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Deux Papes?

Une réflexion de Vittorio Messori: Ratzinger ne s'est pas retiré à la vie privée. Voici pourquoi nous avons vraiment deux Papes (29/5/2014)

     

Dans l'avion qui le ramenait de la Terre-Sainte, le Pape a répondu à un question d'un journaliste concernant son éventuelle démission (cf. Interviewe dans l'avion):

«Je ferai ce que le Seigneur me dira de faire. Prier, essayer de faire la volonté de Dieu. Benoît XVI n'avait plus les forces, et honnêtement, en homme de foi, humble comme il est, il a pris cette décision. Il y a soixante-dix ans, les évêques émérites n'existaient pas. Qu'est-ce qui va se passer avec les papes émérites? Nous devons regarder à Benoît XVI comme à une institution, il a ouvert une porte, celle des Papes émérites. La porte est ouverte, il y aura d'autres ou pas, Dieu seul le sait. Je crois qu'un évêque de Rome, s'il estime que ses forces diminuent, doit se poser les mêmes questions que le pape Benoît».

Des propos qui relancent immanquablement les questions sur l'existence de «deux papes», l'un régnant, agissant, et l'autre émérite priant. Et sur le rôle du «pape émérite» en tant qu'«institution».

On se souvient qu'Antonio Socci avait lancé une mini-bombe en février dernier, se demandant si la renonciation avait été effectivement valide.
Déclenchant une polémique qui avait culminé avec une lettre surréaliste qu'Andrea Tornielli s'était permis d'envoyer au pape émérite, et la réponse assez humoristique de ce dernier (on trouvera tous les détails dans ce dossier: "L'affaire" Antonio Socci )

Vittorio Messori s'était lui aussi interrogé sur le rôle de Benoît XVI, dès le lendemain de la démission.
Le 12 février 2013, il écrivait (benoit-et-moi.fr/2013-I/articles/demission-la-reflexion-de-vittorio-messori):

«Pour quelle raison, après un court séjour à Castel Gandolfo (..) l'ex- Benoît XVI prendra-t-il sa retraite dans ce qui a été un monastère de clôture, dans les murs du Vatican? (...) Cela non plus n'est pas un choix aléatoire. Les derniers mots de l'annonce faite hier disent: «Quant à moi, puissé-je servir de tout cœur, aussi dans l’avenir, la Sainte Eglise de Dieu par une vie consacrée à la prière». Dans les années de son pontificat, il a souvent répété: «Le cœur de l'Église n'est pas là où l'on conçoit, administre, gouverne, mais il est là où l'on prie».
Ainsi, son service à la Catholica non seulement se poursuit, mais dans la perspective de la foi, il devient encore plus important: s'il n'a pas choisi un ermitage loin - peut-être dans sa Bavière natale ou dans ce Mont-Cassin auquel pensait Papa Wojtyla comme ultime refuge - c'est peut-être pour témoigner, même avec la proximité physique de la tombe de Pierre, combien il veut rester proche de l'Eglise à laquelle il veut se donner jusqu'au bout».

Et le 23 mars 2013, au lendemain de la rencontre "historique" de Castelgandolfo, scellée par une image des "deux papes" priant côte à côte dans la chapelle du palais apostolique:

Connaissant la délicatesse de l'homme Ratzinger, il y a des raisons de croire qu'il s'abstiendra de conseils, mais plutôt se limitera à attirer l'attention sur des questions restées en suspens. On parle d'une sorte de memorandum, préparé par Benoît XVI pour celui qui, après lui, devait porter le lourd fardeau de Pierre. Peut-être, mais on peut supposer que, même dans ce cas, l'intention était informative et non pas, comment dire, pédagogique, comme si le nouveau pape avait besoin d'être guidé. Le Pape désormais émérite a dit clairement, avant de prendre congé: son intention est «de disparaître aux yeux du monde», continuer à servir l'Eglise par la prière et non pas une collaboration - même discrète - au gouvernement de l'Église.
Bien sûr, il reste encore la question que beaucoup se sont posées: rester dans l'«enceinte du Vatican» ne rend-il pas plus difficile une telle intention de dissimulation?

     

Voici, un an plus tard, un article du même Vittorio Messori paru dans Il Corriere della Sera d'hier, et déjà repris sur différents sites italiens.
Il ne répond pas aux questions (que seuls les sots refusent de se poser), il ouvre des perspectives:

Pour la première fois, alors, l'Église aurait-elle vraiment deux papes, le régnant et l'émérite? Il semble que c'était la volonté de Joseph Ratzinger lui-même, avec ce renoncement au seul service actif qui a été «un acte solennel de son magistère», selon les termes du canoniste.

