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Cher Benoit: une lettre de Messori, en avril 2005

Une amie de Marie-Anne a retrouvé dans ses archives cet article paru dans le Figaro Magazine du 23 avril 2005 (7/5/2013)

Images ci-dessous: La rencontre à Bressanone, qui devait donner naissance au fameux "Entretien sur la foi" (cf. benoit-et-moi.fr/2008-II)

Cher Benoît XVI.
Lettre ouverte au nouveau Pape



A l'heure où le nouveau Pape concélèbre dans la Chapelle Sixtine sa première messe, ce mercredi matin, je songe à cette ironie du sort : pour quelqu'un qui a quitté Milan pour les bords du lac de Garde, et préféré l'étude de l'histoire de l'Eglise à l'actualité, je me retrouve l'auteur de deux livres cosignés avec des papes, Entrez dans l'Espérance, avec Jean-Paul II en 1993, et huit ans plus tôt Entretien sur la foi, avec Benoît XVI. Les deux n'étaient pas sans lien : je crois que Ratzinger avait confié à Jean-Paul II qu'il était satisfait du travail que nous avions accompli tous les deux.
Je me souviens de l'homme que j'ai rencontré cet été de 1984 à Bressanone, cette petite ville du Tyrol italien que les Allemands appellent Brixen... Depuis plusieurs années, don Joseph passait ses vacances au séminaire. J'avais sollicité une rencontre et il avait d'abord opposé à ma demande une fin de non-recevoir, avec un sourire goguenard: quoi ? Une demande d'interview avec le responsable d'une institution caractérisée par le secret le plus absolu ? Pourtant il accepta: n'avait-il pas quelque temps plus tôt ouvert aux chercheurs les archives du Saint-Office ?
Il me consacra toutes ses matinées de vacances pour de longs entretiens qui aboutirent à la publication d'un livre qui fut traduit dans vingt langues et parut aux Etats-Unis sous le titre Ratzinger Report.
Vingt ans plus tard, je voudrais lui dire de rester lui-même, c'est-à-dire cet homme qui ne s'arrêtait pas aux débats qui divisent les catholiques et le monde et les catholiques entre eux, et qui portent sur l'organisation de l'Eglise, l'application du concile Vatican II, la morale etc. Aujourd'hui plus que jamais, il s'agit de revenir à la foi elle-même et à cette question : « Croyons-nous vraiment à Jésus-Christ ressuscité ? » Je suis un converti, un intellectuel issu d'un milieu agnostique qui, en débarquant dans l'Eglise, a été surpris par le nombre de palabres qui portaient sur tout sauf sur l'essentiel. L'Eglise m'intéresse, mais pas comme multinationale. Je la conçois comme un moyen pour voir et comprendre le Mystère. Le Vatican m'intéresse dans la mesure où j'ai accès à ses fondations : je veux dire à sa raison d'être. Les bureaux qu'il recèle ne me dérangent pas si les hommes qui y travaillent, bons ou mauvais managers, ont conscience de travailler au service du Christ. Il y a vingt ans, l'un des collaborateurs de Joseph Ratzinger m'avait parlé de son intense vie de prière, qui lui permettait d'éviter de se transformer en Grand Bureaucrate, en signataire de décrets indifférents à l'humanité de ceux qu'ils visent.
Très Saint Père, comme moi, des millions de gens cherchent, tout simplement, des raisons de croire, bien loin des discussions sur le centralisme ou le sacerdoce.
Hélas ce travail d'apologétique, d'annonce, mais aussi de consolidation de la foi catholique, n'est plus guère fait. Les écoles, les universités catholiques, souvent ralliées au « questionnement », ne font plus ce travail. Alors qui? A Benoît XVI, il sera demandé de poursuivre après Jean-Paul II cette réaffirmation dont découle le problème d'autorité que connait l'Eglise. Je suis sûr qu'en matière de liturgie, de réaffirmation du rite et du sacré, il agira vite. Mais sera-t-il suivi ? Depuis quarante ans, le pape et les évêques peuvent bien publier des instructions, rien n'y fait. Pour prendre une image, ils appuient sur un bouton après une décision, et rien ne se passe. Il faudra bien que Benoît XVI se penche aussi sur le problème des conférences épiscopales que nous avions alors évoqué. De ces structures techniques récentes, j'ose écrire que leur utilité reste à prouver. J'ai toujours peur que leur influence ne transforme l'Eglise catholique en une confédération d'Eglises locales, une manière de Suisse.
Le successeur de Jean-Paul II arrive après un pontificat exceptionnel auquel il a largement collaboré. Les chiffres, tous astronomiques, ne disent qu'une part de la réalité.
