Accueil

Comment meurt un chrétien

Le récit bouleversant et terrible, par Alessandro Gnocchi, des derniers jours de son ami Mario Palmaro (22/3/2014)

>>> Dossier: Hommage à Mario Palmaro

Le hasard m'a fait "rencontrer" Mario Palmaro dans le monde virtuel (je retrouve sur mon site des articles remontant à 2010, le contenu correspondait à mes idés, mais je ne savais pas vraiment qui il était): c'est une rencontre dont on ne peut pas sortir indemne, encore moins après sa mort, à 45 ans, laissant derrière lui une épouse, quatre enfants encore petits... et un grand héritage intellectuel et spirituel, auquel j'espère que le temps rendra justice.
J'ai créé une page spéciale ici: Hommage à Mario Palmaro

J'en ai beaucoup parlé (peut-être à l'étonnement de mes lecteurs), et je continuerai à le faire, regrettant que la barrière de langue - que j'ai modestement essayé d'abattre dans ces pages - ait rendu son message et son engagement pratiquement inaudibles chez nous. Et pourtant, Mario Palmaro donne un témoignage de foi et de sainteté dont nous aurions tous tellement besoin, juste en ce moment.

En attendant, son ami et complice, Alessandro Gnocchi, avec qui il a écrit en duo de nombreux articles (devenus en dernier lieu polémiques, lorsqu'il a osé élever des objections sur le tour pris par le pontificat de François, au point qu'il a été évincé de Radio Maria où il tenait depuis des années une chronique régulière), nous livre le récit de ses derniers instants.
A lire en laissant de côté toute tentation idéologique.
Mario Palmaro est un grand amoureux de l'Eglise, et un témoin exemplaire de la foi.
A ceux qui seraient tentés de dire qu'il s'agit d'un simple éloge funèbre, voici une réponse qui ne laisse pas de place au doute:

* * *

En la solennité liturgique de saint Joseph, Il Foglio a publié une contribution d'Alessandro Gnocchi qu'on ne peut pas définir simplement comme un article, mais qui est un véritable hymne funèbre, totalement dépourvu de rhétorique, riche de réalisme chrétien, de foi chrétienne, de poésie chrétienne. L'auteur, auquel il aura beaucoup coûté de raconter des faits aussi intimes et aussi nobles, a écrit pour faire un don: porter à la connaissance de tous (croyants et non-croyants, clergé "mondain" et autre) comment Mario Palmaro a pris au sérieux la vie et comment il a pris au sérieux la mort et comment elles ont été un tout indissociable, parce que l'une explique l'autre et vice versa.
Alessandro Gnocchi nous fait pénétrer dans l'enceinte sacrée des affres de la mort, où la douleur et l'attente pour ce qui va suivre, ont le goût de l'amour pur, tendues vers le but de réaliser la vie qui n'a pas de fin.
http://blog.messainlatino.it/2014/03/proficiscere-anima-christiana.html

     
Mario Palmaro et sa mort liturgique
Il Foglio, 19 mars 2014.
Traduction benoit-et-moi

A. Gnocchi.
Source
------

Proficiscere anima christiana ..

Ce «Dies irae, dies illa» qui dans la messe traditionnelle pour les défunts transperce les coeurs et les esprits avant la lecture de l'Évangile selon saint Jean s'élève depuis les lumineux et profonds siècles du Moyen Age (wikipedia).
«Je suis la résurrection et la vie», dit dans ce passage de l'Evangile le Fils de Dieu à Marthe, qui pleure la mort de son frère Lazare. «Celui qui croit en moi, même s'il est mort, vivra; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela? Elle lui répondit: Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant, qui es venu en ce monde».

La douceur majestueuse du dialogue transcrit par Saint Jean ne peut être comprise qu'en contrepoint de la rigueur visionnaire avec laquelle Thomas de Celano (1190-1265, franciscain italien et premier biographe de Saint François, auteur de la version définitive du Dies irae) décrit le «Dies irae» qui «solvet seculum in favilla: teste David cum Sibilla», ce jour de la colère qui dissoudra le siècle en étincelle, comme en témoignent David et la Sibylle. Quand le juge viendra dans le frisson du monde, et la mort et la nature s'étonneront de la résurrection de chaque créature.

C'est là qu'est la vraie miséricorde que l'Eglise a la charge d'apporter au monde: montrer la douceur d'un Dieu attendri devant la mort de son ami, dont il sera le juge juste et inflexible au jour du jugement. La messe traditionnelle des fidèles défunts le rappelle à chaque moment, répétant ce «requiem eternam dona eis, Domine» qui s'élance vers le ciel, venant de coeurs et d'esprits conscients de n'être que momentanément sur ce rivage.

