Les 4 clés de Benoit XVI et la tendresse de Sartre
Marie-Anne m'a envoyé la version papier de la recension du livre sur l'Enfance de Jésus par le cardinal Ravasi, sur l'OR . La voici, comme promis (9/1/2013)
Je l'ai scannée, passée à l'OCR, et revérifiée, j'espère ne pas avoir laissé de coquilles...
Le cardinal est un intellectuel. A côté de passages très érudits, il y a de très beaux accents plus personnels, un hommage au style limpide du Saint-Père, et le dernier paragraphe est aussi inattendu qu'émouvant. Comme quoi...
Le livre du Pape consacré aux récits évangéliques de l'enfance de Jésus publié dans plus de cinquante pays
Les quatre clés de Benoit XVI et la tendresse de Sartre
Gianfranco Ravasi
(OR, n° 51-52, 20-27 décembre 2012)
Il s'agit de 180 versets, distribués en quatre chapitres, deux placés en ouverture de l'Evangile de Matthieu et deux au seuil de l'Evangile de Luc. Des pages qui ont engendré un fil d'or artistique, littéraire, musical ininterrompu et qui ont été assiégées par une véritable jungle bibliographique exégétique. Des récits qui avancent à la fois sur le double rail de la narration, avec un montage extraordinaire, presque filmique, et de la théologie, au point que ces pages sont même sous-tendues par deux noyaux essentiels de la profession de foi chrétienne: d'une part, la descendance historique davidique et, donc, messianique de Jésus de Nazareth et, de l'autre, sa conception virginale par l'intervention de l'Esprit Saint et, par conséquent, la divinité filiale du Christ lui-même.
C'est ce que saint Paul place au fronton de son chef-d’œuvre théologique, la Lettre aux Romains: «l'Evangile de Dieu, que d'avance il avait promis par ses prophètes dans les saintes Ecritures, concernant son Fils, issu de la lignée de David selon la chair, établi Fils de Dieu avec puissance selon l'Esprit de sainteté» (r, 2-4).
Nous parlons ici de ce que l'on appelle aussi les «Evangiles de l’Enfance» auxquels Joseph Ratzinger - Benoît XVI a consacré le troisième et dernier panneau de son triptyque sur Jésus de Nazareth (L'enfance de Jésus, Paris, éd. Flammarion). Dans le préambule, il nous propose une métaphore descriptive pour définir son analyse de l’enfance de Jésus: nous sommes comme à la «porte d'entrée» de cette architecture solennelle déjà explorée dans les deux volumes précédents qui mettaient en scène la vie publique du Christ et sa mort conduisant à la gloire de la résurrection.
Dans cet espace initial, toutefois, se trouvent déjà projetées les ombres et les lumières qui suivront: la persécution d'Hérode avec le massacre des innocents est reflétée dans le sang de la croix, Jérusalem est tout entière bouleversée par la nouvelle de la naissance de l'Enfant, comme elle le sera dans l'acte suprême du refus final, les trois jours passés par Jésus à douze ans dans le temple semblent préfigurer le triduum de la tombe, et l'art des icônes de Novgorod (XVe siècle) a créé le module qui deviendra populaire de représenter la crèche - où est déposé Jésus nouveau-né - comme un sépulcre ou comme un autel où l'on «mange» le corps du Christ eucharistique, pour reprendre une curieuse allégorie de la «mangeoire» évoquée par saint Augustin.
C'est précisément à travers la technique presque cinématographique de l'anticipation que Benoît XVI ouvre son livre: à la «porte d'entrée» il fait retentir une question qui résonnera plus loin sous les voûtes du prétoire romain de Jérusalem, lorsque le gouverneur Pilate interpellera 1'accusé Jésus: Póthen ei sy; «D'où es-tu?» (Jn19, 9). Cette question relevant purement de l'Etat civil, prend dans le quatrième Evangile, comme une sorte de clin d'œil, une dimension transcendante supplémentaire. C'est pour cette raison que l'interrogation serpentera ailleurs dans les Evangiles, et celle-ci a sa réponse précisément dans ces 180 versets qu'analyse à présent le Pape dans un itinéraire précis, mais transparent et presque narratif.