On a calculé que les documents pontificaux écrits et publiés entre 1978 et 2005 représentaient un volume de 85 000 page.
Un travail surhumain pour les deux principaux rédacteurs que furent Karol Wojtyla et
Joseph Ratzinger, mais aussi pour les prêtres et les fidèles tenus de lire et d'ingurgiter une telle production. Le temps est donc probablement arrivé d'une pause dans la production de textes afin que nous puissions les lire, les relire et les méditer.
En matière de voyages, ce pontificat fut tout aussi unique. Le monde avait besoin d'un électrochoc et partout où il est passé, Jean-Paul II en a produit. Dans les pays où les chrétiens étaient persécutés, en Europe de l’Est ou en Afrique, sa venue fut salutaire. Dans les autres également : à chaque fois, les Eglises locales étaient obligées de se mobiliser pour l'accueillir dignement.
Quel est l'état du monde que trouve Benoît XVI ? Sur la surface du globe, l'Europe représente une exception en tant que seul continent qui s'accommode de l'athéisme: l'Afrique, l'Amérique, l'Asie, aucune de ces régions ne connait pareil phénomène d'installation profonde d'une civilisation sans Dieu. Et pourtant le cœur de l'Eglise continue de battre en Europe. La puissante Amérique est certes prodigue d'argent, mais guère de saints. Partout dans le monde c'est encore le Vieux Continent qui apporte, pour le meilleur ou pour le pire, sa pensée, même en Amérique latine où la théologie de la libération n'était pas brésilienne, mais allemande ou française. Il le sait, puisqu'il s'est personnellement consacré à réfuter les bases intellectuelles de cette doctrine.
A ce sujet, je voudrais livrer une anecdote. On lui reprocha les sanctions qu'il prit à l' encontre des théoriciens de la théologie de la Libération. J'assure que la plus sévère d'entre elles consista à inviter un jour Léonardo Boff pour le café, rencontre au cours de laquelle il lui demanda de cesser pendant un an d'accorder les interviews-fleuves dont il abreuvait la presse. Je sais aussi que, chercheur lui-même, il lui en coûta de devoir intervenir dans les travaux de ses collègues. Il le fit par devoir, en «ouvrier de la vigne du Seigneur», ainsi qu'il s'est défini au balcon de Saint-Pierre. Et je suis sûr qu'il a toujours agi avec fermeté mais délicatesse. J'en veux pour preuve l'histoire suivante. Lors de nos entretiens, par respect pour lui, j'avais fait l'énorme effort de m'abstenir de fumer. Et plusieurs années après je le lui avais raconté. Sa réaction fut : «Pourquoi ne me l'avez vous pas dit ? Figurez-vous que j'aime beaucoup l'odeur du tabac !» Vrai ou faux, cet aveu révèle un trait de Ratzinger : son austérité, qui est réelle, il ne l'impose pas aux autres.
Autre trait à souligner : son humour. Je ne peux pas ne pas évoquer le jour où il me demanda de lui raconter les histoires qui circulaient sur son compte dans les paroisses romaines ; celles que je lui rapportai le firent beaucoup rire.
Quand il était encore cardinal, Joseph Ratzinger a résumé la situation : « L Eglise ne peut pas toujours vivre en état d'exception. » L'heure n'a-t-elle pas sonné pour elle de vivre quelque chose de « normal » ? D'aucuns trouveront peut-être le nouveau successeur de Pierre moins flamboyant, timide, cérébral. Le nouveau pape ne rassasiera peut-être pas l'appétit des médias internationaux pour le spectacle ? Mais le suis sûr que Benoit XVI est tout simplement celui dont l'Eglise de notre temps a aujourd'hui besoin. Les observateurs ont relevé qu’il avait choisi son nom par rapport au pape de la Première guerre mondiale. Il l'a également fait en référence à saint Benoît, proclamé patron de l'Europe par Paul VI. Comment ne pas y voir une réponse à l'absence dans la Constitution européenne de références aux racines chrétiennes du Vieux Continent ?
Pour ma part, je n'ai jamais eu peur d'imaginer sur le siège de Pierre un « antihéros », un homme couleur de muraille qui ne serait pas télégénique, pour rappeler au monde que la qualité première d'un pape n'est pas de « bien passer à la télévision » mais d'être un saint.
Don Bosco, qui devait tout au pape Pie IX, faisait crier aux jeunes dont il s'occupait non pas « Vive Pie IX ! » mais « Vive le page ! », pour bien montrer où allait son attachement. Ce qui compte, ce n'est pas l'homme qui s'est présenté mardi 19 avril 2005 au balcon de Saint-Pierre. C'est ce qu'il représente.

Propos recueillis par Etienne de Montety
Le Figaro Magazine du 23 avril 2005