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Quel catholique était Kennedy?

A 50 ans de l'assassinat du président américain, souvent réduit à une icône: retour sur une conférence de Mgr Chaput, à Houston, en 2010, sur le rôle des chrétiens dans la vie publique (22/11/2013)

Aujourd'hui 22 novembre, les medias se livrent sans retenue à l'une de leurs activités de prédilection, qui a le double avantage d'occuper l'antenne non-stop sans se creuser la tête pour trouver des sujets propres à satisfaire la boulimie du public, et de ne pas parler des problèmes du présent: la célébration , de préférence lacrymale, d'un anniversaire - ici la mort tragique de John Kennedy.

Tout ce que je peux dire, sans ajouter ma petite pierre sans intérêt à un édifice déjà bien chargé, et parfois même un peu ébranlé, c'est qu'une partie de la génération née dans les années 50 continue de reporter sur le président assassiné une passion adolescente, motivée moins par son physique de jeune premier que par ce que représentait l'Amérique d'alors, face à la Russie de Kroutchev (à l'époque on parlait des "deux K", et c'est vrai que même avec les pires défauts de la création que l'on a par la suite attribués à Kennedy, il n'y a pas photo).

Parmi d'autres titres, on se rappelle de JFK comme du premier président américain catholique - ce qui constituerait un point commun, au moins, à un autre "premier" président américain .. noir, celui-là, Barack Obama.
Mais quel catholique était Kennedy?

Le 10 mars 2010, à l'occasion du 50e anniversaire d'un discours prononcé à Houston par le candidat Kennedy à la présidence des Etats-Unis (les élections se tiendraient 2 ans plus tard) devant les pasteurs protestants, l'archevêque (à l'époque, de Denver, il a été nommé en 2011 à Philadelphie) Charles Chaput [1] faisait, également à Houston, une conférence devant les protestants baptistes, sur un thème d'une actualité brûlante, le rôle des chrétiens dans la vie publique.
Sandro Magister consacrait un long billet à l'évènement, et reproduisait in extenso le discours de Mgr Chaput (http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1342344?fr=y ).

Dans ce discours, Mgr Chaput dénonçait en termes vigoureux la laïcité agressive qui selon lui puiserait ses racines dans ce discours "fondateur" du sénateur John Kennedy. Voulant convaincre son auditoire qu'il ferait un bon président, et qu'un catholique pouvait aussi servir son pays, il avait érigé une barrière hermétique entre sa foi chrétienne et son engagement politique. Et il avait déclaré: "Je crois en une Amérique où la séparation entre l’Église et l’État est absolue".
Charles Chaput proclamait au contraire que la religion est un fait personnel, mais en aucun cas privé. Et c'est leur foi qui doit guider les choix et les engagements des chrétiens en politique.

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Extrait du discours de Mgr Chaput

Il y aura 50 ans cet automne, en septembre 1960, le sénateur John F. Kennedy, candidat démocrate à la présidence, fit un discours à la Greater Houston Ministerial Association. Il avait un seul but : il devait convaincre 300 pasteurs protestants plutôt méfiants et le pays dans son ensemble, qu’un catholique comme lui pouvait servir loyalement notre pays en tant que chef de l’exécutif. S’il n’a pas convaincu les pasteurs, Kennedy a convaincu le pays et il a réussi à être élu. Et son discours a laissé une empreinte durable dans la politique américaine. Ce discours a été sincère, convaincant, argumenté... et erroné. Pas erroné à propos du patriotisme des catholiques, mais erroné à propos de l’histoire des Etats-Unis et très erroné à propos du rôle de la foi religieuse dans la vie de notre pays. Et Kennedy n’a pas été simplement "erroné". Son discours de Houston a sapé en profondeur le rôle non seulement des catholiques, mais de tous ceux qui ont une foi religieuse, dans la vie publique et dans la discussion politique aux États-Unis. Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, nous en payons encore les dégâts.