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Ratzinger ne s'est pas retiré à la vie privée. Voici pourquoi nous avons vraiment deux Papes

Texte en italien ici.
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«Frères très chers, Je vous ai convoqués à ce Consistoire non seulement pour les trois canonisations, mais également pour vous communiquer une décision de grande importance pour la vie de l’Église. Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à diverses reprises, je suis parvenu à la certitude que mes forces, en raison de l’avancement de mon âge, ne sont plus aptes à exercer adéquatement le ministère pétrinien.» (www.vatican.va).

Totalement imprévisible, prononcés en latin, d'une voix faible, ces mots furent comme un coup de tonnerre qui fit en quelques minutes le tour du monde. Et même dans les pays n'étant pas à majorité catholique, ni même chrétienne, mais où on a immédiatement compris la nouveauté historique de l'événement. N'oublions pas - selon les mots récents du protestant Obama, de l'orthodoxe Poutine, de l'anglican Cameron - que le Pontife romain, aujourd'hui, serait la plus haute autorité morale au monde.

Pour revenir à ce 11 Février, fête de Notre-Dame de Lourdes, quiconque connaît le monde catholique sait qu'on s'interroge à ce sujet , et même qu'on s'affronte durement.
Il semble qu'il y ait deux partis: d'un côté les gardiens de la tradition, pour qui la «renonciation» (et pas la démission, le Pape n'ayant sur terre personne à qui la présenter), bien qu'elle soit prévue par le Code de droit canonique, aurait constitué une sorte de défection, presque comme si Benoît XVI avait considéré sa charge comme celle du président d'une multinationale ou d'un État. Et donc qu'il devait se retirer dans la vie privée à cause du déclin dû à l'âge, au nom de considérations d'efficacité, rejetées, au contraire, en raison de la longue agonie publique choisie par Jean-Paul II.
De l'autre côté, voici le parti de ceux qui se réjouissent: la renonciation serait la fin de la sacralité du Pontife, de l'aura mystique autour de sa personne, et donc l'adaptation de l'évêque de Rome à la norme commune à tous les évêques, souhaitée par Paul VI. C'est-à-dire renoncer au gouvernement d'un diocèse et aux charges officielles à la Curie romaine à 75 ans.

En toile de fond, cependant, restaient encore des questions qui semblaient ne pas avoir de réponse adéquate: pourquoi ne pas choisir d'être appelé «évêque émérite de Rome» (comme l'avait suggéré la Civiltà Cattolica) [cf. Un "pape émérite" dont beaucoup ne voulaient pas ], mais «Papa émérite»? Pourquoi ne pas renoncer à l'habit blanc, bien que sans la cape et l'anneau au doigt, signe de l'autorité de gouvernement? Pourquoi ne pas se retirer dans le silence d'un monastère de clôture, au lieu de rester dans les limites de la Cité du Vatican, à côté de Saint-Pierre, se confrontant souvent - même en privé - avec son successeur, recevant des hôtes et participant à des cérémonies comme la récente canonisation de Roncalli et de Wojtyla? J'avoue que je m'étais moi-même posé des questions semblables, restant perplexe.

Une réponse à ces questions vient aujourd'hui d'une étude réalisée par Stephen Violi, éminent professeur de droit canonique à la Faculté de théologie de Bologne et Lugano [(1)]. Il est intéressant d'examiner ces pages denses, puisqu'avec la décision de Benoît XVI se sont ouverts pour l'Eglise des scénarios nouveaux et d'une certaine façon déconcertants. Il est prévisible que les conclusions du professeur Violi susciteront des débat parmi ses collègues, puisque ce canoniste conjecture que l'acte de Ratzinger innove profondément et que les papes vivants sont désormais vraiment deux. Même si l'un d'eux est volontairement «réduit de moitié», pour dire les choses de façon quelque peu «simpliste mais, il me semble, pas fausse.

Pour comprendre, il faut d'abord évacuer tous les délires conspirationistes et complotistes, en prenant au sérieux Benoît XVI quand il a parlé du poids croissant de la vieillesse comme premier et unique motif de sa décision: «pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Évangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié».

