesse, mais quand même !

J’étais d’autant plus attristée que dans une branche de la famille (recherches généalogiques et historiques à l’appui) originaire de régions touchées par la chouannerie, nous avons deux prêtres dont l’on perd la trace, l’un à l’époque de la Constitution Civile du Clergé (1791) et l’autre au moment de la fermeture des lieux de culte (1794-1797) ; mais aussi un autre parent, jeune compagnon artisan d’à peine dix-sept ans, « mort à la suite de l’armée des rebelles de Vendée » (c’est ce qui est écrit sur son acte de décès), et ce n’est rien, bien sûr, par rapport à ce qu’ont souffert les Vendéens génocidés par les armées de la République. Un autre, enfin, et c’est peut-être celui qui me touche le plus dans ce cas précis, car il était le presque exact contemporain du curé d’Ars, s’est retrouvé (malgré ses oncles ayant participé à des mouvements chouans, et le fait qu’il ne devait sans doute pas aimer spécialement la République et pas plus l’Empire) incorporé à dix-neuf ans et a fait la guerre comme fantassin en Espagne pendant sept ans,. Je ne sais s’il était présent à Madrid le 2 mai 1808, mais il avait pas la suite participé à la reddition de Saragosse, puis à la lutte contre les guérilleros dans les moindres petits villages ibères galvanisés les curés, jusqu’à l’effondrement de l’Armée d’Espagne devant les troupes de Wellington à Orthez. Tous cette parentèle appartenaient au monde de la campagne, issue de ces familles de laboureurs (à partir de la Révolution l’on dira « agriculteurs » !), ni pauvres, ni très riches, mais qui vivaient relativement bien et libres, respectés de leurs seigneurs, voire des prieurs des abbayes qui les employaient, dans une France opulente par rapport à ses voisins, et qui n’avaient aucune envie d’aller faire la guerre que cela soit en Italie, en Espagne ou ailleurs. Ce qu’ils voulaient, Roi ou République, c’était vivre en paix près de chez eux et en pratiquant leur religion, d’autant que sous l’Ancien Régime, l’armée était de métier et qu’il y avait parfois même des étrangers bien payés pour se battre pour la France y compris des généraux et des officiers (Les héroïques Gardes Suisses à Versailles, n’en sont qu’un exemple parmi beaucoup d’autres), et que si ces laboureurs avaient du peut-être prendre les armes, que cela soit pendant les guerres de Cent Ans ou de Religions, c’était d’abord pour préserver leurs familles et leurs récoltes et sûrement pas pour aller embêter des gens comme eux, hors de France.

Pour en avoir le cœur net et mieux comprendre, j’ai donc essayé de trouver des informations sur cette « désertion » de Jean-Marie Vianney, en consultant l’ouvrage de Jean de Fabrègues, « Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, l’apôtre du siècle désespéré » paru en 1956 et réédité par France Catholique en 2010. J’ai aussi consulté le site de la fondation http://www.napoleon.org pour m’informer sur la conscription. Y sont cités notamment Alain Pigeard et son ouvrage « La conscription au temps de Napoléon 1798-1814 » éd. Bernard Giovangeli - 2006 ; et bien sûr Jean Tulard.

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Né le 8 mai 1786 à Dardilly, bourg à caractère agricole et viticole d’environ 1500 hts (aujourd’hui banlieue nord de Lyon), dans une famille de paysans, Jean-Marie Vianney aurait donc du, en ayant tiré un mauvais numéro (tirage au sort instauré en 1805 à la demande des notables et de la bourgeoisie, avec possibilité de remplacement) être appelé en 1806 (les listes des jeunes en âge d’être incorporés étaient établies sous la responsabilité des sous-préfets, au niveau des cantons). Hormis les exemptions médicales ou liées à la taille (qui sera rabaissée à plus d’un 1,54, puis 1,48 en 1811), « certaines causes familiales exemptent les conscrits du service. En premier lieu le mariage, mais à condition qu'il ait lieu avant la date de promulgation de la levée de la classe; cette mesure donna lieu sous l'Empire à de nombreux mariages de jeunes gens avec des femmes d'un âge avancé..., le conscrit dont le père aura 71 ans ; le conscrit aîné des fils d'une veuve ; les conscrits qui ont obtenu des Grand prix de sculpture, peinture ; ceux autorisés à continuer leurs études ecclésiastiques (ndr l’oncle de l’Empereur est cardinal de Lyon, cela a peut-être aidé); les graveurs du Dépôt de la Guerre ; les élèves des Écoles spéciales militaires ; les fils de colons réfugiés ; les élèves des Écoles vétérinaires ». (ndr pour les élèves officiers et vétérinaires, il fallait leur laisser finir leurs études pour pouvoir les employer dans leur métier aux mieux de leur capacité).
Ce sont les paysans qui sont le plus touchés par la conscription. Alain Pigeard cite en particulier l’exemple du département du Maine et Loire (donc le Nord de l’ex-Vendée Militaire) où 37% des hommes ont été incorporés pendant les guerres de l’Empire. À l’inverse Jean Tulard rappelle dans son « Histoire de Paris sous le Consulat et l'Empire » que « la capitale reste le lieu de prédilection pour échapper à la conscription. Le poids de celle-ci n'est pas énorme pour une ville aussi peuplée : 16.647 hommes seront levés en quatorze années ».