La trame est simple: dans le récit de Luc - où la scansion des scènes privilégie Marie - les annonciations et les naissances du précurseur Jean-Baptiste et de Jésus vont de pair, avec toutes les différences qui les connotent; c'est en revanche à Joseph, le père légal de l'Enfant, qu'est adressée l'annonciation dans la narration de Matthieu, qui a comme débouché final le grandiose tableau des Mages avec l'exode-fuite en Egypte qui le suit et le relatif exode-retour.
A présent nous voudrions toutefois identifier les fils interprétatifs que Benoît XVI déroulent à l'intérieur de sa lecture de ces textes. Si nous filons la métaphore architecturale initiale, nous pourrions parler, plus encore que d'une porte d’entrée, d'une véritable planimétrie architecturale à plusieurs pièces qui requièrent différentes clés d'accès. Une métaphore qu'adoptait Origène, l’auteur chrétien du IIIe siècle, pour définir son exégèse des Saintes Ecritures: ce sont comme autant de salles devant lesquelles il y a une clé, mais ce n'est jamais la bonne parce qu'elles ont été changées et mélangées; il est donc nécessaire de les vérifier à plusieurs reprises.
C'est une référence évidente au conflit des interprétations qui régnaient déjà à l'époque et qui s’est ramifié dans les siècles qui ont suivi. Voilà, par conséquent, les principales clés herméneutiques (on parle justement de «la clé d'un texte» pour son déchiffrement) proposées par Joseph Ratzinger pour les Evangiles de l'enfance.
La première et la principale est celle qui met en interaction «histoire et foi», sur la base de l'affirmation centrale du christianisme: le Logos éternel et infini qui est Dieu Christ devient aussi sarx, « chair», contingente, temporalité, finitude, mortalité, humanité. Et voici alors, face à ces récits très originaux par rapport aux autres pages évangéliques, la question: «S'agit-il vraiment d'une histoire qui a eu lieu, ou est-ce seulement une méditation théologique exprimée sous forme d'histoires?».
Chaque tableau de l'enfance de Jésus est par conséquent soumis par le Pape à une vérification essentielle d'historicité, notamment parce que beaucoup d'exégètes ont opté, en revanche, pour une clé «midrashique» selon laquelle nous serions en présence d'une sorte de narration parabolique (l'hébreu midrash) autour de thèmes, de thèses, de textes bibliques et chrétiens, une sorte de dramatisation narrative de vérités théologiques.
La clé choisie par Benoît XVI est différentes: il s'agit d'«événements historiques dont la signification a été théologiquement interprétée par la communauté judéo-chrétienne et par Matthieu».
Et encore: «Jésus n'est pas né ni apparu en public dans l'imprécis "jadis" du mythe. Il appartient à une époque exactement datable et à un milieu géographique exactement indiqué: l'universel et le concret se touchent mutuellement».
Ce n'est pas pour rien que dans les textes abondent les renvois aux coordonnées géopolitiques, destinées à être passées au cribles par l'exégèse historico-critique, de Bethléem à Nazareth, d'Auguste à Hérode, du temple de Jérusalem avec son culte au recensement impérial de Quirinius. Et pour soutenir cette historicité, il propose la suggestive classification des récits sous le genre des «traditions familiales», véritable «fondement judéo-chrétien provenant de la tradition de la famille de Jésus».
Dans le Moyen-Orient antique ces mémoriaux historiques claniques et familiaux avaient une importance telle qu'on les considérait comme des patrimoines, conservés avec fidélité, mais aussi ductilité dans les pages vivantes de la fertile mémoire collective.
