Un pari surnaturel
Les interrogations de Pietro de Marco juste après la renonciation de Benoît XVI, en février 2013. Qu'en est-il du pari, presque huit mois après? (3/10/2013)
>>> Cf. du même auteur Un message à l'état liquide
L'action puissamment corrective, médicinale, d'un demi-siècle d'errements, était confiée aux décisions du pape; désormais, elle passe dans les mains impondérables du prochain conclave et du futur pontife!
Cet article est paru le 12 février 2013 sur le supplément florentin de Il Corriere della sera, et il a été reproduit sur le blog Settimo Cielo, où je l'ai retrouvé ce matin en faisant des recherches sur son auteur.
Il permet de situer l'auteur de cet autre article que j'ai traduit ce matin: ce n'est pas un dangereux extrêmiste.
Un pari surnaturel
Pietro De Marco
magister.blogautore.espresso.repubblica
12/2/2013
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Dans la «complexio oppositorum» catholique, autrement dit l'articulation cohérente d'oppositions qui caractérisent l'Église dans son existence tout entière (humaine et divine, individuelle et sociale, institutionnelle et charismatique, sur terre et déjà dans le ciel), est contenue aussi le pouvoir de l'évêque de Rome, figure représentative du mystère de l'Eglise Corps du Christ, et personne physique titulaire d'un ministère de gouvernement universel. Ministère «rationnel» parce qu'ordonné, comme tout authentique exercice potestatif, à des effets, évaluables dans l'ordre des fins de ce Corps.
Certes, le «bien de l'Eglise» n'est pas facile à définir; il est nécessaire de comprendre ce que deviennent institution et gouvernement quand ils opèrent sur la crête du naturel et du surnaturel, pour les fins ultimes, le salut des âmes, comme le rappelle encore, dans sa capacité de dire l'essentiel, le droit canon.
Aujourd'hui, la décision impressionante de Benoît XVI doit être comprise, à mon avis, sur cette crête. D'un côté, la mémoire récente d'un corps charismatique, celui de Karol Wojtyla, porteur jusqu'au dernier moment (et au-delà, jusqu'aux obsèques), d'une autorité et d'une grâce qui surpassent en gain surnaturel tout critère d'efficacité de gouvernement. De l'autre, la prévision rationnelle - comme est intimement rationnelle l'Église catholique - de crise au sein du gouvernement, au nom et à la place du pape malade.
Wojtyla a opté, en cohérence avec sa géniale action publique, pour la force évangélisatrice du «corps du pape».
Joseph Ratzinger opte, en cohérence avec sa confiance dans l'action discrète et réfléchie, pour l'exigence d'une intégrité, «naturelle», pour l'intégrité du pape, donc, pour un successeur. Le risque de faire manquer à l'Église les dons de grâce d'un gouvernement mené sous le signe de l'extinction de «la vigueur, tant du corps que de l'âme», ne lui semble pas supérieur à celui, raisonnablement probable, de mettre en danger la barque de Pierre .
Ainsi, par rapport à Wojtyla, Ratzinger prend un chemin différent dans la «complexio» catholique, un jugement opposé sur ce que le moment mondial et ecclésial requiert.
L'interprétation «moderne» de cet acte, certes médité et préparé, est légitime, mais ne prend pas en compte depuis combien de siècles le droit de l'Eglise a réfléchi sur la figure du pape. Ici apparaît ce que la modernité occidentale doit à l'Eglise catholique, et pas l'inverse.
Mais l'interprétation «moderne» contient aussi un danger, plus interne à l'Eglise qu'externe: concevoir désormais la renonciation à l'Office comme une nouvelle pratique qui impose de facto la démission au pape malade ou de «provecta Aetas», d'âge trop avancé.
A la libre décision, la seule pouvant valider l'acte, et qui exclut la correction, une telle pratique sustituerait un lien, brisant la vérité catholique du double chemin opposé, le charismatique et le «rationnel» et favorisant une conception moderne du pape dans le pire sens car subordonné au canon d'une simple efficacité administrative.
Cela, qu'on y prenne garde, est fait pour plaire à ceux qui désirent, au sein et hors de l'Eglise, dégrader le primat charismatique de l'évêque de Rome à une fonction limitée, et le placer sous le jugement de tiers, des médecins aux membres de la Curie et aux évêques. En soi, au contraire, c'est-à-dire dans les termes contraignants de la loi divine, le jugement de l'idoinité de son vicaire revient seulement au Christ.
Benoît XVI a voulu pourvoir à l'efficacité du plein exercice de la primauté, et non à son affaiblissement. Et il a confié à une protection supérieure le bien de l'Église, avec un risque symétrique à celui que Wojtyla voulut courir.
Après l'annonce de la démission, j'ai reçu des appels téléphoniques désorientés, je dirais angoissés: le pape nous quitte, dans une situation dramatique du monde et de l'Eglise, situation dans laquelle il était, dans la particularité de Ratzinger, le point de résistance, irremplaçable. L'action puissamment corrective, médicinale, d'un demi-siècle d'errements, était confiée aux décisions du pape; désormais, elle passe dans les mains impondérables du prochain conclave et du futur pontife!
L'enjeu, dans les limites du jugement humain, est énorme.
Voilà ce que je pense: de même que le risque souverain de Jean-Paul II de gouverner l'église avec sa souffrance a obtenu le miracle du pape Benoît, pareillement celui, tout aussi radical de Benoît, de confier l'Église et sa mission au Christ, pour qu'il en donne le poids à un vicaire intact, obtiendra un autre pontife à la mesure de l'histoire.