Mais, par l'étude en profondeur du latin très contrôlé avec lequel Joseph Ratzinger a accompagné sa décision, l'oeil du canoniste découvre que cela va bien au-delà des quelques antécédents historiques, et au-delà de la discipline prévue pour la renonciation par le Code actuel de l'Église. On découvre, en fait, que Benoît XVI n'a pas entendu renoncer au munus Petrinus, à la charge, c'est-à-dire à la tâche que le Christ lui-même attribue au Chef des Apôtres et qui a été transmise à ses successeurs. Le pape a entendu renoncer seulement au ministerium, c'est-à-dire à l'exercice, à l'administration concrète de cet office. Dans la formule utilisée par Benoît, on distingue avant tout entre le munus, l'Office papal, et l'executio, c'est-à-dire l'exercice actif de l'office lui-même.
Mais l'executio est double: il y a l'aspect de gouvernement qui s'exerce agendo et loquendo, en agissant et en enseignant. Mais il y a aussi l'aspect spirituel, non moins important, qui s'exerce orando et patendo, en souffrant et en priant. C'est ce qui serait derrière les mots de Benoît XVI: «Je ne retourne pas à la vie privée ... Je ne porte plus le pouvoir de diriger l'Église, mais pour le bien de l'Eglise et dans le service de la prière, je reste dans l'enclos de Saint-Pierre». Où «enclos» ne doit pas être compris seulement dans le sens d'un lieu géographique pour vivre, mais aussi d'un «lieu» théologique.

Voici donc la raison du choix, inattendu et inédit, de se faire appeler «Pape émérite». Un évêque reste évêque quand l'âge ou la maladie lui imposent de quitter le gouvernement de son diocèse et qu'il se retire pour prier pour lui. C'est d'autant plus vrai pour l'évêque de Rome, à qui le munus, l'office, la tâche de Pierre, a été conféré une fois pour toutes, pour toute l'éternité, par l'Esprit Saint, utilisant les cardinaux en conclave seulement comme instruments. Voici la raison de la décision de ne pas abandonner l'habit blanc, même privé des signes particuliers de gouvernement actif. Voici la raison du désir de rester auprès des reliques du chef des apôtres vénérées dans la grande basilique. Comme le dit le professeur Violi: «Benoît XVI s'est dépouillé de tous les pouvoirs de gouvernement et de commandement inhérents à son office, sans pour autant abandonner le service à l'Église; celui-ci continue, à travers l'exercice de la dimension spirituelle du munus pontifical qui lui a été confié. A cela, il n'a pas entendu renoncer. Il n'a pas renoncé à la tâche, qui ne peut pas être révoquée, mais à son exécution concrète».

C'est peut-être pour cette raison que François ne semble pas aimer se définir «Pape», conscient qu'il est de partager le munus pontifical, au moins dans la dimension spirituelle, avec Benoît. Ce dont en revanche il a entièrement hérité de Benoît XVI, c'est l'office d'évêque de Rome. Est-ce la raison pour laquelle il s'agit, comme on le sait, de son auto-définition préférée, dès les premiers mots de salutation au peuple après l'élection? Tant et si bien que beaucoup, surpris, se sont demandés pourquoi il n'avait pas utilisé le mot «Pape» ou «Pontife» en une occasion si solennelle, devant les télévisions du monde entier, parlant seulement de son rôle en tant que successeur à l'épiscopat romain.

Pour la première fois, alors, l'Église aurait-elle vraiment deux papes, le régnant et l'émérite? Il semble que c'était la volonté de Joseph Ratzinger lui-même, avec ce renoncement au seul service actif qui a été «un acte solennel de son magistère», selon les termes du canoniste.

Si c'est le cas, tant mieux pour l'Eglise (??): c'est un don qu'il y ait côte à côte, y compris physiquement, celui qui dirige et enseigne et celui qui prie et souffre, pour tout le monde, mais surtout pour soutenir son confrère dans l'office pontifical quotidien.

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NDT

(1) La rinuncia di Benedetto XVI. Tra storia, diritto e coscienza, in “Rivista di Teologia di Lugano” 2 (2013), pp. 203-213 (cf. http://www.fter.glauco.it/pls/ppd_fter/dsc_docenti2.pubb?id_doc=184&lingua=3&g=0

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Je précise que je ne partage pas la conviction affichée par Vittorio Messori que cette situation est "pour le bien de l'Eglise". En tout cas pas de la façon dont il la présente, comme d'une sorte de "collaboration" entre "confrères".
Par contre, il est évident qu'il y a des choses que nous ne pouvons pas comprendre, et cela en dehors de tout "délire complotiste".