Anniversaire du débarquement (4)
Discours à la cathédrale de Bayeux à l'occasion d'une cérémonie oecuménique le 6 juin 2004 (6/6/2014)
Ces tombes de la Seconde Guerre mondiale nous confient le devoir de rendre plus vigoureuses les forces du bien : c'est l'invitation à vivre, à travailler, à souffrir pour que se manifestent et se renforcent les valeurs, les vérités qui construisent un monde unifié ayant Dieu pour soutien.
Dieu a promis à Abraham de ne pas détruire la ville de Sodome s'il y trouvait au moins dix justes (Gn 18, 32). Nous devrions nous préoccuper de ce que jamais le jour n'arrive où viendraient à manquer ces dix justes, capables de sauver toute la ville.
>>> Image ci-dessus: coupure de presse transmise par Marie-Christine
In "L'Europe, ses fondements aujourd'hui et demain" , pages 129 et suivantes:
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Ce jour, le 6 juin, nous rappelle la bataille entreprise pour libérer l'Europe et lui rendre sa liberté; commençait alors la phase décisive de la guerre.
Mais notre souvenir ne se tourne pas vers le passé seulement, il veut se faire orientation vers le futur.
Commençons par regarder en arrière. Il y a soixante ans, l'Europe devait être libérée d'une dictature humaine, qui méprisait l'être humain. La personne humaine se voyait piétinée, utilisée, instrumentalisée par la folie d'un pouvoir qui voulait créer un monde nouveau. On parlait de Dieu, mais c'était pour l'utiliser comme une étiquette dont se servait la volonté d'un pouvoir absolu. La volonté de Dieu ne comptait pas; ce qui primait, c'était la volonté de puissance personnelle, qui ne reconnaissait plus en l'homme l'image de Dieu digne de respect, mais qui le considérait comme du simple « matériel humain », bon à exploiter : on méprisait et on défigurait l'homme de la même manière dont, de fait, on méprisait et défigurait Dieu lui-même. D'innombrables personnes furent utilisées, dans les camps de concentration, comme du simple matériel.
Une longue file de jeunes gens est tombée sur les champs de bataille : aujourd'hui, nous sommes ici pour honorer leurs tombes. Nous savons que tous ceux qui sont tombés, de part et d'autre du front, vivent désormais dans la miséricordieuse bonté de Dieu. Tous, ils sont enfants de Dieu; chacun est personnellement connu de Dieu, aimé de lui, voulu par lui, appelé par son nom. Chaque personne, en particulier, a laissé derrière elle un vide; pour chacun, que de douloureuses larmes sont tombées ! Mais, nous le savons, ils se trouvent maintenant entre de bonnes mains, dans les mains de Dieu, dans sa bonté, qui est miséricorde et réconciliation. Ce doit être pour nous, aujourd'hui, un héritage qui nous aide à penser, de façon renouvelée, à la dignité de l'homme, à chaque personne humaine; c'est aussi l'occasion de réfléchir, de façon nouvelle, sur la mort et sur la vie éternelle. Nous devons reconnaitre l'image de Dieu dans le visage de chaque être humain, nous parût-il antipathique ou totalement étranger à nous-mêmes. En tout être humain, nous avons à reconnaitre un compagnon de la vie future, quelqu'un que nous rencontrerons de nouveau dans l'autre monde.
Que mûrisse en nous une conscience nouvelle de notre vocation à la vie éternelle; vivons comme des êtres qui auront à se présenter devant Dieu, face à face, avec toute notre vie d'ici-bas.
La génération à laquelle j'appartiens a vu la pensée de l'au-delà et de la vie éternelle s'estomper, se marginaliser de plus en plus, même dans la prédication à l'église. Les croyants, comme ceux qui proclamaient la Parole, craignaient peut-être que trop penser à l'au-delà entrainerait les chrétiens à négliger le monde et ses réalités historiques concrètes. On disait que, depuis des siècles déjà, on aurait pu mieux vivre, de façon plus humaine, si les chrétiens n'avaient pas vécu comme s'il fallait fuir le monde. Et alors, on s'imaginait que, de toute façon, il y aurait assez de temps pour songer à l'au-delà, tandis que le présent valait la peine que l'on s'emploie à rendre le monde finalement plus vivable.
