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Les témoins d'un adieu

Un an après la renonciation de Benoît XVI, Gianguido Vecchi fait sur le Corriere della Sera, le récit des 24 Heures qui ont changé l'Église (11/2/2014)

Le jour de la renonciation, le 11 février 2013, le même Gianguido Vecchi écrivait sur Il Corriere:

Reviennent en mémoire les paroles que le Pape a prononcées a braccio dans sa dernière lectio devant les séminaristes de Rome. Sur la primauté de Pierre et son martyre:

« Saint Pierre savait que sa fin serait le martyre, serait la croix. Et ainsi, il sera dans la complète sequela Christi. Donc, en allant à Rome, il est certainement allé aussi vers le martyre : à Babylone, le martyre l’attendait. Donc, le primat a un contenu d’universalité, mais aussi un contenu de martyrologie. Depuis le début, Rome est aussi un lieu de martyre. En allant à Rome, Pierre accepte à nouveau cette parole du Seigneur : il va vers la Croix, et nous invite à accepter nous aussi l’aspect martyrologique du christianisme, qui peut prendre des formes très différentes. Et la croix peut prendre des formes très différentes, mais personne ne peut être chrétien sans suivre le Crucifié, sans accepter aussi le moment martyrologique.»

Benoît XVI, au cours des dernières années, l'a vécu sur sa propre peau. ...
Et maintenant, l'Église aura un "Pape émérite" qui continuera "dans la souffrance et la prière".

     

Les témoins d'un grand adieu

Voici les gardiens du secret de Ratzinger
Gian Guido Vecchi
http://www.corriere.it
9 février 2014

Du manuscrit à la stupeur des cardinaux
Les 24 Heures qui ont changé l'Église

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Les nuages commencent à s'épaissir, une lumière cendrée pleut des fenêtres donnant sur la cour de Saint-Damase et éclaire à peine les loggias de Raphaël.
Palais apostolique, lundi 11 Février 2013. Au troisième étage, Benoît XVI s'est réveillé un peu après six heures; à 6h50, il est sorti de sa chambre vers sa chapelle privée pour célébrer la messe quotidienne, avant le petit déjeuner, avec la petite «famille du Pape»: les secrétaires Georg Gänswein et Alfred Xuereb et les quatre «Memores Domini» qui l'assistent dans l'appartement, Loredana, Carmela, Cristina et Rossella.

Le Pape s'en va, la nouvelle sur les sites internationaux
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A 9 heures le Pape est dans son bureau. Tout se passe comme tous les jours, seulement que ce n'est pas un jour comme les autres. A Rome, un orage se prépare, dans quelques heures, la photo d'un éclair tombant sur le sommet de la coupole de Saint-Pierre fera le tour du monde. C'est aussi d'un «coup de tonnerre» que parlera, la voix rauque, Angelo Sodano, doyen du Collège des cardinaux, le premier à prendre la parole après que le pape Benoît XVI ait annoncé à 11h41, sa «démission» du ministère pétrinien.
«Fratres carissimi, Non solum propter tres canonizationes ad hoc Consistorium vos convocavi, sed etiam ut vobis decisionem magni momenti pro Ecclesiae vita communicem. ...» (http://www.vatican.va).
Le pape a convoqué les cardinaux pour la canonisation de 813 martyrs d'Otrante tués par les Ottomans le 14 Août 1480 et deux autres bienheureux, et poursuit, imperturbable selon le programme prévu.
Mais à la fin, il prend encore la parole, déplie deux feuilles et commence à lire "à fleur de lèvres", à peine plus qu'un murmure dans le silence absolu.
«Frères très chers, Je vous ai convoqués à ce Consistoire non seulement pour les trois canonisations, mais également pour vous communiquer une décision de grande importance pour la vie de l’Église...».

Tandis que Joseph Ratzinger prononce sa Declaratio, dans la Salle du Consistoire au deuxième étage du Palais, parmi les cardinaux alignés le long des tapisseries raphaëlites de Penni, il y en a qui se regardent, l'air consterné et d'autres qui ne comprennent pas «declaro me ministerio renuntiare» - le bibliste Gianfranco Ravasi le racontera pour montrer combien la connaissance du latin est en déclin, même dans l'Église, ou peut-être est-ce juste de l'incrédulité, «mais qu'est-ce qu'il dit?». Sodano parle au nom de tous, et interprète le sentiment commun, la stupeur qui, dans quelques minutes, va devenir planétaire. Pourtant, le cardinal, depuis la veille, est l'un des rares à être au courant de ce qui se prépare.

