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Le doute

Un passage étonnant du livre d'entretiens du Cardinal Ratzinger avec Peter Seewald, en 2000 (13/5/2013)

Le doute
"Voici quel est notre Dieu", pages 23 et suivantes

- Vous avez rapporté un jour l'histoire, que raconte Martin Buber, d'un rabbi. Celui-ci reçoit un jour la visite d'un philosophe. C'est un homme très savant. Il veut prouver au rabbin qu’il n y a pas de vérité de foi, que la foi en une vérité est un retour en arrière, une survivance du passé. Lorsque le savant entra dans la chambre du rabbin, il le voit réfléchir, allant et venant, un livre en mains. Le rabbin ne fait pas attention au savant. Après un certain temps, il s arrête tout de même, le regarde furtivement et dit seulement : « Mais c est peut-être vrai ! » C'était suffisant. Le savant vacilla sur ses jambes et quitta subitement la maison. Une belle histoire. Et pourtant ! Régulièrement des prêtres tournent le dos à leur Église, abandonnent le sacerdoce, des moines quittent leur couvent. Vous avez vous-même parlé un jour du « pouvoir oppressant de l'incroyance ».

- La foi n'est pas une réalité, dont je pourrais dire à un moment précis J'ai la foi, d'autres ne l'ont pas. Nous en avons déjà parlé. Elle est une réalité vivante qui implique l'homme entier dans toutes ses dimensions, raison, volonté et sentiment. Elle peut d'ailleurs développer des racines de plus en plus profondément, de sorte que vivre et croire deviennent de jour en jour une même réalité, mais jamais une possession. L'homme garde toujours la possibilité de céder à l'autre tendance qui est en lui et de chuter.
La foi reste un chemin. Aussi longtemps que nous vivons nous sommes en route, et c'est pourquoi la foi est toujours menacée et harcelée. Il est sain qu'elle ne devienne pas une idéologie à portée de main. Et aussi qu'elle n'endurcisse pas et ne rende pas incapable d'être proche du frère qui s'interroge, qui doute, qui souffre. La foi ne peut mûrir qu'en supportant et acceptant toujours à nouveau, à toutes les étapes de sa vie, la puissance oppressive de l'incroyance ; elle finira par la traverser et devenir capable d'aborder une nouvelle étape.

- Qu’en est-il pour vous ? Connaissez-vous personnellement cette « puissance oppressive de l'incroyance » ?

- Naturellement. C'est justement lorsqu'on tente de partager la foi, en tant que professeur ou enseignant dans la situation spirituelle de notre siècle, qu'il faut rester ouvert aux questions qui nous la rendent difficile. On est évidemment confronté également aux modèles de vie qui nous sont proposés et qui promettent de remplacer la foi ou de la rendre superflue. C'est dans cette mesure que l'acceptation de tout cela, la persévérance intérieure et le fait d'être agressé par tout ce qui, aujourd'hui, parle contre la foi, constituent une part essentielle de ma tâche.
Même si je ne le voulais pas, j'y serais affronté par des informations, par des événements, par tout ce que l'expérience de la vie impose. Tout cela rend la foi pénible. Mais dès qu'on retrouve la lumière ni découvre qu'il s'agit d'une ascension, et que c'est de cette manière précisément qu'on approche du Seigneur.

- Cela cessera-t-il un jour ?

- Jamais tout à fait.

- Peut-on imaginer que même un pape puisse être assailli par le doute ou par l'incroyance ?

- Pas par l'incroyance, mais qu'il souffre par les questions qui rendent la foi difficile, on peut l'imaginer. Vicaire à Munich, j'ai fait une petite rencontre qui est restée pour moi inoubliable. Mon curé d'alors, M. Blumscheid, était l'ami du pasteur de la paroisse protestante voisine. Un jour vint Romano Guardini pour une conférence et les deux amis purent s'entretenir avec lui. Je ne sais pas comment s'est déroulée la conversation, mais Blumscheid, tout ébahi, me l'a racontée. Guardini aurait dit que, quand on vieillit, croire ne devient pas plus facile, mais plus difficile. Guardini avait à l'époque entre 65 et 70 ans. Naturellement, il s'agit là de l'expérience spécifique d'un homme qui était mélancolique et a beaucoup souffert. Mais, comme je l'ai dit, la question n'est jamais totalement réglée. Par ailleurs, cela devient plus facile lorsque la flamme de la vie s'amenuise. Aussi longtemps qu'on est en chemin, on reste en chemin.

- L’Église catholique sait-elle avec une absolue certitude, comment Dieu est-il en réalité, ce qu'il dit réellement et aussi ce qu'il attend de nous ?

- L'Église catholique sait dans la foi ce que Dieu nous a dit dans l'histoire de la Révélation. Naturellement, la compréhension de cette Parole de Dieu, et aussi celle que l'Église en a, restera toujours en retrait par rapport à cette Parole elle-même. C'est pour cela qu'il existe un développement de la foi. Chaque génération peut découvrir dans le déroulement de sa vie de nouvelles dimensions sans que l'Eglise en ait eu connaissance auparavant. Le Seigneur lui-même prédit dans l'Evangile de Jean : « J'ai encore bien des choses à vous dire, mais, actuellement, vous n'êtes pas à même de les supporter ; lorsque viendra l'Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière » Un 16, 12-13). Cela signifie qu'il y a toujours un excédent, une « anticipation » de la Révélation, non seulement dans ce que le croyant particulier en a compris, mais aussi dans ce que l'Église en sait. Cet excédent constitue pour chaque génération une nouvelle aventure.

