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Un cas d'école

Décryptage d'un article du quotidien anglais "The Guardian" autour des "10 conseils du Pape François pour être heureux" (8/8/2014)

     

Des lecteurs s'étonneront que j'ai perdu mon temps à traduire un article que l'on peut trouver médiocre, et même à première vue sans grand intérêt (*). D'autant plus que, rédigé dans une langue "branchouille", savamment négligée, truffée de calembours, d'astuces, d'argot, de néologismes et de références "culturelles" locales (à part les mots courants, la plupart étaient introuvables dans le Robert & Collins, et même sur internet) qui est l'équivalent écrit du style "guignols de l'info", il a donné beaucoup de fil à retordre à l'angliciste-amateur que je suis.
L'article du "Guardian" (quotidien londonien pudiquement qualifié de "centre-gauche", qui fait autorité dans les revues de presse internationales, au même titre que Le Monde, El Païs, La Repubblica, le NYT, etc... et on ose après cela parler de la pluralité de la presse!!) m'a fait penser à celui de Rolling Stone en janvier dernier (benoit-et-moi.fr/2014-I/actualites/insultes-a-benoit-xvi-sur-rolling-stone): même public - la gauche caviar - qui se croit informé mais qui n'est que la marionnette de manipulateurs cyniques; même volonté de salir, par le biais de la caricature et de la provocation (que l'on fait passer au nom du "on a le droit de rire de tout"... et effectivement, rien dans l'article ne relève juridiquement de la diffamation, ce qui le met à l'abri de poursuites), même mépris pour tout ce qui est sacré.

Une lectrice du blog de Raffaella, "Carmelina" en a fait un commentaire millimétré, remarquable, que je partage entièrement, et que j'ai également traduit.

(*) Mais ce qu'elle ne dit pas, et qui fait à mon avis le grand intérêt de l'article, si l'on arrive à dépasser la rage que suscitent le ton et les énièmes insultes à Benoît XVI, c'est ce qu'il nous apprend sur l'attitude des médias laïcistes (et des intérêts qu'ils représentent) envers François: ils l'aiment bien, parce qu'ils ne le prennent pas au sérieux. A la limite, ils se moquent de lui (c'est explicitement le cas à propos de ces "10 conseils" saugrenus).
Ils n'ont aucune intention de se convertir (évidemment!), ni même de faire un bout de chemin avec lui: simplement, ils savent qu'ils n'ont rien à craindre de lui. Et ils détestaient Benoît justement parce qu'ils avaient peur de lui, malgré sa douceur sereine - faisant de lui, dans l'article, par une inversion diabolique "un furieux pape 'Ancien Testament'", et "un dictateur aux yeux perçants".
C'est aussi simple que cela.

     
L'article du Gardian

JE NE VEUX PAS DES «CONSEILS» DU PAPE FRANÇOIS POUR UNE VIE HEUREUSE - JE VEUX DES COMMANDEMENTS TERRIFIANTS DICTÉS PAR DIEU
Un pape de manuels ne devrait-il pas être un dictateur aux yeux perçants, convaincu de sa supériorité? Si c'est le cas, celui-ci est assez nul

The Guardian
Mardi 5 Août 2014
Stuart Heritage
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Je pense que je parle pour tout le monde quand je dis que les papes devraient être terrifiants. Parce que c'est la qualité d'un pape, non? Avoir un regard perçant, être dictatorial et convaincu de sa supériorité imposante sur le monde entier. Emettre quelques requêtes irréalistes pour suivre la parole de la Bible à la lettre, tout en dissimulant toutes sortes de sombres secrets autour de l'influence de l'église, et se cramponnant à des niveaux obscènes de bling-bling. C'est ce qu'un pape devrait être.
Le dernier pape? Quasiment un pape de manuel.

Le Pape François, cependant, je ne peux pas m'embarquer avec lui. Ne vous méprenez pas, il semble un être humain brillant. Il semble gentil et consciencieux. Il semble se rendre compte que la religion organisée a perdu de son lustre, et il semble comprendre pourquoi. Il serait un hôte fantastique à table, c'est clair. Je souhaiterais qu'il soit mon oncle. Mais comme pape? Comme un furieux pape 'Ancien Testament'? Il est assez nul.

Un exemple: le pape François a récemment révélé ses 10 conseils pour une vie heureuse à un magazine argentin. Alors là, immédiatement, c'est typiquement une chose à ne pas faire pour un pape. C'est le genre d'article insignifiant que vous vous attendriez à voir sous-traité, disons, à un second rôle de Holby City (feuilleton médical sur la BBC) une semaine où les types du comité de rédaction avaient trop la gueule de bois pour arriver à quelque chose de mieux. Immédiatement on a le sentiment que le pape boxe bien en-dessous de sa catégorie.

