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Les embarrassés et les tranquillisants

Suite du débat ouvert par la Bussola sur le cours du nouveau pontificat, à propos de la lettre de Mario Palmaro (16/1/2014)

>>> Image ci-contre: Tommaso Scandroglio

Sur le sujet

     

L'auteur est Tommaso Scandroglio, un juriste italien catholique, spécialiste en droit canon, dont j'avais déjà traduit un article en octobre dernier, intitulé "Comment critiquer le Pape sans être hérétique" qu'il avait écrit pour Il Foglio (benoit-et-moi.fr/2013-III/actualites/peut-on-critiquer-le-pape).
Il répondait apparemment à un autre article paru sur le même journal sous la signature de Massimo Introvigne, qui écrivait "Je comprends le malaise, mais dans l'Eglise, on marche avec le pape ou on va vers le schisme" (benoit-et-moi.fr/2013-III/actualites/lavertissement-de-massimo-introvigne).

Depuis lors, trois mois ont passé, Massimo Introvigne n'a pas varié d'un iota dans sa défense du pape, et Tommaso Scandroglio non plus dans ses doutes, les faits récents l'ont même rendu encore plus perplexe. Tous deux s'"affrontent" (en toute amitié... j'imagine) cette fois sur la Bussola.
L'argumentation de Tommaso Scandroglio est difficilement balayable d'un revers de main, elle est construite, et étayée par des faits sous les yeux de chacun. Elle révèle un vrai malaise dans certains milieux catholiques, et, même parsemée de mots savants (au moins pour les non-philosophes), elle est très claire.
Son ambition est "peut-être de tenter de solliciter les niveaux supérieurs"...

Article en italien ici: www.lanuovabq.it/it/articoli-gli-imbarazzati-e-i-tranquillanti..

     

Les embarrassés et les tranquillisants

Tommaso Scandroglio
16/1/2014
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Le Pape est un roi. Et aux dires de beaucoup, il est nu. Cela provoque quelque embarras chez les sujets du roi. La nudité papale, selon certains naît des attitudes et des déclarations qui suivent, et que nous nous contentons d'enregistrer.

Une certaine confusion sur la notion d'humilité - qui peut et doit se rapporter à la personne, y compris celle de Bergoglio - mais qui ne peut pas affecter le munus petrino, ne peut pas regarder le pape François. La simplicité de la langue qui ne peut pas tomber dans la banalisation et l'imprécision de l'expression et donc dans l'ambiguïté (la simplicité va de pair avec la précision et la profondeur, pas avec le rabais): le magazine gay The Advocate a élu le pape homme de l'année en mettant son visage sur la couverture et les mots célèbres prononcés sur l'avion de retour du Brésil. Un cas d'instrumentalisation de sa pensée? Certes, mais jusqu'à un certain point: en effet, Benoît XVI n'aurait jamais fini sur The Advocate (sauf pour des raisons opposées).

La référence aux principes premiers de la foi, mais qui ne peut pas glisser vers les règles de base de bonnes manières, une sorte de "label catholique" (en famille «s'il te plaît, merci, je m'excuse [...] sont les trois mots de la coexistence», a dit le pape il y a quelques jours). Une prédilection pastorale justifiée pour la foi, accompagnée d'un quasi-oubli - moins justifié - des aspects doctrinaux moraux de caractère rationnel utiles dans le processus de l'évangélisation: au divorcé qui est peut-être indifférent à Dieu, il est peu efficace de dire «Jésus t'aime» (Dieu est avant la morale - vérité théorétique (1) - mais celle-ci peut être le le chemin pour arriver à Lui - vérité pastorale possible). Une relance de la mission, mais sans tenir compte du fait qu'il faut d'abord former des missionnaires (et nous savons combien les catholiques ont des idées confuses sur leur religion). Un positionnement au second rang de certains phénomènes sociaux - l'avortement, la théorie du genre, la destruction de la famille - pour privilégier d'autres qui sont objectivement moins graves. Une prédilection presque exclusive pour la figure de Dieu miséricordieux, au détriment de Son rôle également de juge, d'où les sorties célèbres sur les homosexuels, les divorcés, sur les concubins et les femmes qui ont avorté.