Jean-Marie Vianney, se préparant déjà à la prêtrise est donc exempté dans un premier temps. Mais en 1809, il apparaît de nouveau sur une liste, son niveau scolaire (il avait d’énormes difficultés à assimiler certaines matières) n’ayant peut-être pas permis pour ses supérieurs religieux de rendre crédible aux yeux d’une administration toujours plus demandeuse de conscrits, le maintien de son exemption. Le futur curé d’Ars a 24 ans. Son père Matthieu Vianney lui achète pour 3000 francs un remplaçant (ndr prix bas du remplacement qui pouvait monter jusqu’à 5 fois plus, et qui correspondant là à environ 10 ans de salaire d’un journalier, donc une somme dont très peu de familles rurales pouvaient s’acquitter). « Mais le remplaçant se dérobe au dernier moment et disparaît après avoir rapporté subrepticement l’argent ». Dix autres remplaçants vont être trouvés mais vont à leur tour se désister.
Jean-Marie arrive donc au dépôt militaire de Lyon où il est pris de fièvre pendant tellement de temps qu’il doit même être hospitalisé à l’Hôtel-Dieu, tandis que les conscrits de son groupe sont déjà mis en route à pied. À peine remis, il est conduit en voiture à la prochaine étape, c'est-à-dire Roanne, mais là il est encore pris de fièvre, et est de nouveau hospitalisé. Le 5 janvier 1810 il est avisé qu’il doit être rattaché à un nouveau détachement qui doit rejoindre l’armée d’Espagne, mais sur la route vers le Bureau Militaire, il y a une église où Jean-Marie s’arrête pour prier. Lorsqu’il arrive au Bureau il trouve porte close. Il est alors autorisé à poursuivre seul sa route pour rejoindre le détachement en marche. Épuisé il tombe dans un petit bois sur les contreforts du Forez. Un jeune homme le rencontre à la nuit. Ahuri de fatigue et de fièvre il le suit, sans vraiment se rendre compte de ce qu’il fait et se retrouve dans un camp où se sont réfugiés des réfractaires, de ces jeunes qui refusent d’obéir à l’appel de la conscription. Et c’est là qu’il va finalement décider de ne pas rallier l’armée.

Je n’ai pas, bien sûr, les rapports de la gendarmerie impériale sur cette affaire, mais je vois mal Jean-Marie Vianney quitter ses nouveaux camarades, au risque de donner, même sans le vouloir, le lieu de localisation de leur camp, lors des interrogatoires de la police militaire qui l’aurait sans aucun doute asticoté en le voyant revenir sa compagnie qu’il n’avait d’ailleurs par réussi encore à rallier, malgré son acharnement à le faire et non pas l’inverse ! D’autant qu’il semble que son «insoumission » a apporté bien des désagréments à sa famille et même l’envoi immédiat de son dernier frère à l’armée.

Par ailleurs, à lire les problèmes de santé du conscrit Vianney, j’ai du mal à croire qu’il aurait réussi à franchir les Pyrénées sous l’uniforme et qu'il aurait réussi à survivre au climat espagnol et la chasse aux guérilleros dans la sierra! Les pertes en Espagne étaient aussi énormes suite aux maladies, à la dysenterie, etc.

