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Le projet d'Église et de société de Benoît XVI

En août 2009, à la veille de l'année sacerdotale, le cardinal Bertone accordait une longue interviewe à l'Osservatore Romanao, et brossait un beau portrait du Pape Benoît. Reprise (27/10/2013)

Le contexte (le début de l'année jubilaire célébrant le huitième centenaire de la naissance du Pape Célestin V, aux célébrations desquelles le Secrétaire d'Etat avait présidé) est développé ici.

Ma traduction d'alors

(...)

Pour en venir à l'attitude de Benoît XVI envers les pauvres, je voudrais souligner avant tout son attention particulière aux petits et aux humbles.
Tout en étant un grand théologien et un maître de doctrine, un intellectuel et un savant important, qui se mesure avec les hommes de pensée de notre temps, Papa Ratzinger se fait comprendre de tous et est proche des gens, parce que dans ses mots, même les gens simples perçoivent la vérité et cueillent le sens d'une foi et d'une sagesse humaine riche de paternité.
En paraphrasant une expression biblique, nous pourrions dire, avec les mots du psaume 25, qu'il « guide les humbles dans la justice et aux pauvres, il enseigne la voie du Seigneur ».
Benoît XVI atteint une multiplicité de situations de pauvreté individuelles, de familles et de communautés répandues dans le monde, soit directement, soit à travers le Secrétariat papal ou le Secrétariat d'État, soit à travers les organismes préposés à la charité, comme l'Elemosineria apostolique ("La charité du Pape"), le Conseil Pontifical Cor Unum et d'autres, et avec eux il distribue non seulement les offrandes qu'il reçoit des fidèles, des diocèses, des congrégations religieuses et des associations de bienfaisance, mais aussi ses droits d'auteur, fruits de son travail personnel. On peut dire que réellement, selon la définition de Saint Ignace d'Antioche, il « préside dans la charité », en guidant avec l'exemple ce vaste mouvement de charité et de solidarité planétaire que l'Église accomplit dans ses composantes les plus articulées et leurs ramifications capillaires. Enfin, sur les traces de ses prédécesseurs, mais avec un accent particulier il intervient, rappelle, réveille, il sollicite l'action des Gouvernements et des organisations internationales pour soigner les inégalités et les discriminations les plus brûlantes en termes de sous-développement et de pauvreté. Je voudrais rappeler, parmi les innombrables textes, appels et messages, le paragraphe 27 de Caritas in veritate où il dénonce l'accentuation d'une extrême insecurité de vie et de crises alimentaires provoquées autant par des causes naturelles que par l'irresponsabilité politique nationale et internationale: «Il est important de mettre en évidence comment la solidarité pour le développement des Pays pauvres peut constituer un projet pour la solution de la crise globale en cours, comme des hommes politiques et des responsables d'Institutions internationales en ont dernièrement eu l'intuition».


- Vous connaissez le consensus qui entoure Benoît XVI mais aussi quelques réserves, particulièrement sur la fidélité au concile Vatican II et sur la réforme de l'Église. Ces craintes vous semblent-elles fondées ?

