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Le troupeau avant la doctrine?

Rino Cammilleri, toujours très bon, propose une analyse intéressante des premiers mois du Pontificat (15/10/2013)

>>> Où va le Pape

Cet article de Rino Camilleri paru hier dans Il Giornale se situe hors des cercles des sceptiques, des "normalistes", et des progressistes impatients, apportant un point de vue résolument original. Il permet de comprendre un peu mieux où va le Pape François.

Si son analyse est juste (je pense qu'elle l'est), le Pontificat est une rupture, mais pas forcément celle que l'on a annoncé jusqu'à présent.

     

Le troupeau avant la doctrine? On risque de perdre les deux
Le Pape François mise tout sur la charité chrétienne parce que l'Eglise est en difficulté. Mais soigner les souffrances humaines sans tenir fermement l'orthodoxie est une stratégie dangereuse
http://www.ilgiornale.it/
Rino Camilleri
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La fameuse interviewe du pape François à Civiltà Cattolica devrait avoir clarifié sur ce point le programme du pontificat Bergoglio et les éléments de préoccupation que certaines déclarations «a braccio» à la presse, ou certains gestes auraient entraîné chez quelques-uns.

Il semble, par exemple, que le premier voyage, justement à Lampedusa, parmi les clandestins ait été le fruit d'une impulsion après avoir vu à la télévision les images du énième naufrage. Les voeux aux musulmans pour le Ramadan, les appels téléphoniques à l'improviste aux simples fidèles, les échanges de calotte sur la place, les exhortations aux chômeurs à «se battre» pour le travail, le refus de chaussures rouges, ornements d'or, résidences au Vatican, l'utilisation de voitures de série assis à côté du chauffeur; tout cela, en somme, pourrait faire penser à certaines personnes que l'ancien archevêque de Buenos Aires continue à se comporter comme il l'a toujours fait, et à considérer l'ensemble de la catholicité comme s'il s'agissait d'un des bidonvilles de la capitale Argentine. L'attitude du type sympa (le téléphone sonne: bonjour, je suis le Pape François) ou le choix d'un interlocuteur privilégié avec Eugenio Scalfari (le promouvant «pape» des laïcs), autorisent à le croire.

Mais l'interviewe avec la Civiltà Cattolica a balayé tous les doutes: le Pape sait ce qu'il fait, et ce qu'il fait, cela fait partie d'une stratégie délibérée. La voici en résumé.

L'homme contemporain est désormais complètement subjugué par une culture relativiste qui a détruit toute valeur à la fois divine et humaine. Lui parler des principes non négociables est pure perte de temps: il ne les comprend plus. L'attaque durant des siècles au principe d'autorité l'a emporté et les gens ne supportent plus les maîtres. Mais la civilisation d'aujourd'hui est également un hachoir qui augmente de façon exponentielle le nombre des rejetés. L'homme moderne, blessé et mutilé par le côté obscur de la modernité (qui, promettant le bonheur à tous, a atteint un degré de détresse jamais vu), alors qu'il git à terre, tout saignant, ne voit que la main qui le relève et le soigne, peu lui importe si c'est un Samaritain (c'est à dire le représentant d'une catégorie qu'on lui a appris à haïr).
Voici donc le programme: tendre les bras à ceux qui souffrent, aux abandonnés, sans polémiquer, sans discuter, sans reprocher les erreurs. Quand la cuirasse mentale aura été dissoute, le malheureux verra dans l'Eglise une mère miséricordieuse et non, comme on lui a inculqué, un centre idéologique de pouvoir. Le problème urgent est la crise de la foi, dont la crise morale n'est qu'une conséquence. De là, dit le pape Francis, il faut repartir. De zéro. À la lumière de cela, le modus operandi de Bergoglio devient plus clair.

Ce qu'il propose est une sorte de gigantesque «choix religieux» de la part de l'Église toute entière: soigner d'abord les souffrances humaines, et alors, seulement alors, enseigner le catéchisme et tout le reste. De là aussi la réticence à parler de sujets «dérangeants», comme le mariage homosexuel, l'avortement, l'euthanasie. Il dit: la position de l'Église sur ces questions, tout le monde la connaît et il est inutile que le pape la répéte constamment. Et pourtant - en venons-nous à penser - même la primauté de l'orthopraxis sur l'orthodoxie (pour reprendre le jargon clérical) est un 'déjà-vu' (en français dans le texte).

Et puis, de la primauté à l'éloignement, il n'y a qu'un pas, et une pratique déconnectée de l'orthodoxie, nous avons déjà vue dans la fameuse «théologie de la libération». Si vous n'injectez pas constamment dans la pratique votre doctrine, une autre prendra sa place, peut-être une qui lui ressemble: hier le marxisme, aujourd'hui, le buonisme relativiste. C'est un risque, que nous espérons calculé. Transformer l'Église tout entière en une grande Caritas, cela sera-t-il suffisant pour la nouvelle évangélisation? Donner aux gens cette image de l'Eglise que les gens veulent (assistance gratuite, silence sur le péché et l'erreur), est-ce vraiment l'idée gagnante? A ces questions, seul l'avenir pourra répondre.

Mais il y a au moins un exemple dans le passé, Mère Teresa, qui en Inde faisait exactement ce que le Pape Bergoglio indique à tous les catholiques aujourd'hui: la charité silencieuse. Elle assistait les lépreux et les mourants sans dire un mot sur la doctrine de Christ (ndt: est-ce vrai? je l'ignore); les Indiens, qui déjà l'accusaient de prosélytisme, l'auraient chassée, elle et ses sœurs. Mais que reste-t-il en Inde de tout ce travail acharné sur les «derniers»? La christianisation du sous-continent galope-t-elle? Les chrétiens locaux ne sont-ils plus persécutés?

Quoi qu'il en soit, en attendant que la stratégie «samaritaine» du pape Bergoglio donne des résultats, on se demande en quoi reste utile une cour des Gentils, dispendieuse passerelle pour les divers Scalfari & Odifreddi. Tout comme le fameux «dialogue», et même l'œcuménisme, la théologie et l'apologétique, vieux outils qui, comme le catéchisme lui-même, ne disent rien à l'homme contemporain; au contraire, il y en a que tout cela dérange, et qui le repoussent.

Un «choix religieux», donc. Du reste, le «peuple de Dieu» l'a déjà fait de sa propre initiative, en désertant les paroisses et en se déversant dans les sanctuaires mariaux: il suffit d'aller à Medjugorje pour s'en rendre compte. Ici, même la Sainte Vierge va à l'essentiel: elle ne parle pas de catéchisme et de doctrine, mais dit seulement: «Convertissez-vous, priez et jeûnez». Peut-être parce qu'il est presque l'heure de fermer le rideau? Qui sait ...