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Des divorcés-remariés dans l'Église primitive?

Carlota a traduit un article du Père Antonio Grappone, du Conseil pontifical pour les laïcs, démontant de façon érudite les arguments spécieux de ceux qui veulent changer la doctrine de l'Eglise (14/2/2014, mise à jour le 15)

Yves Daoudal, dans un billet récent, attirait l'attention sur un billet de Sandro Magister intitulé Quand l’Eglise de Rome pardonnait les remariages.
Selon lui, le grand vaticaniste se serait fait avoir par "un cheval de retour" (bien sûr, tout le monde peut se tromper...)

L'article de Magister commençait en ces termes:
Aux premiers siècles, on remettait leur faute aux divorcés remariés et on leur donnait la communion mais, par la suite, cette pratique a été abandonnée en Occident. Aujourd’hui le pape François l'a remise en discussion et les cardinaux se disputent à ce sujet.

Le Père Antonio Grappone, un fonctionnaire de la Curie, a écrit un argumentaire érudit, qui démonte cette affirmation: il a été publié sur les versions italiennes et espagnoles de Zenit (apparemment pas en français) et repris sur de nombreux sites de la blogosphère hispanophone.
En substance, toute l'ambiguïté, habilement exploitée par ceux qui souhaitent profiter du Synode pour modifier la doctrine de l'Eglise, repose sur le sens d'un mot grec mystérieux 'digamos" , qui désignerait non pas les "divorcés remariés", mais les veufs qui accèdent aux secondes noces.

     

(Carlota)
Le Père Antonio Grappone revient sur un règle du Concile de Nicée, sur laquelle certains s’appuient pour dire que l’Église primitive permettait l’accès aux sacrements pour les divorcés-remariés. Cette interprétation utilise notamment un mot grec qui signifie deux mariages.
Le texte quelque peu complexe est néanmoins passionnant et plus que convaincant, et la langue grecque est très précise !
Mais ce n’est pas la première fois que les « progressistes » qui veulent faire de l’Église du Christ l’église de leurs désirs, se trouvent étonnement traditionnels pour se servir d’une supposée Église d’il y a quinze siècles ! Et il est si facile pour certains d’abuser ceux qui n’ont pas les connaissances suffisantes (et là il faut vraiment être un spécialiste de très haut niveau). Mais là encore tout catholique devrait, à moins qu’il soit favorable à des revendications « catégorielles » qui ressurgissent à bon escient… développer la vertu de prudence (et de discernement!) par rapport à certaines déclarations qui vont si bien dans le sens du temps…

Sources:
¤ http:// http://infocatolica.com/?t=opinion&cod=19900
¤ http://infocatolica.com/?t=opinion&cod=19936

     

Des divorcés-remariés dans l’Église primitive?

On voit resurgir une vieille thèse historiographique selon laquelle le retour aux sacrements pour les fidèles dans une telle situation était consenti après une période pénitentielle.
Voilà ce que dit le Père Antonio Grappone (Secrétairerie du Conseil Pontifical pour les Laïcs) sur la thématique des sacrements des divorcés et des mariés dans l’Église primitive.


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Récemment, dans le cadre de la discussion sur la possible réadmission aux sacrements des divorcés remariés, certains en ont appelé à une pratique de l’Église primitive qui aurait consenti d’une manière habituelle au retour aux sacrements des fidèles dans une telle situation après une période de pénitence, selon la modalité de la pénitence publique. Il s’agit en réalité d’une thèse en aucune façon partagée et déjà rejetée dans le passé par les spécialistes, comme cela arrive fréquemment ; cependant certaines thèses historiographiques qui paraissaient dépassées émergent périodiquement pour être utilisées comme « des évidences à l’appui » dans des polémiques de notre temps.

Un certain nombre de commentateurs ont souligné que l’argument s’appuyait principalement sur le canon VIII du Concile de Nicée de l’an 325, par conséquent un texte très autorisé. Le canon (ndt du grec kanon : la règle) traite de la réadmission de ceux que l’on appelle Catharoi (les purs) qui dans l’Église primitive s’identifiaient avec les Novatiens, une secte de tendance rigoriste qui entraîna le schisme de Novatien, prêtre romain qui au milieu du IIIème siècle avait rompu la communion avec l’évêque de Rome Cornélius, se faisant à son tour ordonner évêque, en se justifiant par des motivations de type disciplinaire que notre canon rappelle indirectement.
Novatien rejetait la réadmission dans la communion de l’Église des apostats et de ceux qui avaient commis l’adultère, même après la pénitence publique. Donc, le canon nicéen dispose que le « pur » pour être réadmis devait « promettre par écrit d’accepter et de suivre les enseignements de l’Église catholique et apostolique, c'est-à-dire de rester en communion, à la fois avec celui qui s’est marié deux fois (en grec : digamos), et avec celui qui a cédé durant la persécution (l’apostat), mais a observé le temps et les circonstances de la pénitence ».