-- Pour comprendre les intentions et l'action de gouvernement de Benoît XVI il faut se référer à son histoire personnelle - une expérience multiple qui lui a permis de traverser l'Église conciliaire en authentique protagoniste - et, une fois élu Pape, au discours d'inauguration du pontificat, à celui à la Curie romaine du 22 décembre 2005 et aux actes précis par lui voulus et signés (et parfois patiemment expliqués).
Les autres élucubrations et rumeurs sur de présumés documents de marche-arrière sont pure invention selon un cliché standardisé et obstinément reproposé. Je voudrais seulement citer quelques exigences du concile Vatican II constamment promues avec intelligence et profondeur de pensée par le Pape: le rapport plus compréhensif instauré avec les Églises orthodoxes et les orientaux, le dialogue avec le judaïsme et celui avec l'islam, qui ont suscité des réponses et des approfondissements jamais vus avant, en purifiant la mémoire et en s'ouvrant aux richesses de l'autre.
Et en outre je me plais à souligner le rapport direct et fraternel, en plus d'être paternel, avec tous les membres du collège épiscopal dans les visites ad limina et dans les autres nombreuses occasions de contact. Qu'on se rappelle la pratique initiée par lui des interventions libres aux assemblées du Synode des évêques avec les réponses ponctuelles et les réflexions du Pontife lui-même. N'oublions pas ensuite le contact direct instauré avec les supérieurs des dicastères de la Curie romaine avec lesquels il a rétabli les rencontres d'audience périodiques.
Quant à la réforme de l'Église - qui est surtout une question d'intériorité et de sainteté - Benoît XVI nous a rappelés à la source de la Parole de Dieu, à la loi évangélique et au coeur de la vie de l'Église: Jésus le Seigneur connu, aimé, adoré et imité comme « celui dans lequel il plut à Dieu de faire habiter chaque plénitude », selon l'expression de la lettre aux Colosséens.
Avec le livre Jésus de Nazareth et avec la suite qu'il prépare, le Pape nous fait un grand don et scelle sa volonté précise de «faire du Christ le coeur du monde».
N'oublions pas ce qu'il a écrit dans la lettre aux évêques catholiques du 10 Mars dernier sur la rémission de l'excommunication aux évêques consacrés par Mgr Lefebvre : «Dans notre temps où en de vastes zones de la terre la foi est dans le danger de s'éteindre comme une flamme qui ne trouve plus de nourriture, la priorité qui est au-dessus de toutes est de rendre Dieu présent dans ce monde et d'ouvrir aux hommes l'accès à Dieu. Pas à n'importe quel dieu, mais à ce Dieu qui a parlé sur le Sinai ; à ce Dieu dont nous reconnaissons la face dans l'amour poussé jusqu'à la fin (cf Jean 13, 1) - en Jésus Christ crucifié et ressuscité. Le vrai problème dans notre instant de l'histoire est que Dieu disparaît de l'horizon des hommes et que quand s'éteint la lumière provenant de Dieu l'humanité est saisie du manque d'orientation, dont les effets destructeurs se manifestent toujours plus».


- Quelles ont-elles été les interventions qualifiantes de Benoît XVI dans la Curie romaine et ce qui il faut encore attendre ?

-- Benoît XVI est un profond connaisseur de la Curie romaine, où il a exercé un rôle prééminent comme Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, un observatoire et un ministère central pour la connexion avec tous les autres organismes de gouvernement de l'Église. Ainsi, il a pu connaître parfaitement les personnes et les dynamiques et suivre le parcours des nominations advenues sous le pontificat de Jean-Paul II, même dans son détachement des manoeuvres et des commérages qui se développent parfois dans certains milieux curiaux, malheureusement peu pénétrés de vrai amour de l'Église.
Dès le début de son pontificat, encore bref, il y a eu plus de 70 nominations de supérieurs des divers ministères, sans compter celles de nouveaux nonces apostoliques et de nouveaux évêques dans le monde entier. Les critères qui ont guidé les choix de Benoît XVI ont été: la compétence, l'esprit pastoral, l'internationalité. Nous sommes à la veille de quelques nominations importantes et les surprises ne manqueront pas, surtout en relation à la représentation des nouvelles Églises: l'Afrique a déjà offert et offrira d'excellents candidats.


- Est-il juste d'attribuer à la responsabilité du Pontife tout ce qui arrive dans l'Église ou est-il utile pour une information correcte d'appliquer le principe de responsabilité personnelle