Jean Marie Vianney reste donc avec les réfractaires. Par la suite le maire du petit village Les Noës, je crois près de Roanne dans le département de la Loire, le fera héberger clandestinement et lui permettra de donner des leçons aux enfants du village. Une amnistie aux réfractaires ayant été accordé par Napoléon, il va pouvoir reprendre ses études de séminaristes en 1811. Il me semble donc que si le futur curé d’Ars est resté avec les réfractaires, ce n’est pas parce qu’il était spécifiquement contre la guerre d'Espagne (elle n’était pas moins mais pas plus justifiée que celles menées dès la Convention en Italie, des guerres qui avaient provoqué l’occupation des États Pontificaux et l’emprisonnement du Pape à Valence par exemple) et de toute façon dire cela c’est dire qu’aucun catholique ne peut porter les armes et tuer son frère. Il me semble plutôt que c’est un concours de circonstances qui a fait qu'à un moment donné le futur Saint s’est trouvé à un point de non retour qui lui a confirmé qu’il devait poursuivre un chemin qui n’était pas celui de soldat mais celui de prêtre. Sinon pourquoi ce rebelle anticonformiste dans l’âme se serait-il "réveillé" à l'anticonformisme si tardivement après avoir été le « troufion » ayant perdu sa compagnie et cherchant à la rattraper ?

J'en suis donc arrivée à une approche très « rationnelle » malgré les apparences de cet épisode de la vie du futur curé d’Ars.
Partout c’est la Providence qui arrête Jean-Marie Vianney sur son chemin vers l’Espagne. Le futur curé d’Ars, au départ, tout au moins lorsque l’on lit les éléments du texte de Jean de Fabrègues, n’a rien d’un déserteur. Il se plie à la législation en vigueur (même en ce qui concerne les 3000 francs pour le remplacement), jusqu’à ce qu’il se retrouve embarqué dans la clandestinité presque malgré lui. Et sans ses fièvres répétées il aurait sans doute pris la route de Bayonne et de l’Espagne, comme bien d’autres fils de laboureurs de son époque, qui étaient malgré tout de bons catholiques.

La vie est faite de circonstances et de la Providence... La sainteté du curé d'Ars n'est pas dans cette insoumission stricto sensu mais ailleurs... et surtout pas dans une attitude rebelle version « catholique à la Che Guevara qui prend le maquis ». Vivre réellement la conscription dans la France du 1er Empire ce n’était pas si simple que cela, avec d’un côté les bons catholiques qui étaient contre la guerre et notamment celle d’Espagne où il y avait de bons catholiques espagnols qui pour défendre leur pays et leur foi trucidaient très souvent selon des procédés pas catholiques du tout, et en face les mauvais catholiques ou les pas catholiques du tout qui portaient l’uniforme français et n’étaient pas insoumis. Présenter le futur curé d’Ars ainsi ce n’est ni faire honneur à sa personnalité ni aux soldats des guerres napoléoniennes ou à tous les autres soldats bon catholiques qui se sont battus, se battent et meurent sous l’uniforme pour des guerres qu’ils ont rarement voulues et jamais déclenchées.
Sur le site officiel du Sanctuaire du curé d’Ars l’on peut lire « Il est obligé de devenir déserteur lorsqu'il est appelé à entrer dans l'armée pour aller combattre pendant la guerre en Espagne » (voir icihttp:// http://arsnet.org/111.php ). Le « Il est obligé » a son importance, même si la phrase résume peut-être d’une façon trop imprécise un processus bien plus compliqué que ce qu’il ne paraît. De toute façon seul Dieu peut vraiment juger les reins et les coeurs…

J’ai découvert aussi que Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, s’était vu décerner la croix de chevalier de la Légion d’honneur en 1855 (ndr sous le règne de Napoléon III). La demande en avait été faite à son insu par le sous-préfet de Trévoux et le préfet de l’Ain (département où se trouve le village d’Ars). Il est dit qu’il la refusa au motif que la croix ne rapporterait pas d’argent pour les pauvres. Malgré ce refus, la chancellerie de la Légion d’Honneur lui envoya la croix sans demander l’argent. En définitive, il ne la porta jamais mais elle fut posée sur son cercueil quelques quatre années plus tard.

Certes le futur Saint curé d’Ars s’est vu attribuer cette décoration pour son engagement envers pauvres, mais cela a du lui paraître sans doute complètement surréaliste de la recevoir alors que les conscrits de sa compagnie, pour ne pas s’être retrouvés fiévreux au dépôt de Lyon et incapables de marcher, avaient porté l’uniforme pendant de longues années en Espagne, et que s’ils étaient revenus en vie, et peut-être invalides, avaient fini simples soldats et sans aucune médaille décernée par l’administration de Napoléon 1er. Nulle doute, aussi, que Jean-Marie Vianney, séminariste puis ordonné prêtre en 1815 a du beaucoup penser et prier pour ces soldats de l’Armée d’Espagne, des gars comme lui, et que cela a sûrement fait partie de sa préparation à la sainteté.