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Anniversaire du débarquement (3)

Discours fait au cimetière allemand de La Combe, à Caen, le 5 juin 2004.(5 juin 2014)

Quiconque, aujourd'hui, veut construire l'Europe comme bastion du droit et de la justice, susceptible de valoir pour tous les hommes de toutes les cultures, ne peut se réclamer d'une raison abstraite, qui ignore Dieu et n'appartient à aucune culture précise, mais qui prétend mesurer toutes les cultures à l'aune de son propre jugement.
Mais de quelle mesure s'agit-il? Une telle raison, peut-elle garantir une liberté quelconque, peut-elle refuser quelque chose? Aujourd'hui encore, responsabilité devant Dieu, enracinement dans les grandes valeurs, vérité de la foi chrétienne - valeurs qui débordent toutes les confessions chrétiennes, car elles sont communes à toutes -, telles sont les forces - absolument nécessaires pour construire une Europe unie, et qui soit infiniment plus qu'un unique bloc économique : une communauté de droit, un bastion du droit, non seulement pour elle-même, mais aussi pour l'humanité entière.

La grâce de la réconciliation

In "L'Europe, ses fondements aujourd'hui et demain" , pages 137 et suivantes:
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C'est le moment de nous mettre à genoux, pleins de respect, devant les morts de la Deuxième Guerre mondiale, nous rappelant les innombrables jeunes gens de notre patrie, leur avenir, leurs espérances détruits au cours de ce sanglant massacre de la guerre. En tant qu'Allemands, nous sommes douloureusement frappés à la pensée que leur élan, leur idéal, leur loyauté envers l'État aient été instrumentalisés par un régime sans justice.
Mais cela n'entache pas l'honneur de ces jeunes hommes, dans les consciences desquels Dieu a pu regarder. Chacun d'eux se tient, personnellement, en sa présence, avec tout son trajet de vie, avec sa mort violente; chacun se tient devant ce Dieu dont la bonté miséricordieuse, nous le savons, garde tous nos morts. Ils n'ont désiré faire que leur devoir, non sans de nombreux doutes et de nombreuses interrogations. Mais ils nous regardent et nous interpellent : «Et vous ? Oui, vous, qu'allez-vous entreprendre pour que les jeunes ne soient plus contraints à la guerre? Qu'allez-vous faire pour que le monde ne soit pas, une fois encore, dévasté par la haine, la violence, le mensonge ? »