Mais peut-être que le plus grand embarras - au moins tel que nous l'enregistrons - tient à un style de pensée imprégné par une perspective immanento-historiciste plutôt que transcendante, qui se concrétise dans les éléments conceptuels suivants qui ont pour plus petit dénominateur commun une inversion - mais pas une annulation - de plusieurs termes propres à l'enseignement du Magistère. Un paupérisme insistant: voir par exemple la primauté des pauvres (mais la primauté est toujours du Christ) et la charité comprise seulement dans le sens matériel: «L'amour chrétien est concret: [...] nourrir les affamés, visiter les malades et beaucoup de choses concrètes» et tant pis pour Marie qui, sur Marthe, avait pris la meilleure part.

La qualification de l'Église seulement comme Peuple de Dieu et pas d'abord comme Corps mystique du Christ. Faire passer la pratique - c'est-à-dire la pastorale - avant la norme - c'est-à-dire la doctrine («ceux qui tendent de façon exagérée à la "sécurité" doctrinale [...] ont une vision statique et involutive») - au point que les églises locales pourront avoir des compétences doctrinales, précisément parce la pastorale (le fait) est comprise comme source de la doctrine (le principe): «La nôtre n'est pas une foi-laboratoire, mais une foi-chemin, une foi historique. Dieu s'est révélé comme histoire [pas "dans l'histoire", notons-le, bien qu'il l'affirme dans un autre passage d'Evangelii Gaudium ndlr]. Déclaration qui renvoie à l'image bien connue de l'Église comprise plus comme un hôpital de campagne que comme la gardienne du dépôt de la foi, une image dans laquelle est mis au premier plan l'"agir" plutôt que l'"être", la pratique plutôt que la spéculation, inversant ainsi la dynamique naturelle de l'action morale et de celle de Dieu sur les hommes à travers la Révélation, où l'ontologie ordonne la déontologie, c'est-à-dire les conduites de morale et de foi («Notre vie ne nous est pas donnée comme un livret d'opéra dans lequel tout est écrit tout en bas, mais elle est aller, marcher, faire, chercher, voir ... »).

Une sorte de philanthropie religieuse où se rejoignent les périphéries existentielles, non pas pour convertir mais pour faire sortir l'homme de ses misères matérielles, psychologiques et sociales. L'instrument de dialogue qui fait écho à la dialectique hégélienne des contraires: «Mais il y a une troisième voie, la plus appropriée pour faire face au conflit. C'est d'accepter de supporter le conflit, le résoudre et le transformer en un anneau de connexion d'un nouveau processus. [...] Les conflits, les tensions et les oppositions peuvent atteindre une unité multiforme», dit le pape dans Evangelii Gaudium et le passage rappelle beaucoup la trilogie conflictuelle thèse-antithèse-synthèse du philosophe de Stuttgart, où les deux premiers termes se résolvent dans le troisième.

Une vision progressiste de l'histoire qui va toujours de l'avant et ne fait jamais marche arrière, difficile à concilier avec l'économie du salut: «la dynamique de lecture de l'évangile actualisée à ce jour, qui était caractéristique du Concile est absolument irréversible». Une herméneutique de la liturgie orientée plus vers la participation (plan horizontal) que vers le sacré (plan vertical) - rappelons-nous ses paroles sur le Vetus Ordo.

Une prédilection pour une vérité phénoménologique (2), qui par nature laisse plus de place au doute, plutôt qu'à une vérité d'ordre métaphysique, laquelle insiste sur les éléments gnoséologiques (3) absolus et certains («Les grands guides du peuple de Dieu, comme Moïse, ont toujours laissé place pour le doute. [...] L'incertitude est dans tous les discernements vrais»).