Mais il y a plus: dans ces événements historiques structurels, l'on croise aussi le transcendant et ce contact fait jaillir des étincelles au niveau interprétatif. Dans une page très forte, le Pape renvoie au grand théologien protestant Karl Barth qui définissait avec netteté les deux points dans lesquels Dieu intervient dans le monde matériel: la naissance de Jésus par la Vierge et sa résurrection du sépulcre. Et il commente: «Ces deux faits représentent un scandale pour l'esprit moderne. On concède à Dieu d'opérer sur les idées et les pensées, dans la sphère spirituelle - mais non dans la sphère matérielle (...) Mais Si Dieu n'a pas aussi pouvoir sur la matière, alors il n'est pas Dieu». Il est clair que divin et historique se rencontrent en une unique intersection et exigent, donc, une interprétation conjointe à la théologie et l'histoire.
Il y a une seconde clé qui nous est mise entre les mains et c'est celle du lien entre «histoire et prophétie»: il est bien connu, en effet, que Matthieu construit son édifice narratif de l'enfance de Jésus sur une séquence de citations bibliques. Ainsi est créé un contrepoint entre prophétie et événement. Joseph Ratzinger utilise une très belle formule: il appelle les annonces prophétiques des «paroles en attente», d'être pleinement déchiffrées, de trouver leur «protagoniste». Ces paroles en-soi, germinales, fleurissent en Jésus Christ,
comme dans le célèbre cas de l'oracle d'Isaie (7,14) sur la «jeune / vierge» qui engendre l'Emmanuel. C'est pourquoi «dans l'histoire de Jésus, les paroles anciennes deviennent réalité (...) et l'histoire de Jésus est vraie, c'est-à-dire provenant de la parole de Dieu, soutenue et tissée par elle».
On peut aussi élargir ce regard rétrospectif au-, delà des prophéties bibliques et - comme le fait Benoît XVI- l'appliquer de façon analogique à la célèbre quatrième églogue de Virgile avec ses images générationnelles souvent relues dans une perspective chrétienne, voire - même en dépassant quelque peu - renvoyer à l’inscription de l'époque d'Auguste de Priene (année 9 avant l'ère chrétienne) où l'on trouve un lexique relu par le christianisme («sauveur, paix, œkoumène, évangile»): peut-être que «les rêves secrets et confus de l'humanité sur un nouveau commencement se sont réalisés dans l'avènement de Jésus - en une réalité que Dieu seul pouvait créer». La figure des Mages devient, à cet égard, emblématique: «ils représentent la mise en route de l'humanité vers le Christ, ils inaugurent une procession qui parcourt l'histoire tout entière».
Et nous voici à la troisième clé que le livre nous offre. Dès le préambule, le Pape rappelle l'un des piliers de l'actuelle (mais aussi traditionnelle) narratologie: deux acteurs sont en action: «l'auteur et le lecteur». Surtout face à des textes performatifs et non purement informatifs comme le sont les textes religieux, le pur mouvement «centripète» («que disent-ils en eux-mêmes») doit se conjuguer à un parcours «centrifuge» qui arrive jusqu'à la périphérie de l'aujourd'hui («que disent-ils pour moi»). C'est sur cette base que les pages de Benoît XVI sont constamment marquetées d'interpellations adressées au lecteur, un peu comme le suggérait Flaubert pour qui lire ne doit pas seulement divertir ou instruire, mais doit aussi servir de guide pour vivre.
Ainsi, pour donner un exemple, le rapport entre foi et politique est-il repris sous son double profil: «Parfois, au cours de l'histoire, les puissants de ce monde tirent à eux le Royaume de Dieu; mais il est alors justement en danger: ils veulent associer leur pouvoir au pouvoir de Jésus, et ainsi ils déforment son royaume, le menacent.
Ou bien il est soumis à la persécution insistante de la part des dominateurs qui ne tolèrent aucun autre règne et désirent éliminer le roi sans pouvoir, dont ils craignent toutefois le pouvoir mystérieux». Ou encore, voici la mise en œuvre de la tragédie des enfants massacrés par Hérode où résonne la plainte maternelle de la Rachel biblique: «A notre époque, le cri des mères vers Dieu demeure actuel, mais en même temps la Résurrection de Jésus nous raffermit dans l'espérance de la vraie consolation».