Dans la matinée du 12 Mars 2014 à l'enterrement de Mario Palmaro, ce lien invisible et invincible entre les vivants et les morts, entre ce rivage et l'autre, a pris forme dans la rigueur limpide et lumineuse d'une Messe comme on en célébrait dans les temps civilisés. Chantée en latin, avec prêtre, diacre et sous-diacre tournés vers Dieu, selon le rite qui ne se laisse pas violenter par les sentiments et les protagonistes.

Mario s'y était préparé dès le moment où les techniciens de la médecine, érigés par le siècle en authentiques prêtres, lui avaient dit qu'il n'avait aucune chance de s'en sortir. Le siècle a lui aussi ses liturgies, reflets de mathématiques rigoureuses, qui contrairement à celles célestes, ne laissent aucun espoir. C'est pourquoi il a immédiatement pensé à l'épilogue terrestre, qui devait être suffisamment lumineux pour vaincre inexorablement les rituels du monde. Et il a fait de chaque jour de sa maladie l'étape d'un chemin liturgique vers le but final. Il s'est dirigé vers le sacrifice comme le prêtre dans la sacristie s'apprête à célébrer la messe dans laquelle il prêtera son corps au Christ sur la Croix. D'abord avec hésitation, puis avec une légèreté qui n'avait pas grand chose de terrestre, il a donné aux gestes, aux pensées, aux prières de ses deux dernières années un trait purement rituel. Qui ne signifie pas formalisme glacial, mais adoration de la grandeur infinie de Dieu et, par conséquent, soumission docile à sa volonté. C'est pourquoi son calvaire a été si serein et si édifiant pour tous ceux qui y ont assisté au moins pendant un certain temps.
Il se préparait à mourir et ceux qui l'aimaient se préparaient à l'accompagner vers la mort.
Sans que nous ne nous le disions, nous l'avons fait dès le moment où il m'a appelé pour me dire qu'il n'y aurait rien à faire, sauf un miracle. Mais, être prêt à accompagner votre plus grand ami à la mort est une chose, s'apprêter docilement à mourir en est une autre: le Seigneur demande toujours au meilleur le plus grand sacrifice.


Imperceptiblement aux yeux du siècle et de nombreux catholiques, la vie de Mario est devenu comme celle d'un moine, et sa maison, tellement submergée d'appels téléphoniques, de visites et d'affaires quotidiennes, s'est transformée en un petit monastère. Ce père de famille avec une femme et quatre enfants, a reproduit dans sa vie quotidienne ce qui, y a 1500 années, s'était manifesté dans le génie religieux de Saint Benoît. Le saint de la Règle avait tracé un chemin de sainteté qui prescrivait la manière et le moment du plus petit geste dans la prière, le travail, le repos, en leur donnant un sens plus profond. De la même manière, il a sauvé les choses, les gestes et les paroles de sa vie quotidienne de l'abandon au siècle pour en faire quelque chose de sacré, le signe que sa maison se réglait au plus profond selon la volonté du ciel.

Il s'est donc mis à prêter aux réalités une attention qui n'était pas seulement de ce monde, et se révèlait sous la forme d'une candeur de plus en plus irréprochable. «L'attention - a écrit Cristina Campo (1923-1977)- est le seul chemin vers l'indicible, la seule voie vers le mystère. En effet, elle est solidement ancrée dans le réel, et le mystère ne se manifeste qu'à travers des indications cachées dans le réel. (...) Face à la réalité, l'imagination recule. Au contraire, l'attention la pénètre, directement comme symbole».

Cette attention au réel, devenue presque dévotion, portait Mario à parler de sa maladie et de l'issue inévitable avec un détachement incompréhensible pour la plupart des gens. Pour en profiter, il fallait en saisir la racine dans la capacité à lire dans chaque moment de vie des desseins qui sont célestes et doivent donc être acceptés. Plus on se rapprochait de la fin, plus on pouvait voir dans ses yeux quelque rayon qui témoignât de ce don. «Ces éclairs, explique Cristina Campo ne sont rien d'autre que cette étincelle (d'origine et de nature de plus en plus mystérieuses au fur et à mesure que, pour chaque chose, une clé nous est fournie) que l'attention sollicite et prépare: comme le paratonnerre à la foudre, comme la prière au miracle, comme la recherche d'une rime à l'inspiration qui justement découlera de cette rime».