Bien sûr, nous devons aussi enregistrer la présence - il semble que ce soit la majorité - de ces catholiques qui avec de fortes doses d'herméneutique Ativan (ndt: médicament pour soigner l'anxiété) parviennent à interpréter à la lumière du Magistère certains gestes et propos "oversize" du pape, rassurant tout le monde que le Saint-Père n'est pas nu du tout. Par exemple, le parti des "don't panic" par rapport aux passages mentionnées ci-dessus pourrait objecter que le pape n'exclut pas la doctrine, la justice divine, le sens du sacré, etc. et, à l'appui de cette thèse, pourrait citer d'autres passages de lui, actuels (voir le discours d'hier sur l'avortement devant le corps diplomatique: fr.radiovaticana.va ) ou d'il y a quelques années, ou sortir de la naphtaline des philosophes, des saints et des théologiens du passé qui devraient servir de lunettes pour lire correctement la pensée de François.

La réponse probable, en revanche, du parti des embarrassés pourrait être formulée comme suit. En ce qui concerne l'interprétation que l'on peut faire à travers d'autres interventions du Pape ou des essais d'auteurs qui lui sont liés, on peut répondre par une question rhétorique: mais n'était-ce pas le pape très simple, compréhensible par tout le monde? Tant d'effort herméneutique est la preuve qu'au moins certaines de ses sorties sont ambigües.

En outre, toujours à propos de l'interprétation de certains passages problématiques, le parti de l'embarras pourrait rappeler que la réponse ne peut pas être antérieure à la question. En d'autres termes: je ne peux pas interpréter les mots d'Untel en ayant déjà à l'esprit leur sens avant de lire ces mêmes mots et, plus particulièrement, en supposant que ce même Untel ne tombera jamais dans l'erreur. L'auteur de ces lignes se permet de citer un passage d'un article qu'il a écrit. Si on nous disait que le pape a affirmé «Dans les grands problèmes pratiques de la vie, la vérité est surtout une question de conciliation et de combinaison des contraires», immédiatement les herméneutes de la continuité interpréteraient l'affirmation comme une indication pédagogique visant à conduire les "éloignés" vers la vérité toute entière à travers un parcours à étapes, pratiquant la médiation là où c'est possible, mais sans faire de rabais à la vérité. Dommage que cette phrase soit de John Stuart Mill qui dans son célèbre ouvrage «On liberty» voulait justement soutenir le contraire. Ceci pour dire que si on le veut, on peut tout faire entrer de force dans l'écrin de la foi, - même ce qui n'appartient pas au depositum fidei

Enfin, étant donné que le Pape est toujours l' "et-et " (inclusif), et non pour l' "aut-aut" (exclusif), les embarrassés rappelleront que certains "et" sont plus importants que d'autres. Et souvent - chuchotent certains - l'ordre de François ne semble pas respecter celui du Magistère.

Si le Code de Droit Canon (canons 212, 218) et les documents conciliaires Lumen Gentium (37) et Gaudium et Spes (62) considèrent légitime de critiquer les pasteurs, compte tenu de certaines circonstances et même avec «vérité, courage et prudence, avec respect et charité» ainsi qu'avec humilité, cela signifie qu'il est possible que les bergers se trompent. Bien sûr, dans ce cas, nous parlons du pape et les choses deviennent plus difficiles et douloureuses car d'une part il y a la vérité du Magistère - un critère pour mesurer même le Pape - , vérité qui est toujours à défendre et de l'autre l'autorité du pape qui elle aussi doit toujours être protégée.

Comment en sortir? Ebauchons une réponse. Dénoncer pour dénoncer ne sert pas à grand chose. Mieux vaut se confronter sans scandaliser les «petits», non pas pour trouver des chefs d'accusation contre des tiers, mais pour comprendre / se comprendre et - vœu pieux? - peut-être pour tenter de solliciter les niveaux supérieurs. Deuxième solution: profiter des paroles et des gestes du pape pour présenter à nouveau la vie doctrinale et culturelle de l'Eglise. Laquelle - comme corps mystique du Christ - est toujours avec nous et ne nous abandonnera jamais.

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(1) Théorétique: Qui a trait ou qui vise à la connaissance conceptuelle, au savoir et non à l’action
(2) La phénoménologie est un courant philosophique qui se concentre sur l'étude des phénomènes, de l’expérience vécue et des contenus de conscience
(3) La gnoséologie (épistémologie) est une branche de la philosophie visant à établir « les conditions, la valeur et les limites de la connaissance ».