- Qu’est-ce que cela signifie ?

- Jamais nous ne pourrons dire : maintenant nous savons tout, maintenant le christianisme est arrivé au bout de sa connaissance. Parce que Dieu et la vie humaine sont insondables. De nouvelles dimensions apparaissent. Ce qui a été donné à ('Église, c'est la certitude sur ce qui n'est pas compatible avec l'Évangile. Dans sa confession de foi et dans ses dogmes elle a formulé les connaissances essentielles. Toutes sont formulées négativement. Ils fixent la limite à ne pas dépasser si l'on veut éviter de s'égarer. Mais, à l'intérieur de ces limites, toutes les portes restent ouvertes et l'espace est immense. C'est pour cela aussi que l'Église peut indiquer les grandes orientations fondamentales pour la vie humaine et dire où il ne faut certainement pas que j'aille, si je ne veux pas aller à la catastrophe. Cela reste le devoir de chacun de reconnaitre et d'exploiter les nombreuses possibilités sur son chemin.

- Toutefois, certains croient que le christianisme est moins une religion pratique qu'une préparation de l'au-delà, en quelque sorte une manière de ramasser des points pour le décompte dans l'autre monde.

- C'est vrai, l'au-delà fait partie de la perspective chrétienne de vie. Si on l'enlevait, notre perspective serait un remarquable fragment, une affaire morcelée. La vie humaine serait gravement mutilée, si l’on n'en considérait que l'espace de ces soixante-dix ou quatre-vingts ans de notre vie terrestre. C'est de là que nait cette étonnante cupidité de vie. Si la vie présente est la seule qui m'est donnée, il faut naturellement que je m'efforce d'en tirer le maximum possible. Je ne peux plus, dès lors, faire attention à l'autre.
L'au-delà me donne les critères et confère à la vie présente le sérieux et le poids nécessaires pour ne pas vivre exclusivement pour l'instant présent, mais de façon qu'elle soit finalement valable non seulement pour moi mais pour la totalité. Dieu, qui nous entend, ne nous enlève pas notre responsabilité mais nous apprend à l'assumer. Il nous amène à vivre de manière responsable ce qui nous est donné de vivre et d'être en mesure de subsister un jour devant sa face.

- Le Christ dit : « Demandez et vous recevrez. Cherchez et vous trouverez. Frappez et il vous sera ouvert » (Mt 7, 7). En revanche, si mon fils, par exemple, doit faire un devoir d'école et appelle Dieu à l’aide, honnêtement, disons que celui-ci ne l’aide pas toujours.

- Prenons par exemple la prière pour la guérison. Une mère prie ainsi pour son enfant, un époux pour son épouse ; on prie pour qu'un peuple ne tombe pas dans l'erreur - et nous savons que ces demandes ne sont en aucune façon toujours exaucées. Pour celui qui est entre la vie et la mort, cela peut devenir une question importante. Pourquoi n'a-t-il pas obtenu de réponse ou pas du tout celle qu'il demandait dans la prière ? Pourquoi Dieu reste-t-il silencieux ? se demandera-t-il. Pourquoi se retire-t-il ? Pourquoi arrive juste le contraire de ce que je voulais ?
Cette distance entre la promesse de Jésus et ce dont nous faisons l'expérience dans notre vie a poussé à la réflexion toutes les générations, pousse chacun à la réflexion, m'a poussé moi aussi à la réflexion. Chacun doit lui-même se frayer le chemin vers une réponse. Par là il comprendra finalement pourquoi Dieu lui a ainsi parlé.

- Et de quelle réponse s'agit-il là ?

- Augustin et d'autres grands théologiens disent que Dieu nous donne ce qui est le meilleur pour nous, même si nous ne pouvons pas le connaître par avance. Souvent ce qu'il fait est tout le contraire de ce que nous pensions être le meilleur pour nous. Il faudrait apprendre à accepter le chemin qui, d'après notre expérience et notre douleur, nous parait si difficile. Apprendre à voir que nous sommes guidés. Le chemin de Dieu est souvent un terrible chemin de mutation, de transformation de notre vie, qui nous change réellement et nous redresse.
Il faut donc dire que la parole : « Demandez et vous recevrez » ne signifie certainement pas que tout simplement je puis demander à Dieu tout ce qui me plait et me rend la vie agréable en le prenant pour une sorte de « bouche-trou ». Ou qu'il m'enlèverait toute souffrance et tout questionnement. Au contraire, elle signifie que Dieu m'entend toujours et m'exauce de la manière que lui seul connaît et qui est bonne pour moi.
Pour revenir au cas concret de votre fils, il peut être bon pour lui qu'il apprenne que Dieu n'intervient pas à tort et à travers, uniquement parce qu'il n'a pas appris son vocabulaire et qu'il doit d'abord faire ce qui dépend de lui. Parfois, cela peut signifier que la petite correction que constitue un échec scolaire ne lui sera pas épargnée. Elle lui est peut-être nécessaire pour qu'il trouve son chemin.