Voilà des affirmations fortes. Je vais donc essayer de les expliquer de trois façons. D’abord, je voudrais analyser les problèmes à partir de ce que Kennedy a vraiment dit. Ensuite, je voudrais réfléchir à ce que peut être une juste approche chrétienne de la politique et du service public. Enfin je voudrais examiner où nous a conduits le discours de Kennedy. Autrement dit : les réalités auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui et ce que les chrétiens doivent faire en ce qui concerne ces réalités.
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Au début de son exposé, Kennedy a déclaré : "Je crois en une Amérique où la séparation entre l’Église et l’État est absolue".
Etant donnée la méfiance historiquement témoignée aux catholiques dans notre pays, ces mots étaient habilement choisis. Le problème est que la constitution ne dit pas cela, que les Pères Fondateurs ne le croyaient pas et que l’histoire des Etats-Unis l’infirme. À la différence des chefs révolutionnaires européens, les Pères Fondateurs des Etats-Unis avaient une opinion favorable de la religion. Beaucoup d’entre étaient eux-mêmes croyants. En fait, l’une des principales raisons qui ont conduit à la rédaction de la Clause d’Établissement du premier amendement, qui interdit toute aide fédérale à une Église, est que plusieurs des rédacteurs de la constitution voulaient protéger les Églises protestantes aidées par des fonds publics qui étaient déjà installées dans leurs états. A vrai dire John Adams préférait un "établissement modéré et équitable de la religion", ce qu’il contribua à faire inclure dans la constitution du Massachusetts en 1780.

Les Pères Fondateurs des États-Unis encourageaient le soutien mutuel entre la religion et le gouvernement. Leurs motivations étaient d’ordre pratique. À leurs yeux, une république comme les États-Unis avait besoin d’un peuple vertueux pour survivre. La foi religieuse, correctement vécue, forme des gens vertueux. Donc le concept moderne, drastique, de "séparation de l’Église et de l’État" avait peu de poids dans la conscience américaine, jusqu’au jour où le juge Hugo Black l’a déniché dans une lettre privée écrite en 1802 par le président Thomas Jefferson à la Danbury Baptist Association. Le juge Black a ensuite utilisé la phrase de Jefferson dans l’arrêt de la Cour Suprême Everson v. Board of Education, en 1947.

La date de cet arrêt de la Cour Suprême est importante, parce qu’un an plus tard – en 1948 – les évêques catholiques américains ont écrit une magnifique lettre pastorale intitulée "Le chrétien en action". Elle mérite d’être lue. Dans cette lettre, les évêques faisaient deux choses. Ils soutenaient avec force la démocratie américaine et la liberté religieuse. Et ils contestaient vigoureusement la logique du juge Black dans l’arrêt Everson.

Les évêques écrivaient que "ce serait une véritable distorsion de l’histoire et du droit américains" que de forcer les institutions publiques du pays à une "indifférence vers la religion et au refus de la coopération entre la religion et le gouvernement". Ils rejetaient la nouvelle et brutale conception de la séparation de l’Église et de l’État créée par le juge Black come "pierre de touche du laïcisme doctrinaire". Et ils fondaient leur argumentation sur les faits de l’histoire des États-Unis.

Il est intéressant de rappeler, ce soir, cette prise de position pastorale parce que Kennedy a évoqué la lettre des évêques de 1948 dans son discours de Houston. Il voulait démontrer que les catholiques soutenaient profondément la démocratie américaine. En cela il avait raison. Mais il a omis de dire que ces mêmes évêques, dans cette même lettre, rejetaient la nouvelle et radicale doctrine de la séparation qu’il prêchait.

Le discours de Houston a aussi créé un problème religieux.
Il faut reconnaître à Kennedy le mérite d’avoir dit que, si jamais ses devoirs de président "me demandaient de violer ma conscience ou l'intérêt national, je démissionnerais". Il affirmait aussi : "Je ne renierai pas mes convictions ou mon Église pour gagner ces élections". Mais, par ses effets, c’est exactement ce qu’a fait le discours de Houston. Il a lancé le projet de dresser un mur entre la religion et la pratique du gouvernement, de façon nouvelle et agressive. Il a aussi séparé les croyances privées d’un individu de ses devoirs publics. Et il a mis "l'intérêt national" au-dessus et contre "les pressions ou préceptes religieux extérieurs".