Le pape Benoît XVI quitte le pontificat
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Dimanche après-midi. La Declaratio ne porte pas la date du lundi, mais du dimanche 10 Février. Joseph Ratzinger l'a écrite en personne, comme d'habitude au crayon, dans l'après-midi. Après l'Angélus, il a averti le Doyen Sodano et le secrétaire d'Etat Tarcisio Bertone, qui lundi matin apporteront avec eux une copie du texte et en suivront la lecture mot à mot. Sont aussi au courant le Substitut de la Secrétairerie d'Etat, Mgr Giovanni Angelo Becciu et Mgr Georg Gänswein, secrétaire du Pape. Le lendemain, il reviendra au Père Federico Lombardi, porte-parole du Vatican, la lourde tâche d'expliquer et d'affronter les médias du monde entier. La dernière «démission» d'un pape remonte au 4 Juillet 1415, Grégoire XII, et tout le monde, grâce à Dante (qui l'évoque dans la Divine Comédie, ndt) ont à l'esprit ce geste de Célestin V, le 13 Décembre, 1294. C'est la suggestion du 28 Avril 2009, quand le Pape Benoît XVI s'était rendu à L'Aquila dévastée par le tremblement de terre et avait semé la panique parmi sa suite en franchissant la Porte Sainte de la Basilique de Collemaggio (devenue) dangereuse; il était prévu un hommage à la porte, mais il voulait mettre son pallium sur la châsse contenant les restes du pape du «grand refus» (benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/le-pallium-de-benoit-xvi-pour-st-pierre-celestin.
Mais ici, des pouvoirs extérieurs n'entrent pas en jeu (?), impossible de faire un parallèle avec la Declaratio «en pleine liberté» de Ratzinger.

Lundi, à l'aube.
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Le jour est venu, dans le Palais l'activité se fait convulsive, ce n'est que maintenant que sort de l'appartement privé du pape ce papier qui n'a pas de véritable précédent dans l'histoire bimillénaire de l'Eglise. Le scandale de Vatileaks sert de leçon, on ne peut pas prendre le risque d'une fuite. Le texte écrit de la Declaratio diffusé par le Vatican vers midi contient trois erreurs comme autant d'indices. Benoît XVI a confié le manuscrit à la secrétaire Birgit Wansing, la seule personne en mesure de déchiffrer son écriture petite et nerveuse. Ce n'est qu'à l'aube du lundi que commence à la Secrétairerie d'Etat le travail de la transcription du texte latin et des traductions en italien, anglais, allemand, français, espagnol, portugais, polonais et arabe. Lorsque Ratzinger le lit, dans la Salle du Consistoire, il dit correctement «vita», ablatif, mais au début du texte distribué il y a le génitif «vitae» et plus loin, un autre accord erroné, l'accusatif «commissum» (mais cela, même le Pape le lit) au lieu du datif «commisso» (1). Et puis, symptomatique, l'indication du début de la Vacance du Siège, le soir du 28 Février; l'inexistante «hora 29», à la place de 20, annoncée par le pape Benoît XVI. La précipitation: sur n'importe quel clavier, la touche 9 est juste à côté du zéro (ndt: pas sur le pavé numérique).

Lundi, 10h46
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Le Pape, à 10h55, quitte l'appartement, prend l'ascenseur jusqu'à la deuxième loggia et entre dans le salon, le pas bref et un peu mal assuré, l'air souffrant mais le regard déterminé. A 11h41 les cardinaux pâlissent. Cinq minutes plus tard, à 11h46, la dépêche ANSA de la vaticaniste Giovanna Chirri (cf. benoit-et-moi.fr/2013-III/actualites/la-derniere-parole) informe le monde de la démission. «Iterum atque iterum» articule Benoît XVI. Ratzinger explique qu'il a pris sa décision après avoir examiné sa conscience à plusieurs reprises, «encore et encore», devant Dieu. Dans le choix du Pontife, il faut distinguer la longue maturation de la décision, le choix de la date et le moment où il il la communique aux personnes les plus proches. Quand le bureau des célébrations liturgiques, le 4 Février, prévient «Messieurs les cardinaux», qu'il y aura un consistoire d'ici une semaine, Benoît XVI a déjà décidé dans son cœur que ce moment, dans la solennité de la cérémonie et devant les cardinaux, sera l'occasion propice. Durant ces jours, l'impression de l'Annuaire pontifical 2013 est également bloqué en raison de «modifications» importantes.