Il y a un quatrième et dernier critère, corollaire du précédent et formel en apparence. Celui-ci, toutefois, se révèle une véritable clé herméneutique, dans la conscience que le moyen linguistique est un important instrument interprétatif. Nous voulons parler du style adopté par Joseph Ratzinger - Benoît XVI dans son analyse de ces quatre textes évangéliques. A la différence de nombreux théologiens qui s'enveloppent dans la cape de l'autoréférentialité linguistique, striée d'obscurité ésotérique et oraculaire, impénétrable à «cette foule qui ne connait pas la Loi» (Jn 7, 49), lui, recourt à un langage toujours limpide, essentiel, incisif, voire humble («je n'ai pas trouvé jusqu'à maintenant une explication pleinement convaincante de cela»), typique aussi de sa propre personne.
Prima est eloquentiae virtus perspicuitas, enseignait le maitre de rhétorique qu'était Quintilien, convaincu que la limpidité du discours était la première vertu de l'éloquence. Joseph Ratzinger met en pratique ce principe que Wittgenstein avait forgé (mais peu suivi) dans son Tractatus logico-philosophicus: «Tout ce que l'on peut dire, peut se dire clairement», et déjà le grand orateur qu'était saint Bernardin de Sienne avertissait que «celui qui parie clair, a l'esprit clair». Cette vertu, d'ailleurs, est requise par l'objet même de ces 180 versets, qui ont au centre un Enfant qui nait d'«une jeune femme inconnue, une petite ville inconnue, une maison privée inconnue. Le signe de la Nouvelle Alliance est l'humilité, le fait d'être caché». A notre grille de lecture simple et essentielle du texte ratzingerien, en plus des quatre points cardinaux indiqués, nous voudrions ajouter de façon tout à fait marginale un appendice. Benoît XVI, comme il a eu l'occasion d'en témoigner aussi dans l'homélie de clôture du récent synode des évêques sur la nouvelle évangélisation, a très à cœur l'initiative du Parvis des Gentils.
Eh bien, nous voudrions en ouvrir un, idéal, autour des Evangiles de l'enfance de Jésus, en convoquant un non croyant d'origine contrôlée, l'écrivain et philosophe existentialiste français Jean-Paul Sartre. C'était Noel 1940 et dans le Stalag XII D de Trèves où il était prisonnier, il fut sollicité par ses compagnons chrétiens de détention pour composer une sorte de représentation sacrée. Il écrivit ainsi son premier texte théâtral, Bariona, ou le Fils du tonnerre.
Or, dans ce texte, à un certain moment, entre en scène Marie qui vient de donner le jour à l'Enfant Jésus et qui, comme n'importe quelle mère, s'était mise à le contempler avec tendresse, consciente de l'unicité de son expérience: Voici quelques lignes vraiment surprenantes de cette œuvre composée par un auteur appartenant sans aucun doute au groupe des Gentils. «Le Christ est son enfant, la chair de sa chair et le fruit de ses entrailles. Elle l'a porté neuf mois. Elle lui donna le sin et son lait deviendra le sang de Dieu. (...) elle sent à la fois que le Christ est son fils, son petit à elle et qu'il est Dieu. Elle le regarde et elle pense: "Ce Dieu est mon enfant! Cette chair divine est ma chair, Il est fait de moi, Il a mes yeux et cette forme de bouche, c'est la forme de la mienne. Il me ressemble, Il est Dieu et Il me ressemble"... Et aucune femme n'a de la sorte son Dieu pour elle seule. Un Dieu tout-petit qu'on peut prendre dans ses bras et couvrir de baisers, un Dieu tout chaud qui sourit et qui respire, un Dieu qu'on peut toucher et qui vit».