-- Il s'est répandu l'habitude d'imputer au Pape - ou, comme on dit, surtout en Italie, au Vatican - la responsabilité de tout ce qui arrive dans l'Église ou de ce qui est déclaré par n'importe quel représentant ou membre d'Églises locales, d'institutions ou de groupes ecclésiaux. Ceci n'est pas correct. Benoît XVI est un modèle d'amour au Christ et à l'Église, il l'incarne comme Pasteur universel, la guide dans la vérité et la sainteté, en indiquant à tous la mesure élevée de la fidélité au Christ et à la loi évangélique.
Et il est juste, pour une information correcte, d'attribuer à chacun (unicuique suum) sa responsabilité pour les faits et les mots, surtout lorsqu'ils contredisent de façon notoire les enseignements et les exemples du Pape.
L'imputabilité est personnelle, et ce critère vaut pour tous, même dans l'Église. Mais malheuresement la manière de rapporter et de juger dépend des bonnes intentions et de l'amour pour la vérité des journalistes et des media. J'ai lu récemment un bel article de Javier Marías, qui fait une réflexion amère : «J'ai eu l'occasion d'observer qu'un vaste pourcentage de la population mondiale ne se préoccupe plus de la vérité. Je crains cependant d'avoir péché par excessive circonspection, parce que ce qui arrive est de loin plus funeste: une vaste proportion de la population n'est aujourd'hui plus en mesure de distinguer la vérité du mensonge, ou, pour être plus précis, la réalité de la fiction ». Il reste donc encore plus urgent et nécessaire d'enseigner la vérité, de faire connaître et aimer la vérité, sur soi-même, sur le monde, sur Dieu, convaincus, selon le mot de Jésus, que « la vérité vous fera libre ! » (Jean, 8, 32).


- Pouvez-vous expliquer, peut-être même avec quelque exemple, comment dans l'Église de Benoît XVI la liberté de pensée et de recherche va de pair avec la responsabilité de la foi ?

-- En relation avec ce thème - qui est très important et central dans l'Église, et qui touche d'autres binômes étroitement joints, comme foi et raison, foi et culture, science et foi, obéissance et liberté - il faut revenir à l'exemple de la vie et de l'expérience de Joseph Ratzinger, penseur, théologien et maître de doctrine reconnu, comme je viens de le dire. On ne peut évidemment détacher sa pratique et son style de gouvernement des convictions les plus profondes qui ont nourri et ont marqué son comportement de savant et de chercheur. A son long parcours d'intellectuel, très actif sur les chaires universitaires et dans les media, se sont ajoutées successivement deux formidables responsabilités: d'abord celle de préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et ensuite celle de Pasteur suprême de l'Église catholique. Il est évident que ces deux fonctions ont marqué les enseignements et les actes du cardinal et du Pape, en les orientant encore plus efficacement, si l'on peut dire ainsi, vers une interaction et une synergie entre la liberté fondamentale de pensée et de recherche et la responsabilité de l'acte de foi et de l'adhésion de foi à Dieu qui se révèle, qui parle et appelle à être « nouvelle créature ». Il n'y a donc pas d'opposition ou de « sécession », mais une harmonie à rechercher, à construire avec l'intelligence de l'amour. Telle est l'attitude de Joseph Ratzinger lorsqu'il parle à des organismes comme la Commission Biblique Pontificale, la Commission Théologique Internationale, l' Académie Pontificale des Sciences, l'Académie Pontificale pour la Vie, et ainsi de suite, ou bien lorsqu'il dialogue avec des spécialistes et des penseurs individuels.
Il demande aux théologiens de ne pas être déracinés de la foi de l'Église, pour être de vrais théologiens catholiques, et il a fait l'éloge - à Aoste, le 25 Juillet dernier - de « la grande vision qu'a eu Teilhard de Chardin : l'idée paulinienne qu'à la fin nous aurons une vraie liturgie cosmique, et le cosmos deviendra hostie vivante ». Et je voudrais encore citer une belle page de Caritas in veritate là où parle « de l'engagement pour faire interagir les différents niveaux du savoir humain en vue de la promotion d'un vrai développement des peuples ». Après avoir expliqué que le savoir n'est jamais seulement oeuvre de l'intelligence, et que le savoir est stérile sans l'amour, il conclut : « Les exigences de l'amour ne contredisent pas celles de la raison. Le savoir humain est insuffisant et les conclusions des sciences ne pourront pas indiquer à elles seules la voie vers le développement intégral de l'homme. Il faut toujours aller plus loin : la charité dans la vérité le demande. Aller au-delà, cependant, ne signifie jamais faire abstraction des conclusions de la raison ni contredire ses résultats. Il n'y a pas l'intelligence et ensuite l'amour : il y a l'amour riche d'intelligence et l'intelligence pleine d'amour » (n. 30).