Du reste, Ratzinger y pensait depuis longtemps. Le 27 Octobre 2011, à Assise, le patriarche de Constantinople, Bartholomée Ier lui avait donné rendez-vous à Jérusalem en 2014, pour célébrer le cinquantième anniversaire de la rencontre entre le Pape Paul VI et Athénagoras, et on raconte que le Pape lui aurait dit: «Mon successeur viendra».
Sans doute Benoît XVI attendait-il le bon moment depuis qu'après la rencontre avec Fidel Castro à La Havane le 29 Mars 2012, il était revenu épuisé par le voyage de sept jours au Mexique et à Cuba. «Oui, je suis vieux, mais je ne peux encore faire mon devoir», avait-il souri au Líder máximo (cf. benoit-et-moi.fr/2012-I/).
De l'autre côté du Tibre, toutefois, on raconte qu'il lui avait fallu un mois pour récupérer un peu de forces. Depuis quelque temps, son frère aîné Mgr Georg Ratzinger, à qui il l'a confié pendant les vacances d'été à Castel Gandolfo, est au courant. On dit qu'en août, il en a également parlé à Bertone et à Gänswein, lequel a tenté en vain de l'en dissuader dans les semaines suivantes. Mais Benoît XVI est déterminé. Celle de dimanche n'est que la dernière étape. Le pape avertit ceux qui doivent l'etre. Pendant dix-sept jours, il faudra gérer une nouvelle situation et se préparer pour le conclave. Mais Ratzinger, en savant scrupuleux, a depuis longtemps calculé et planifié chaque mouvement.

«Un acte de gouvernement»
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La «renonciation», en théorie, est requis par le Code de droit canonique, canon 332, paragraphe 2. Dans le livre «Lumière du monde», en 2010, il avait suggéré l'hypothèse: «Quand un pape arrive à une claire conscience de ne pas pouvoir physiquement, mentalement et spirituellement mener à bien la tâche qui lui est confiée, alors il a le droit et, dans certains circonstances, même le devoir de démissionner». Mais alors, on était au milieu du scandale de la pédophilie dans le clergé, que Benoît XVI avait combattu comme personne avant lui, et ainsi il avait ajouté: «Justement à un moment comme cela, on doit tenir bon et supporter». Et ce qu'il fait également au printemps de 2012. Le scandale Vatileaks éclate, le maître d'hôtel "corbeau" Paolo Gabriele, qui avait volé des documents confidentiels de son bureau est arrêté et traduit en justice.

Ce n'est pas le moment, ce sont des mois difficiles de poisons et de luttes de pouvoir dans la Curie, Ratzinger a déjà décidé mais il ne veut pas donner l'impression qu'il fuit. Il l'avait dit le 24 Avril 2005, dans la messe début de son pontificat: «Priez pour moi, pour que je ne fuie par peur devant les loups». Il attend donc que le procès soit terminé, il attend que la commission de cardinaux qu'il nommée pour enquêter sur les affrontements au sein de la Curie lui confie, à lui et seulement à lui, la relation secrète qui indique les manœuvres et les responsabilités. En Décembre, il a tous les éléments pour agir et faire le nettoyage, il sait que c'est urgent, mais il sent qu'il n'en a plus la force. Il confiera le dossier à son successeur. «Dans le monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements et agité par des questions de grande importance pour la vie de la foi, pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Évangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié». La «ingravescente aetate» et la conviction que dans l'Eglise, une secousse est nécessaire, ne sont pas des explications alternatives (?), mais les éléments qui fondent ensemble la décision de démissionner. Ce n'est pas un hasard si le père Federico Lombardi parle d'«un grand acte de gouvernement de l'Église».

Les Cendres, vers Pâques.
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Benoît XVI ne laisse rien au hasard. À la fin de 2012, il célèbre les fêtes de Noël et calcule les temps de sorte que pour la dernière semaine de Mars, à Pâques, le moment le plus important pour les fidèles, l'Église ait un nouveau pape. Le 24 Novembre, il convoque un consistoire pour la création de six nouveaux cardinaux et pour la première fois dans l'histoire - sauf un «mini» de 1924, quand Pie XI créa deux cardinaux américains - il n'y même pas un européen: pour «rééquilibrer» la la composition du Collège, trop déséquilibré en faveur du Vieux Continent, et c'est un signal. Comment est un signal le fait que le Declaratio arrive à la veille du Mercredi des Cendres, début de la saison de pénitence du Carême. Les tentations diaboliques qui se résument dans la revendication d'«instrumentaliser Dieu», de «se mettre à sa place» ou de «l'utiliseer pour ses propres intérêts», ou pour «la gloire et le succès».
Comme un épilogue à la Declaratio, le mercredi après-midi, rencontrant à nouveau les cardinaux, il parle de «l'hypocrisie religieuse» dénoncée par Jésus, «Déchirez vos cœurs et non vos vêtements!» , avant de poser les cendres sur la tête des cardinaux qui défilent inclinés devant le Pape: alors il devient clair que la dénonciation des «divisions dans l'Église» qui «défigurent» le visage de l'Eglise, comme l'exhortation à «dépasser l'individualisme et la rivalité» est une allusion précise au conclave qui se rapproche (www.vatican.va).

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(1) A l'époque, des journaux ou blogs s'étaient emparés de l'affaire, prétendant que ces "erreurs" était une raison de nullité de l'acte de renonciation (je ne retrouve pas les références).