En fait, le monde n'est pas devenu plus vivable ou plus humain avec ces idéologies, bien au contraire : celui qui vit le présent à la lumière de la responsabilité face à la vie éternelle, celui-là donne aux jours présents leur pleine signification. L'égale valeur des talents qui nous ont été confiés nous montre que le Seigneur ne nous a pas appelés à une confortable tranquillité; il nous a plutôt appelés à faire fructifier ces talents (cf. Mt 25, 14-30). Par ailleurs, vivre avec la conscience de la vie éternelle, c'est être libre de la fringale de vouloir jouir de tout et tout de suite, de vouloir épuiser tout et tout de suite; car c'est savoir que notre temps est le temps d'agir, après quoi ce sera la grande fête. Ces cimetières, ces camps de la mort devant lesquels nous nous trouvons aujourd'hui, nous exhortent à nous souvenir de la mort et nous invitent ainsi à bien vivre le présent dans la perspective de l'éternité.
Il y a trois mots clefs qui pourraient bien résumer notre réflexion : responsabilité, paix et réconciliation.
Après les sanglants affrontements de la Seconde Guerre mondiale, s'inaugure un processus de réconciliation, que nous apprécions de tout cœur, avec une profonde gratitude. Les États-Unis ont entrepris un vaste et astreignant programme d'aide pour permettre la reconstruction et contribuer au rétablissement de ceux qui avaient été des adversaires. La Grande-Bretagne et la France, en signe de réconciliation, ont serré la main de ceux qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, étaient leurs ennemis... Charles de Gaulle en a donné, un jour, la signification : s'il y eut un temps où être ennemis était devenu notre devoir, maintenant c'est notre joie de pouvoir être amis. Ce processus de réconciliation, qui s'est accompli en Europe, en particulier grâce à l'alliance atlantique qui fut décisive pour l'Histoire mondiale, ce processus donc a ses racines dans l'esprit chrétien. Seule la réconciliation est source de paix; la violence ne peut assainir les situations, mais la justice. Cela doit être le critère normatif de toute l'activité politique dans les conflits de notre époque. L'Épitre aux Hébreux parle du sang du Christ « qui parle mieux encore que celui d'Abel» (12, 24). Il n'appelle pas à la revanche et à la violence, mais à la réconciliation. L'Épitre aux Ephésiens évoque la même réalité : le Christ est notre paix. Par sa mort, il a détruit le mur de séparation et d'inimitié. Par son sang, c'est-à-dire par son amour qui va jusqu'à la mort et perdure dans l'expérience même de la mort, il a fait une seule chose de ceux qui étaient proches, et de ceux qui étaient loin (cf. Ep 2, 14-22). Voilà le Dieu que nous proclamons, voilà l'image de l'homme qui doit nous guider. La paix du Christ déborde les frontières de l'univers chrétien, elle vaut pour tous, proches ou lointains. Nos façons d'agir, dans les petites choses comme dans les grandes, doivent naitre de lui et porter son empreinte.