Par rapport à l’interprétation dont nous discutons, l’Église primitive aurait réadmis aux sacrements les divorcés remariés après un temps de pénitence, un choix refusé par les Novatiens rigoristes, mais une pratique habituelle pour toute l’Église d’alors, au point d’être mentionnée dans un canon du premier concile œcuménique, une procédure destinée toutefois à survivre seulement dans l’Église orientale. En Occident auraient prévalu précisément les tendances rigoristes condamnées par le canon.

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>>> La première observation à faire est de caractère général: la conscience que l’Église primitive avait des noces était encore en pleine évolution et la perception du mariage comme sacrement était en train de mûrir lentement. Les bases générales de la réflexion allaient d‘une part de la claire affirmation du Seigneur sur l’indissolubilité du mariage, d’autre part de la perception sociale ratifiée par le Droit Romain, pour lequel le divorce ne posait aucun problème. La position de tous les Pères [de l’Église], quoi qu’avec des accents différents, est indiscutablement d’une défense et d’une promotion de l’indissolubilité du mariage, même s’il s’agissait encore d’une doctrine en phase de clarification. Les premières formulations réellement systématiques et non équivoques qui orienteront vers la reconnaissance de la sacramentalité du mariage, nous les trouvons chez Saint Augustin, au début du Vème siècle, presque un siècle après Nicée. Déjà ces considérations évidentes devraient suffire pour renoncer à tirer hâtivement des conclusions pour aujourd’hui à partir des textes et ses pratiques de l’Église primitive.

>>> La seconde observation concerne le sens littéral du texte en question.
Le canon propose deux catégories de personnes avec lesquelles les « purs » doivent accepter de vivre en communion, ceux qui se sont mariés deux fois (digamos), et ceux qui ont cédé durant la persécution c’est-à-dire apostasié, mais ont fait pénitence.
Considérons en premier lieu ce second cas, pour lequel il n’y a pas de problème d’interprétation : les grandes persécutions du IIIe siècle, culminant avec celle de Dioclétien au début du IVème siècle, avaient éclaté d’un coup mais s’étaient propagées pendant une période relativement limitée.
Ces circonstances avaient mis les chrétiens à rude épreuve, et un nombre significatif d’entre eux, emportés par les évènements, avaient apostasié de façon plus ou moins manifeste. La persécution terminée, beaucoup de ces apostats avaient demandé à revenir à l’Église. Leur réadmission après la pénitence publique, au début du IVème siècle, était une pratique courante dans l’Église, mais les groupes rigoristes, comme les Novatiens n’avaient jamais accepté une telle pratique. Alors, évidemment, la discipline de l’Église prévoyait que les apostats devaient revenir de leur apostasie, renier publiquement les idoles et passer quelques années de pénitence pour consolider leur propre conversion et démontrer à la communauté leur repentir réel.
En substance, pour être réadmis, les pénitents devaient supprimer la cause de leur éloignement.
Le cas de notre canon est mis en parallèle par certains interprètes avec le cas de « ceux qui se sont mariés deux fois ». S’il s’agissait de divorcés remariés soumis à la pénitence (et comme nous le verrons d’ici peu, ce n’est pas du tout évident), comment peut-on penser qu’ils auraient été réadmis, même après leur période de pénitence, sans avoir éliminé la cause de leur éloignement ? C'est-à-dire, sans avoir renoncé au second mariage ? La logique du texte, s’il est lu selon un rigoureux parallèle, imposerait cette interprétation.

Cependant une telle conclusion est purement hypothétique, en effet le texte du canon ne parle pas du tout d’une période de pénitence préalable imposée aux digamoi, il en parle seulement au sujet des apostats ; la lecture qui assimile les deux cas est probablement tendancieuse et surtout force le texte : de ceux qui sont mariés deux fois, on ne dit pas du tout qu’ils devaient être soumis à la pénitence, ils faisaient partie de l’Église et rien de plus. Mais l’Église primitive admettait-elle le divorce sans sourciller ?

>>> Une troisième observation s’impose et elle se fait autour du sens du terme grec digamos.

Le premier sens du terme est identique [au français] bigame : un homme avec deux femmes (simultanées).
Mais évidemment ici c’est le second sens qui s’applique, un sens fréquent chez les auteurs chrétiens du premier siècle : un homme qui accède aux secondes noces une fois terminés les premières. La discussion sur la légitimité des secondes noces a en effet, duré du IIème au Vème siècle, mais elle n’a rien à voir avec les divorcés-remariés : le terme digamos (et digamia), en opposition au terme monogamos (et monogamia) se transforment rapidement en termes techniques qui accompagnent la longue polémique sur le deuxième mariage des veufs.

L’importance de la question dérive évidement du fait que d’une part, les paroles du Seigneur sur la « seule chair » formée par les époux paraissait exclure cette possibilité du remariage, et d’autre part, la durée moyenne de la vie d’alors, très inférieure à celle d’aujourd’hui, et le jeune âge des filles au moment du mariage, impliquaient la présence dans la communauté d’un nombre significatif de veufs et surtout de veuves en âge de mariage. En outre, cette dernière condition (de veuve), sur la base des Écritures, étaient tenue en haute estime, au point que les veuves, comme on le sait, constituaient un ordo.