La foudre, le miracle, l'inspiration surgie d'une rime se manifestaient dans les nombreux appels téléphoniques durant lesquels nous parlions chaque jour, dans un poignant «Aujourd'hui, je suis content parce que ...».
«Bonjour Mario, comment vas-tu?», «Aujourd'hui, je suis content parce que ...». Il était content pour tout, pour chaque événement, chaque pensée ayant même une miette d'importance. Parce que la chimiothérapie l'avait laissé en paix un peu plus, parce que les plaies aux pieds et aux mains le faisaient un peu moins souffir, parce que sa femme Annamaria lui avait préparé ce plat qu'il aimait tant. Vingt jours avant sa mort, dans le rituel du coup de téléphone de neuf heures du matin, il était heureux parce qu'il avait trouvé un "hospice" qui le suivrait à la maison pour le traitement de la douleur. «Donc, je n'irai plus à l'hôpital et je ne dérangerai pas Annamaria. Je suis vraiment content». Je suis vraiment content: et c'était la preuve que d'ici peu, à vue humaine, ce serait fini.

L'oeil profane ne pouvait pas le voir et le cerveau mondain ne pouvait pas le comprendre, mais ces «Aujourd'hui, je suis content parce que ...», étaient comme les parements dont le prêtre se revêt avant d'entrer dans l'arène de la messe, comme les linges brodés recouvrant les Saintes Espèces. Voiles que la dépravation des Lumières pénétrée jusque dans l'Église considère comme un obstacle à l'intelligence, et qui sont au contraire ce qui donne à l'invisible une forme capable de montrer à l'homme ce qu'autrement il ne pourrait pas percevoir».

Et chaque jour de ce Calvaire s'est transformé en une étape consciente, acceptée et appréciée, vers le sacrifice. De plus en plus léger et céleste, comme le promet le début de la messe que Mario aimait et et qu'il avait réussi à apporter à Monza, à deux pas de chez lui: «Introibo ad altare Dei. Ad Deum qui laetificat iuventutem meam».
Alors qu'aux yeux des hommes son corps vieillissait et se marquait des épreuves et des souffrances, aux yeux de Dieu son âme rajeunissait et se réjouissait. Et c'est précisément ce contraste qui édifiait ceux qui l'entouraient. A le voir du fond de l'église, péniblement agenouillé à son banc habituel, il faisait parfois penser à l'homme qui va céder aux agressions de cette terre. Mais ensuite, quand il revenait de la communion, ses yeux conservaient, encore plus vivant, cet éclair d'attention qui ne peut céder aux brutalités de la réalité, parce qu'il a la clé pour les comprendre et ne se laisse atteindre que par l'inévitable.
Dans ces moments, il aurait été perceptible même à un œil profane que cet homme de quarante-cinq ans, se préparait à mourir comme il professait sa foi, à mourir comme il avait pensé, écrit et enseigné, à mourir comme il avait vécu. Dans un monde fatigué, pour trop de gens qui finissent par croire comme ils vivent, Mario a voulu vivre jusqu'au fond comme il a cru. Cela a rendu de plus en plus jeune et heureux aux yeux de Dieu et aux yeux de ceux qui ont su le regarder avec au moins un peu de sa propre foi.

Autrement, dans sa mort, on ne pourrait lire que le caprice d'un destin cruel et moqueur. Mais, grâce à Dieu, le cardinal Newman a raison quand, dans son sermon "Sur le sens de l'existence", il dit: «À mon avis, le mot déception est le seul capable d'exprimer ce que nous ressentons devant la mort des saints de Dieu. Si notre foi n'est pas assez vive pour pénétrer au-delà de la tombe et pressentir l'avenir, nous nous sentons déprimés par ce qui semble être une défaite de la grandeur. Et pourtant, c'est précisément de ce sentiment que, comme par contradiction, nous pouvons tirer un peu d'espoir, parce que si cette vie est si décevante et si incomplète, certainement, elle n'est pas tout».

Cette mort et cette façon de mourir sont des témoignages tactiles et pérennes de la réalité de la vie éternelle, elles consacrent la certitude que ce qui est essentiel est invisible aux yeux.
Mais elles ne peuvent certainement pas éluder les questions sur le "pourquoi Mario" et pourquoi de cette manière.

Dans les derniers temps, en vue de la fin, nous en parlions, comme toujours avec simplicité familière. «Mario, tout le monde prie pour un miracle, et moi aussi j'espère que tu vas guérir. Mais maintenant, je réussis seulement à prier pour que tu puisses épouser jusqu'au bout la volonté du Seigneur, quelle qu'elle soit ... Et puis je pense que, s'Il te veut avec lui, c'est pour t'épargner ce que bientôt nous allons voir, en dehors et surtout au sein de l'Eglise». «Tu penses vraiment que ça va être comme ça?», et il tremblait pour son Église. «Mario, plus je prie plus je suis convaincu que, si tu meurs, c'est parce que le Seigneur t'aime ... vraiment».

