Joseph Ratzinger et le mystère du Samedi Saint

Une méditation très profonde datant de 1967, dans laquelle le jeune théologien s'interroge sur cette phrase énigmatique selon laquelle "Jésus est descendu aux enfers". Sa re-publication dans l'OR coïncide avec une exposition de l'oeuvre du peintre William Congdon (9/8/2012).

Voici le début d'un article dans l'OR du 18 juillet dernier, reproduit par Raffaella:

A l'occasion du centenaire de la naissance de William Congdon (ndt: peintre américain abstrait, 1912-1998, voir sa notice wikipedia en anglais , il semble qu'après sa conversion au catholicisme en 1959, il ait centré son travail sur le thème de la Crucifixion ) est en cours à New Haven, Connecticut, au Knights of Columbus Museum, l'exposition «Le sabbat de l'Histoire: William Congdon» (site de l'expo ici). Soixante-cinq œuvres sont exposées, qui illustrent comment le parcours artistique de Congdon est marquée par une profonde méditation spirituelle qui a trouvé, entre autres, une consonnance avec les idées de Joseph Ratzinger sur le thème du Samedi saint. L'exposition - ouverte jusqu'au 16 Septembre - associe en effet aux œuvres de Congdon les méditations de Ratzinger qui remontent à plusieurs conférences données en 1967, puis recueillies en 1998 dans le livre Il Sabato della storia (1) écrit avec William Congdon. Nous publions des extraits d'une de ces méditations.

(©L'Osservatore Romano 18 luglio 2012)

Je m'apprêtais à traduire la méditation, mais j'ai eu l'idée de faire une recherche sur le texte en italien, ce qui m'a amenée sur le site de la revue 30 Giorni (disparue depuis peu).
Trois méditations de Joseph Ratzinger sur le samedi Saint sont publiées sur le numéro de mars 2006, et traduite en français dans la version française du magazine, sous le très beau titre "L'Angoisse d'une absence".
Dont celle de l'OR.
Je me permets de la reproduire ici.

 

Quand Jésus est "descendu aux enfers"

(Source: www.30giorni.it/articoli_id_10336_l4.htm)
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Le Dieu caché en ce monde constitue le vrai mystère du Samedi saint, mystère auquel il est déjà fait allusion dans les paroles énigmatiques selon lesquelles Jésus est «descendu en enfer». En même temps, l’ expérience de notre époque nous a offert une approche complètement nouvelle du Samedi saint, puisque le fait que Dieu se cache dans le monde qui lui appartient et qui devrait, avec mille langues, annoncer son nom, l’expérience de l’impuissance de Dieu qui est pourtant l’Omnipotent – ce sont là l’expérience et la misère de notre temps.
Mais même si le Samedi saint est devenu de cette façon plus profondément proche de nous, même si nous comprenons le Dieu du Samedi saint mieux que la manifestation puissante de Dieu au milieu des coups de tonnerre et des éclairs dont parle l’Ancien Testament, reste non résolue la question de savoir ce que l’on entend vraiment quand on dit de manière mystérieuse que Jésus «est descendu en enfer».
Disons-le aussi nettement que possible: personne n’est en mesure de vraiment l’expliquer.
Les choses ne deviennent pas plus claires si l’on dit que le mot enfer est ici une mauvaise traduction du mot hébreu shêol, qui désigne simplement tout le royaume des morts; cette formule, à l’origine, voulait donc dire seulement que Jésus est descendu dans la profondeur de la mort, est réellement mort et a participé à l’abîme de notre destin de mort.
En effet, une question se pose alors: qu’est réellement la mort et qu’arrive-t-il effectivement quand on descend dans la profondeur de la mort?
Nous devons ici prendre garde au fait que la mort n’est plus la même chose depuis que Jésus-Christ l’a subie, depuis qu’Il l’a acceptée et pénétrée, de même que la vie, l’être humain, ne sont plus la même chose depuis qu’en Jésus-Christ la nature humaine a pu venir en contact, et a été effectivement en contact, avec l’être propre de Dieu. Avant, la mort était seulement mort, séparation d’avec le pays des vivants, et signifiait, fût-ce avec une profondeur différente, quelque chose comme «enfer», aspect nocturne de l’existence, ténèbre impénétrable. Mais à présent la mort est aussi vie et, quand nous franchissons la solitude glaciale du seuil de la mort, nous rencontrons toujours de nouveau Celui qui est la vie, qui a voulu devenir le compagnon de notre solitude ultime et qui, dans la solitude mortelle de son angoisse au Jardin des oliviers et de son cri sur la croix «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?», est devenu Celui qui partage nos solitudes.
Si un enfant devait s’aventurer tout seul dans la nuit noire au milieu d’un bois, il aurait peur même si on lui démontrait des centaines de fois qu’il n’y a aucun danger. L’enfant n’a pas peur de quelque chose de précis, à quoi on puisse donner un nom, mais il expérimente dans l’obscurité l’insécurité, la condition d’orphelin, le caractère sinistre de l’existence en soi. Seule une voix humaine pourrait le consoler; seule la main d’une personne chère pourrait chasser l’angoisse comme on chasse un mauvais rêve. Il y a une angoisse – la vraie, celle qui est nichée dans la profondeur de nos solitudes – qui ne peut pas être surmontée au moyen de la raison, mais seulement par la présence d’une personne qui nous aime. Cette angoisse, en effet, n’a pas d’objet auquel on puisse donner un nom, elle est seulement l’expression terrible de notre solitude ultime.