En outre, le mot «conseils» est problématique. Il fut un temps où l'église émettait des commandements. Purs et durs, dictés par Dieu, des commandements gravés dans la pierre. Pour être juste, leur contenu était du simple bon sens - mis ensemble, ils se résumaient essentiellement à «Soyez gentils» - mais au moins c'étaient des ordres directs. Le thème sous-jacent d'un commandement est: «Faites exactement ce que je dis, salauds, ou bien je vais sacrément vous arranger» Le thème sous-jacent d'un conseil est: «Écoutez les gars, ça vous dérange si je vous lance une idée dans une boulette de papier? Quoi? Ok, je reviens dans cinq minutes, pas de problèmes, vraiment désolé de vous avoir dérangé».

Il est impossible d'imaginer le dernier pape donnant des conseils d'aucune sorte. En fait, à travers le prisme flou de ma mémoire, il est impossible d'imaginer le dernier pape faisant autre chose que rugir à plein volume, prononçant des sermons apocalyptiques sur le mal de la contraception du haut d'une montagne embrasée, tout en fracassant par terre un gourdin doré pour souligner ses propos. Il se pourrait que ce ne soit pas exactement ce qu'il a fait, mais c'est certainement ce dont je me souviens, et c'est sûrement la chose la plus importante.

En outre, si le dernier pape s'était abaissé à offrir des conseils pour une vie heureuse dans un magazine, il y aurait eu un seul conseil, et ce conseil aurait été «OBÉISSEZ-MOI» écrit en police Lucida Blackletter 300 points (donc en énormes lettres), sur une image géante double page de ses propres yeux terribles. Vous savez, comme les papes sont censés faire.

Cependant, mes objections seraient nulles et non avenues si les conseils du pape étaient vraiment profonds.
Le Pape François est le représentant de Dieu sur terre, après tout, alors vous vous attendez à ce que ses conseils soient pleins de sagesse et de perspicacité. Vous vous attendez à vibrer aux limites de l'entendement humain, obligeant tout le monde à s'interroger sur le sens de la vie. Vous vous attendez à ce qu'il rende vraiment les gens heureux.

Mais ce n'est pas vraiment le cas, parce que tous les conseils sont définitivement fades. L'un d'eux est: «Soyez généreux». Un autre est «Restez calmes». Mes deux favoris sont «Essayez de garder les dimanches libres», et «Eteignez la télé quand vous mangez». Ils comptent à peine pour des conseils. Ils sont tellement ineptes qu'ils pourraient même être reclassés comme arnaques (lifhacks?). La main sur le cœur, je crois que si on avait demandé au pape François un 11e conseil, il aurait dit: «Voulez-vous verser vos fèves au lard dans votre casserole plus efficacement? Pourquoi ne pas essayer de stocker les boîtes à l'envers?»

Le seul dans lequel je pourrais me reconnaître, c'est «Créer des emplois dignes pour les jeunes», parce que quand j'étais jeune, mon travail consistait à mettre un filet sur mes cheveux et à vendre du pain frit à des idiots pour 3 livres de l'heure, ce qui était complètement indigne. Mais là encore, je suis vieux maintenant. Si un jeune sous-payé avec un filet sur ses cheveux ne me vend pas mon pain frit, alors qui le fera? Mon désir de pain frit l'emporte largement sur mon désir de donner sa dignité à un jeune. «Mangez plus de pain frit» - voilà ce que ce conseil aurait dû être. Il aurait fait le bonheur de tous.

Certes, il est facile pour moi de formuler allègrement des jugements de ce genre, parce que je ne suis pas concerné. Je suis tellement peu préoccupé de religion que je ne suis même pas fichu d'être correctement athée. Il se pourrait qu'il y ait un Dieu. Il se pourrait que non. Je suis sûr que quelqu'un me le fera savoir une fois que tout sera définitivement réglé. Pour tout ce que je sais, l'approche ouverte et modérée du pape François à la religion a été extrêmement utile pour les millions de catholiques qui se sont sentis entravés et cassés durant les années de l'ultra-conservateur Benoît .

Mais en termes de pur spectacle, c'est une déception totale. Je veux des papes terrifiants et démodés. Disant des choses sensibles et faciles d'accès à des publications qui communiquent directement avec son peuple? Quelle déception!

* * *

Les commentaires de Carmelina (blog de Raffaella)