L’Église n’a reconnu que lentement la pleine légitimité du second mariage des veufs. Il faut pour cela attendre au moins la fin du IVème siècle ; auparavant ces mariages étaient consentis mais pas vraiment encouragés. Les rigoristes, au contraire, considéraient les veufs remariés de la même façon que les personnes adultères : « un adultère présentable » selon la définition d’Atenagoras, apologue du IIème siècle qui n’est pourtant pas considéré comme un rigoriste (Supplica, 33,2).

De nombreux textes attestent de l’usage du terme digamos ou du terme opposé au terme monogamos pour indiquer la condition de veuvage dans ce qui concerne le second mariage. Nous en trouvons un exemple dans les lettres de Saint Jérôme, qui aux alentours du Vème siècle certifie la validité technique des termes, conservés en grec [dans le texte latin] en référence à l’état de veuvage : « quid de monogamia sacerdos est, quare viduam hortatur ut digamos sit ? » (ep. 52,16).

Souvent la signification de tels termes est donnée pour acquise par l’auteur, et donc la lecture reste exposée à des interprétations erronées, mais dans certains cas leur usage est vraiment sans équivoque, par exemple dans les Constitutions Apostoliques (en deux endroits : 3.2.2 et 6.17.1), un recueil de Droit Canon, dans lequel est défini monogamos celui qui ne se remarie pas. Un témoin très clair du sens technique de digamos au IIIème siècle, est Origène qui parle de la condition de la veuve en ce qui concerne le deuxième mariage dans le quatrième paragraphe de la vingtième homélie sur Jérémie ; à propos de ce texte, il faut observer l’attitude différente de la part des auteurs modernes: Pierre Nautin, le grand patrologue qui a réalisé l’édition de Sources Chrétiennes des homélies de Jérémie, note ponctuellement qu’il s’agit de la question des secondes noces des veuves (S.C. 238, pages 268-269, notes 1 et 2). Luciana Mortari, traductrice italienne de la Série des Études Patristiques, affirme au contraire qu’il s’’agit de la question des divorcés-remariés, citant comme justification la pratique pénitentielle de l’Église Orientale (en réalité : orthodoxe) (Série d’Études Patristiques 123, page 265, note 43) ; enfin dans le Dictionnaire d’Origène, à l’entrée « Mariage » par Julia Stameni Gasparro, qui se trouve parmi les plus grands experts en cette matière, le texte en question est de nouveau correctement lié à la question du mariage des veuves (page 269).

Un «monument» à la question est constitué par le traité De monogamia de Tertullien, de sa période montaniste, qui exclut donc complètement la possibilité des secondes noces pour celui qui est resté veuf. Cette dernière annotation nous aide à rendre son sens au canon de Nicée. En effet, Socrate Scolastique, un historien du début du Vème siècle toujours bien documenté, qui d’autre part manifeste de claires sympathies pour les Novatiens, affirme que les Novatiens « proches des Phrygiens » n’accueillaient pas les digami (cf Histoire de l’Église, 5, 22, 60), et c’était précisément la question qu’affrontait le canon de Nicée. Les montanistes aussi appelés Phrygiens ou Cataphrygiens du fait de leur lieu d’origine) et les Novatiens s’étaient en effet unis dans un unique mouvement rigoriste, appelé précisément des « purs » (Catharoi) comme ils sont définis dans le huitième canon du Concile de Nicée.

Quel est par conséquent le sens du canon ?
Les « purs » pour revenir dans l’Église catholique devaient accepter de vivre en communion avec les veufs et les veuves qui s’étaient remariés (et qui n’avaient pas besoin de faire une pénitence publique) et avec les apostats qui s’étaient réconciliés avec l’Église après la pénitence opportune.
Digamos, sans plus de spécifications, s’utilise comme un terme technique dans le sens de veuf remarié, comme c’est logique qu’il en soit ainsi dans un canon disciplinaire. Rien à voir avec les divorcés-remariés. L’équivoque est évidemment née de l’idée qu’une présumée pratique tolérante en matière matrimoniale de la part de l’Église primitive se serait conservée dans l’actuelle pratique de l’Église Orthodoxe : une hypothèse suggestive mais loin d’être prouvée, il me semble. En réalité comme nous l’avons vu pour les veufs, dans l’Église primitive la tendance qui prévaut en relation avec les mariages était plus proche de celles des rigoristes (ndt les Catharoi donc) que des positions « tolérantes ».


Personnellement je ne saurais dire si et comment aujourd’hui les divorciés-remariés peuvent être réadmis aux sacrements : c’est une question complexe dans laquelle est en jeu l’indissolubilité du mariage et l’accueil à offrir à tous. Il ne s’agit par conséquent pas d’une simple question disciplinaire, comme l’a rappelé le Pape récemment. Ce qui me paraît clair c’est que si l’on veut apporter des arguments pour appuyer la réadmission des divorcés-remariés aux sacrements, on ne peut certes pas s’en remettre à la pratique de l’Église primitive.