Un dialogue peut-être incongru aux oreilles mondaines. Pourtant, je ne pouvais pas avoir de doutes sur la façon dont cela se terminerait depuis qu'un prêtre ami m'avait confié qu'il avait offert sa vie à Dieu en échange de celle de Mario, mais en vain. «Je suis un pauvre curé de campagne, je compte peu et je n'ai pas de famille. Il a une femme, quatre enfants et il fait beaucoup de bien pour l'Église ... Mais évidemment, le Seigneur a d'autres desseins».
C'est cela, la communion des saints, le lien entre ceux qui mangent le même corps et le même sang, qui se nourrissent de la sainte vie de ceux qui embrassent la croix. Avant d'écrire ces lignes, j'ai demandé à cet ami si je pouvais révéler l'offre, sans violer son identité: «Bien sûr - m'a-t-il écrit - même si ce n'est pas une chose qui mérite tellement de considération - je le dis sans faire semblant - dans les temps chrétiens, c'était chose normale».
En ces temps chrétiens qui aujourd'hui, à l'ère de la splendeur médiatique, se sont complètement évaporés au soleil malade du monde. Peut-être est-ce précisément pour féconder ces temps, si mondains, même au sein de l'Eglise, que le Seigneur demande le sacrifice de ses meilleurs fils, même s'ils protestent qu'il sont des serviteurs inutiles, comme l'a fait Mario en toute sincérité dans un de ses derniers écrits.

Mario savait que cela arriverait, il le savait avant tous les autres, et mieux que tous. Et il sentait que le temps allait de plus en plus vite. Ensuite viendrait le moment suprême et solennel, mais d'abord nous devions nous dire au revoir avec nos familles.
Le dimanche avant sa mort, il a voulu que nous venions chez lui pour manger. Une soirée spéciale dans sa normalité. Il était assis à la table, à sa place, pour honorer les invités au-delà du possible, sans une plainte. Seulement l'habitude courtoise de mettre sur la table les belles assiettes, car celes en plastique ne convenaient pas. Nous savions tous que ce serait la dernière fois que nous nous rencontrions avec nos familles au complet. Les regards et les attentions discrètes le disaient, sans aucun contraste avec la conversation heureuse et souriante d'un dimanche soir entre des amis qui s'aiment.

La semaine suivante, j'étais à genoux près de son lit pour réciter les prières des agonisants. «Proficiscere, anima christiana de hoc mundo in nomine Dei Patris omnipotentis, qui te creavit; in nomine Iesu Christi, Filii Dei vivi, qui pro te passus est, in nomine Spiritus Sancti, qui in te effusus est, in nomine gloriosae et sanctae Dei Genitricis Virginis Mariae...». Pars, âme chrétienne, de ce monde au nom de Dieu le Père tout-puissant ... de Jésus-Christ ... de l'Esprit Saint... de la Vierge Marie...

Dans l'agonie douloureuse et tourmentée, par moments, il réussissait à regarder ceux qui étaient autour de lui. Pour demander aide et consolation, mais certainement pour dire que tout allait s'accomplir comme il l'avait désiré et comme il l'avait demandé au Seigneur. «Libera, Domine, animam servi tui ex omnibus periculis inferni, et de laqueis poenarum, et ex omnibus tribulationibus..»
Libère Seigneur l'âme de ton serviteur de tous les périls de l'enfer, des pièges des peines et de tous les tribulations ... Comme tu as libéré Enoch et Elie ... Comme tu as libéré Noé ... Comme tu as libéré Abraham ... Comme tu as libéré Job ... Ne te souviens pas, Seigneur, des péchés et des ignorances de sa jeunesse ...Que les cieux s'ouvrent pour lui, que les anges se réjouissent avec lui ... ».
Elles semblent interminables, les prières des agonisants, quand on les lit dans le bréviaire. Et pourtant, elles sont un souffle quand on les lit à côté d'un homme qui est sur le point de comparaître devant le jugement du Christ, pour les lui faire serrer dans sa main comme un dernier don.

Et puis, peu après dix heures du soir, Annamaria nous a invités à entonner pour lui le «Salve Regina» qu'il aime tant.
Avec la maman de Mario et deux voisines, nous avons chanté, avec la certitude que le ciel était désormais ouvert. «... O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria».
Nous n'avons pas eu le temps de commencer le «Gloria Patri» et ç'a a été le dernier souffle, tout comme pour Gilbert Keith Chesterton, après le doux chant élevé par le père McNabb.

Tout cela pour dire comment meurt un chrétien.