(ilblogdiraffaella.blogspot.fr/2014/08)
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Ce qui frappe dans cet article, ce n'est pas le registre: la rhétorique burlesque cultivant le paradoxe aux fins de provocation est vieille comme le monde. Ce qui frappe, c'est que cette rhétorique soit devenue pour un organe médiatique fétiche du libéralisme occidental une superstructure éthico-morale.
Je m'explique mieux: ces groupes éditoriaux ne se voient plus comme des professionnels de l'information mais comme des coopératives du «bien commun», de consultants spécialisés dans différents domaines de l'information et du savoir-faire professionnel, réunis sous un seul vecteur de propagande philanthropico-culturelle.
Le problème réside dans le fait que ce sont des gens ayant une conscience de soi sophistiquée, et même pathologique qui, d'un côté, visent à pontifier, et de l'autre, critiquent ceux qui pontifient; visent à enseigner, et dans le même temps, se moquent des «enseignants»; masturbent l'émotivité populaire et, en même temps, ridiculisent toute forme d'émotion. Cherchent à persécuter, tout en brandissant pour eux-mêmes la noble bannière des persécutés. Bref, il s'agit d'une aliénation schizophrènique totale.
Alors, comment résolvent-ils la contradiction éthique inextricable dans laquelle ils se sont eux-même fourrés? En adoptant à des conventions moralistes le sarcasme paradoxal déguisé en ironie provocatrice.
Examinons l'article ci-dessus. L'auteur est une sorte de dessinateur satirique, c'est-à-dire qu'il redéfinit la réalité comme une bande dessinée, autrement dit la déshydrate, lui enlève la substance (ici, la religion, les sentiments religieux), et l'embaume, i.e. la remplit de similitudes autant que possible métaphoriquement lointaines et en opposition avec la substance originale.

Rien de nouveau, rien de scandaleux. C'était un truc dans les temps anciens de la tyrannie oligarchique pour faire passer un message subversif. Aujourd'hui, au contraire, ce n'est plus un outil d'information, mais un authentique modus vivendi et operandi moral, applicable à toute expression existentielle. Dans le milieu du journalisme, il sert à affirmer en simulant le doute; imposer en affichant une attitude bouffone; déclarer afin de nier; nier afin d'affirmer; snober afin de lyncher ceux qu'on condamne comme le mal, sans risquer de passer pour un bourreau.

En gros, voici comment sont appliquées ces règles simples dans l'article en question:

1. Bergoglio n'est pas un bon pape parce qu'il ressemble à un vieil oncle qui donne des "bons" conseils banals (et donc, en avant les métaphores liées à l'idée qu'un Anglais se fait d'un vieil oncle sympa et facile à vivre) = déclarer pour nier / nier pour affirmer. La blague est bienveillante et indique deux arrière-pensées. Être pape est mal dans tous les cas. Bergoglio est finalement bon, même s'il est pape.

2. La figure de «the last pope» est évoquée, jamais mise en évidence (son nom n'apparaît qu'une seule fois à la fin), et mise en relation avec l'idée que l'auteur s'est faite d'un «vrai pape», autrement dit «avoir un regard perçant, être dictatorial et convaincu de sa supériorité imposante sur le monde entier. Emettre quelques requêtes irréalistes pour suivre la parole de la Bible à la lettre, tout en dissimulant toutes sortes de sombres secrets sur l'influence de l'église, et en se cramponnant à des niveaux obscènes de bling-bling. C'est ce qu'un pape devrait être» = snober pour lyncher sans passer pour un bourreau / imposer en affichant une attitude bouffone. Benoît est le véritable protagoniste de l'article. Il est le «mal» à combattre à travers la dérision bouffone et transversale (gentiment adressée à la figure de Bergoglio). Pour ces gens, lyncher est un art. Comme d'authentiques boîtes-gigogne d'hypocrisie sophistiquée. Vous ne devez jamais agir frontalement mais toujours par personne interposée afin de pouvoir persécuter avec le masque et le bouclier du persécuté.

La lecture de cet article m'a fait une fois de plus toucher de la main ce qu'il en coûte d'être un prophète. Et c'est un exemple clair de ce qu'avait dit Benoît dans son homélie sur le pape Paul VI (ndt: que venait de rappeler Raffa. Cf. benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/une-homelie-inedite-de-joseph-ratzinger).

Benoît continue d'être une épine dans le pied de ces personnages. Ils ne parviennent pas à se faire une raison du fait qu'il ait disparu vivant. Ils ne trouvent aucun prétexte pour purger leur haine et sont contraints de cracher leur bile au coup par coup en attendant quelque grande bonne occasion de la vomir à «coups de massue».
Ils ont opposé un refus irrationnel à la possibilité de comprendre qui il est, ce qu'il a dit, ce qu'il a fait, ce qu'il fait, et ils en sont réduits à l'affubler de fausses images destinées à le lyncher pour le plaisir de le lyncher.
Écoutez ce que dit ce misérable du «last pope»: «Il est impossible d'imaginer le dernier pape donnant des conseils d'aucune sorte. En fait, à travers le prisme flou de ma mémoire, il est impossible d'imaginer le dernier pape faisant autre chose que rugir à plein volume, prononcer des sermons apocalyptiques sur le mal de la contraception du haut d'une montagne embrasée, tout en fracassant par terre un gourdin doré pour souligner ses propos. Il se pourrait que ce ne soit pas exactement ce qu'il a fait, mais c'est certainement ce dont je me souviens, et c'est sûrement la chose la plus importante»

Voilà, Seigneur, je sais bien que Benoît ne fait aucun cas dans cette m .... Mais moi, simple fidèle, je vois une injustice abjecte. Et ce refus systématique de la vérité. Comment puis-je résister à la rage noire qui m'étouffe devant un tel spectacle atroce d'hypocrisie et de mensonge?

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