Mais si c'est l'heure du chagrin et de l'examen de conscience, c'est aussi le moment d'une profonde gratitude, car sur ces tombes est née la réconciliation. Les ennemis d'autrefois sont devenus amis, et ils se tiennent par la main, dans une marche commune. Le sacrifice de nos morts ne fut pas vain, même en ne le considérant que d'un point de vue historique. Après la Première Guerre mondiale, la rancœur, l'inimitié demeuraient entre les nations qui s'étaient combattues, surtout entre Français et Allemands. Cette haine empoisonnait les cœurs. Le traité de Versailles avait voulu, et consciemment, humilier l'Allemagne, et la charger d'énormes poids qui réduisaient les gens à des situations extrêmes, ouvrant ainsi les portes aux idéologies extrémistes et à la dictature. Les promesses mensongères de rendre à l'Allemagne sa liberté, sa dignité, son honneur, sa grandeur, se répandaient partout et étaient écoutées. Mais le principe « œil pour œil, dent pour dent » ne peut conduire à la paix, nous l'avons vu. Grâce à Dieu, rien de tel ne s'est répété après la seconde guerre mondiale. Par le plan Marshall, les Américains ont fourni à nous, les Allemands, une aide extraordinaire qui nous a permis de reconstruire notre pays, lui rendant bien-être et liberté. Après quoi, et après l'écroulement du colonialisme, durant la si difficile période de la «guerre froide » entre l'Est et l'Ouest, on prit rapidement conscience de ce que seule l'Europe unie pouvait faire entendre sa voix dans l'Histoire, présente et future. On a compris que les diverses idéologies nationalistes, qui ont déchiré notre continent, devaient disparaitre pour laisser la place à une solidarité nouvelle. Cela s'est réalisé après les conflits entre la France et l'Allemagne qui, des siècles durant, ont laissé de sanglantes blessures. Grâce à Dieu, on est parvenu à une amitié toujours plus étroite entre Français et Allemands; ainsi, dès la seconde moitié des années 50 du XXe siècle, l'Europe s'est développée d'abord à partir de cette unité centrale, s'élargissant peu à peu en cercles toujours plus larges. Et nous voici, aujourd'hui, devant ces tombes qui nous rappellent la fatale discorde d'autrefois; mais nous voici, ensemble, comme des amis, des personnes réconciliées.
Portons maintenant notre regard sur le processus de réconciliation réciproque et de solidarité qui a mûri peu à peu: il nous apparait comme un développement logique, requis et rendu formellement possible par les nouveaux équilibres du monde. Mais il ne nous échappe pas que, en soi, cette logique ne fut pas comprise de la même façon par tous, et qu'elle ne s'est pas actualisée toute seule. L'Histoire nous montre que, trop souvent, on agit contre toute logique et contre la raison. Si la politique de la réconciliation a triomphé, cela est dû au mérite de toute une génération d'hommes politiques : rappelons-nous les noms de Adenauer, Schumann, De Gasperi, De Gaulle. C'étaient des personnes intelligentes, capables d'objectivité, douées d'un sain réalisme politique. Mais ce réalisme s'enracinait dans le solide terrain de l'ethos chrétien, qu'ils reconnaissaient comme l'ethos de la raison. Ethos d'une raison éclairée et rendue plus fine. Ils savaient bien que la politique ne pouvait être pur pragmatisme, mais qu'elle comportait une dimension morale : la politique vise la justice et, avec elle, la paix. L'ordre politique et même le pouvoir doivent reconnaitre pour origine les critères fondamentaux du droit.
Mais si l'essence de la politique est de rendre le pouvoir moral ainsi que l'ordre qui a pour source les principes du droit, alors tout repose sur une donnée éthique fondamentale. Mais d'où proviennent les critères essentiels de la justice ? Où pouvons-nous les trouver? Pour ces hommes, il était évident que les Dix Commandements constituent le point de référence fondamentale pour la justice, valable à toutes les époques; ils avaient relu, approfondi, réinterprété cette référence à la lumière du message chrétien.
Le rôle historique de la foi chrétienne dans le retour de l'Europe à la vie est incontestable. C'est le grand mérite du christianisme, non seulement d'avoir donné naissance à l'Europe après le déclin de l'Empire gréco-romain et après la période des invasions barbares. Et la renaissance de l'Europe, après la Seconde Guerre mondiale, s'enracine également dans le christianisme, et donc dans la responsabilité de l'homme devant Dieu : nous en avons bien conscience, là réside le fondement ultime de 1'État de droit, ainsi que le stipule clairement la Constitution allemande, établie après la chute du nazisme. Quiconque, aujourd'hui, veut construire l'Europe comme bastion du droit et de la justice, susceptible de valoir pour tous les hommes de toutes les cultures, ne peut se réclamer d'une raison abstraite, qui ignore Dieu et n'appartient à aucune culture précise, mais qui prétend mesurer toutes les cultures à l'aune de son propre jugement.
Mais de quelle mesure s'agit-il? Une telle raison, peut-elle garantir une liberté quelconque, peut-elle refuser quelque chose? Aujourd'hui encore, responsabilité devant Dieu, enracinement dans les grandes valeurs, vérité de la foi chrétienne - valeurs qui débordent toutes les confessions chrétiennes, car elles sont communes à toutes -, telles sont les forces - absolument nécessaires pour construire une Europe unie, et qui soit infiniment plus qu'un unique bloc économique : une communauté de droit, un bastion du droit, non seulement pour elle-même, mais aussi pour l'humanité entière.

Les morts de La Combe nous interpellent : ils sont dans la paix de Dieu, mais ils ne cessent de nous demander : «Et vous, que faites-vous pour la paix ? » Ils nous mettent en garde devant un État susceptible de perdre les fondements du droit et d'en couper les racines. Le souvenir de la souffrance et des maux de la Seconde Guerre mondiale uni au souvenir de la grande aventure de la réconciliation qui, grâce à Dieu, s'est accomplie en Europe, nous indiquent où se trouvent ces forces capables de guérir l'Europe et le monde.
La terre peut devenir lumineuse, et le monde peut être humain à une seule condition : laisser Dieu entrer dans notre monde.