Qui n’a pas déjà ressenti la sensation effrayante de cette condition d’abandon? Qui ne percevrait pas le miracle saint et consolateur d’une parole d’affection dans ces cirsonstances?
Mais lorsqu’on se trouve devant une solitude telle qu’elle ne peut plus être atteinte par la parole transformatrice de l’amour, alors nous parlons de l’enfer. Et nous savons que bon nombre d’hommes de notre époque, en apparence si optimiste, sont de l’avis que toute rencontre reste superficielle, qu’aucun homme n’a accès à l’ultime et véritable profondeur d’autrui et donc que, tout au fond de chaque existence, gisent le désespoir, et même l’enfer. Jean-Paul Sartre a exprimé cela de façon poétique dans l’un de ses drames, et a exposé en même temps le cœur de sa doctrine sur l’homme. Une chose est sûre: il y a une nuit dans l’obscur abandon de laquelle ne pénètre aucune parole de réconfort, il y a une porte que nous devons franchir dans une solitude absolue: la porte de la mort. Toute l’angoisse de ce monde est en dernière analyse l’angoisse provoquée par cette solitude. C’est pourquoi le terme qui désignait, dans l’Ancien Testament, le royaume des morts, était identique à celui par lequel on désignait l’enfer: shêol. La mort, en effet, est solitude absolue. Mais elle est cette solitude qui ne peut plus être éclairée par l’amour, qui est tellement profonde que l’amour ne peut plus accéder à elle: elle est l’enfer.
«Descendu en enfer» – cette confession du Samedi saint signifie que Jésus-Christ a franchi la porte de la solitude, qu’il est descendu dans le fond impossible à atteindre et à surmonter de notre condition de solitude. Mais cela signifie aussi que, même dans la nuit extrême où aucune parole ne pénètre, dans laquelle nous sommes tous comme des enfants qui ont été chassés et qui pleurent, il y a une voix qui nous appelle, une main qui nous prend et qui nous conduit. La solitude insurmontable de l’homme a été surmontée depuis qu’Il s’est trouvé en elle. L’enfer a été vaincu depuis le moment où l’amour a également pénétré dans la région de la mort, depuis que le no man’s land de la solitude a été habité par Lui. Dans sa profondeur, l’homme ne vit pas de pain; dans l’authenticité de son être, il vit du fait qu’il est aimé et qu’il lui est permis d’aimer. À partir du moment où, dans l’espace de la mort, il y a la présence de l’amour, alors la vie pénètre dans la mort: à tes fidèles, ô Seigneur, la vie n’est pas enlevée, elle est transformée – prie l’Église dans la liturgie funèbre.
Personne ne peut mesurer, en dernière analyse, la portée de ces mots: «Descendu en enfer». Mais s’il nous est donné une fois de nous approcher de l’heure de notre solitude ultime, il nous sera permis de comprendre quelque chose de la grande clarté de ce mystère obscur. Dans la certitude qui espère que nous ne serons pas seuls à cette heure d’extrême solitude, nous pouvons dès maintenant avoir le présage de ce qui adviendra. Et au milieu de notre protestation contre l’obscurité de la mort de Dieu, nous commençons à devenir reconnaissants pour la lumière qui vient à nous, précisément de cette obscurité.

Note additive de traduction

(1) A propos du livre "Il Sabato della Storia".
Présentation de l'éditeur:

http://www.libreriadelsanto.it
En 1997, la "fondation pour cultiver la compréhension de l'art" qui maintient vivant l'héritage artistique du peintre américain William Congdom, demanda à Joseph Ratzinger de pouvoir republier ses méditations sur le Vendredi et le Samedi saint, écrites en 1967. En effet, plusieurs oeuvres, parmi les plus importantes, du peintre, pouvaient très bien accompagner ces Méditations.
La demande plut à Joseph Ratzinger, qui écrivit spécialement une ample introduction au volume, finement illustré en quadrichromie, qui est le résultat de cette fascinante rencontre entre l'art et la théologie.

Je me permets d'ajouter (et ce, d'autant plus que je suis en train de traduire un long article sur l'art contemporain et son rapport au sacré) que l'art de William Congdon ne me parle pas, et même me laisse parfaitement de marbre.
Mais la méditation de Joseph Ratzinger est bouleversante. Et le fait qu'il ait accepté de collaborer à un volume présentant les oeuvres de Congdon est, je l'avoue, une vraie surprise pour moi.