- Trouvez-vous qu'il est facile ou difficile de rendre compte de l'action et de la pensée de Benoît XVI, parvenu à la cinquième année de son pontificat?

-- Sincèrement je considère qu'il serait très facile pour les journalistes de rendre compte de l'action et de la pensée de Benoît XVI.
En parcourant les volumes de ses Enseignements ou les textes publiés sur « l'Osservatore Romano » - qui en transmettent toujours fidèlement les interventions, souvent même spontanées et riches d'instantanéité et d'actualité - il ne serait pas difficile de reconstruire son projet d'Église et de société, inspiré de façon cohérente à l'Évangile et à la plus authentique tradition chrétienne. Benoît XVI a une vision limpide et voudrait pousser les individus et les comunnautés à une vie divinement et humainement harmonique, avec la théologie de l'«et» et la spiritualité de l'« avec », jamais du « contre », à moins qu'il ne s'agisse des terribles idéologies qui ont ammené l'Europe dans les gouffres du siècle dernier. Il suffirait d'être aussi limpide et fidèle, en rapportant «sine glossa», c'est-à-dire sans les ajouts d'interprétations tordues, ses mots naturels et ses gestes de père du peuple de Dieu.


- Une dernière question : comment est née l'idée de l'Année sacerdotale?

-- Je me rappelle qu'après le Synode des évêques sur parole de Dieu, sur le bureau du Pape il y avait une proposition, déjà présentée précédemment, pour une année de prière, qui en elle-même, était déjà bien reliée avec la réflexion sur la parole de Dieu. Toutefois, l'occurence du 150ème anniversaire de la mort du Curé d'Ars et l'émergence des problématiques qui ont investi tant de prêtres, ont poussé Benoît XVI à promulguer l'Année sacerdotale, montrant ainsi une attention spéciale aux prêtres, aux vocations sacerdotales et promouvant dans tout le peuple de Dieu un mouvement croissant d'affection et de proximité aux ministres ordonnés. Ils sont sans nul doute l'épine dorsale des Églises locales et les premiers coopérateurs de l'évêque dans la mission de l'annonce de la foi, de la sanctification et de la conduite du peuple de Dieu. Le Pape a toujours montré une grande proximité et affabilité envers les prêtres, surtout dans les dialogues spontanés, riches d'expérience et d'indications concrètes sur leur vie, et avec de réponses ponctuelles à leurs questions.
L'Année sacerdotale suscite un grand enthousiasme dans toutes les Églises locales et un mouvement extraordinaire de prière, de fraternité envers et parmi les prêtres et de promotion de la pastorale des vocations (*).
En outre, on voit se renforcer le tissus du dialogue, parfois brouillé, entre les évêques et les prêtres, et croître une attention particulière également envers les prêtres réduits à une condition marginale dans l'action pastorale. On souhaite aussi que se produise une reprise de contacte, d'aide fraternelle et si possible de réunion avec les prêtres qui pour différentes raisons ont abandonné l'exercise du ministère. Beaucoup d'initiatives sont destinées à renforcer la conscience de l'identité et de la mission sacerdotale, qui est essentiellement une mission exemplaire et éducative dans l'Église et dans la société. Les saints prêtres qui ont peuplé l'histoire de l'Église ne manqueront pas de protéger et de soutenir le chemin de renouveau proposé par Benoît XVI.

(©L'Osservatore Romano - 28 août 2009)

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Note de traduction
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(*) On sait malheureusement que durant cette Année Sacerdotale voulue par Benoît XVI, le diable - sans doute bien secondé par les hommes - s'est déchaîné, et c'est durant cette période qu'a explosé le scandale de pédophilie dans le clergé, exhumant, pas par hasard, des affaires souvent vieilles d'un demi siècle.