Pour son auditoire de pasteurs protestants, l’accent mis par Kennedy sur la conscience personnelle peut avoir semblé familier et rassurant. Mais ce que Kennedy a vraiment fait, d’après le chercheur jésuite Mark Massa, c’est quelque chose d’extérieur et de nouveau. Il "a sécularisé la présidence américaine pour la conquérir". Autrement dit, "précisément parce que Kennedy ne faisait pas partie de ce courant dominant de religiosité protestante qui avait créé et soutenu les 'structures de plausibilité' de la culture politique [américaine] au moins depuis Lincoln, il a dû 'privatiser' les croyances religieuses présidentielles – y compris et surtout les siennes – pour conquérir ce poste".

D’après Massa, le type de laïcité mis en avant par le discours de Houston "représentait une privatisation presque totale des croyances religieuses : une privatisation si poussée que des observateurs religieux aussi bien du côté catholique que du côté protestant ont commenté ses remarquables implications athées pour la vie et le discours publics". Et l'ironie – toujours du point de vue de Massa – est que certains de ceux qui s’inquiétaient publiquement de la foi catholique de Kennedy, ont obtenu un résultat très différent de ce qu’ils attendaient. En effet, "le fait même de poser la question [du catholicisme] a représenté une grande avancée vers une ‘laïcisation’ de la place publique américaine, par la privatisation des croyances personnelles. L’effort même consenti pour 'sauvegarder' l'aura religieuse [essentiellement protestante] de la présidence... a contribué de manière significative à sa laïcisation".

Cinquante ans après le discours de Houston, il y a plus de catholiques qui occupent des fonctions publiques nationales qu’il n’y en a jamais eu auparavant. Mais je me demande s’il y en a déjà eu aussi peu qui soient capables d’expliquer de manière cohérente comment leur foi influe sur leur travail, ou qui se sentent au moins obligés d’essayer. La vie de notre pays n’est pas plus "catholique" ou "chrétienne" qu’il y a cent ans. En fait, on peut soutenir qu’elle l’est moins. Et il y a au moins un motif à cela : trop de catholiques prennent leurs opinions personnelles pour une véritable conscience chrétienne. Trop d’entre eux vivent leur foi comme si c’était une particularité privée qu’ils empêcheront toujours de devenir une gêne pour autrui. Et trop d’entre eux ne sont pas vraiment croyants. Peut-être en va-t-il autrement dans les milieux protestants. Mais j’espère que vous me pardonnerez si je dis : "J’en doute".
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Note

[1] En juillet 2011, à l'occasion de sa nomination à Philadelphie, Mgr Chaput était interrogé... toujours par Sandro Magister:
Voici l'échange final:
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Q : Qu'est-ce qui vous impressionne le plus dans le magistère du pape Benoît XVI ?
R : Le caractère constamment génial de sa pensée – je ne sais vraiment pas comment il la maintient à ce niveau – et le développement interne de sa vie depuis l'époque où il était expert au concile Vatican II jusqu'à son activité actuelle en tant que pape.

Q : Et en ce qui concerne sa manière de diriger l'Église ?
R : Je viens d'un petit diocèse qui est très loin de Rome. Je ne peux pas imaginer la charge que représente la Chaire de saint Pierre, pour lui ou pour n'importe quel autre homme. Je suis convaincu que Benoît XVI est un grand pasteur et un grand disciple de Jésus-Christ ; un homme qui sait ce que signifie la souffrance et qui rayonne pourtant de la joie de l'Évangile. Le bon “style” pour n'importe quel prêtre, c'est de vivre “in persona Christi”. Et je pense que Benoît XVI incarne de manière très émouvante le sens de cette expression.