J'arrive ainsi au troisième mot clef de notre réflexion : la « responsabilité ». Après la Première Guerre mondiale déjà, puis surtout après l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, un cri s'est levé : « Plus jamais de guerre ! » Hélas ! la réalité nous montre bien autre chose : les décennies après 1945 furent assombries par des guerres sanglantes, en différentes parties du monde. Et malheureusement, nous devons craindre qu'une fois encore le mal injuste ne redresse la tète, et que soit à nouveau nécessaire de défendre le droit et la justice contre le mal injuste, même avec l'emploi de moyens militaires. Que pouvons-nous donc espérer? Que devons-nous faire ? Les idéologies totalitaires du XXe siècle nous avaient promis l'édification d'un monde juste et libre, mais pour y parvenir elles exigeaient une hécatombe de victimes. Le rêve utopique a puissamment attiré la conscience chrétienne, il l'a marquée en profondeur. L'attente du retour du Christ se réfère à un salut qui existe au-delà de l'Histoire, tandis que les hommes veulent une espérance dans l'Histoire, et pour l'Histoire. De l'expression néotestamentaire « Royaume de Dieu », on préfère écarter le mot «Dieu » pour ne parler que de « royaume », évoquant ainsi une utopie nouvelle qui enveloppe également les chrétiens et les non-chrétiens : c'est dans l'Histoire qu'il faut instaurer le « royaume », c'est-à-dire un monde meilleur. Rien d'autre, alors, n'est dit de notre foi, et les recettes pour construire ce « royaume » sont plutôt imprécises, laissant ainsi place aux interprétations idéologiques. Mais les utopies et les idéologies sont des phantasmes qui nous égarent et induisent en erreur. Une fois encore, nous nous demandons : qu'est-ce qui nous est promis ?, que devons-nous faire ? La réponse chrétienne comprend trois aspects.
Il y a d'abord la promesse de la Jérusalem céleste, qui n'est pas construite par les hommes car elle est un don de Dieu. Souvenons-nous de l'antique oracle selon lequel la liberté humaine se trouve, une fois encore, mal employée, et que le mauvais veut, une fois encore, prendre le pouvoir dans le monde. L'Apocalypse le dit en des images terrifiantes. Par-delà la lecture difficile de ces images, nous parvenons à entrevoir l'autre dimension, qui est essentielle, de la réalité : bien que Dieu donne beaucoup d'espace à la liberté qui choisit le mal - nous en avons de trop nombreux exemples, chaque fois différents les uns des autres -, il ne permettra jamais, cependant, que le monde échappe totalement à ses mains. C'est vrai, l'Apocalypse parle beaucoup de catastrophes, mais c'est pour un temps limité, et en un certain sens le désastre n'est qu'une petite part en pourcentage, un tiers par exemple.
Le monde appartient à Dieu, et non au mal, quel que soit le terrain que celui-ci peut gagner.
Voilà une certitude fondamentale, elle constitue un élément décisif des images apocalyptiques. De fait, on y présuppose que soient déjà connus les terribles événements que raconte l'Apocalypse; ils ne parviendront jamais à se rendre totalement maitres du monde et ne réussiront pas à le détruire : tel est le véritable cœur de son message.
Enfin, le troisième aspect de la réponse chrétienne à la question relative à l'avenir s'appelle ethos
je veux dire responsabilité. Ce n'est pas la fascination magique d'un développement progressif de l'Histoire qui incite à construire un monde enfin juste, même s'il doit être privé de la liberté. Dieu soutient le monde. Mais il le fait essentiellement au moyen de notre liberté, qui doit être liberté pour le bien. La foi ne crée pas un monde meilleur, mais elle réveille et affermit les forces éthiques qui édifient digues et bastions contre la marée du mal. La foi réveille et affermit la liberté pour le bien, contre la tentation de se déformer en liberté qui choisit le mal.
Ces tombes de la Seconde Guerre mondiale nous confient le devoir de rendre plus vigoureuses les forces du bien : c'est l'invitation à vivre, à travailler, à souffrir pour que se manifestent et se renforcent les valeurs, les vérités qui construisent un monde unifié ayant Dieu pour soutien.
Dieu a promis à Abraham de ne pas détruire la ville de Sodome s'il y trouvait au moins dix justes (Gn 18, 32). Nous devrions nous préoccuper de ce que jamais le jour n'arrive où viendraient à manquer ces dix justes, capables de sauver toute la ville.