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Féminisme au couvent

Reprise: ce que disait le cardinal Ratzinger à Vittorio Messori dans le livre d'entretien de 1985 "Entretiens sur la foi" (17/12/2014)

>>> Soeurs américaines: rapport final de l'inspection

Entretien sur la foi, Joseph Ratzinger, Vittorio Messori, Fayard, 1985, pages 115-120

Féminisme au couvent
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- Qu'en est-il, demandé-je, de ce monde très riche et complexe (souvent un peu impénétrable aux yeux d'un homme, surtout s'il est laïc), le monde des religieuses, autrement dit des sœurs, des moniales et de toutes les autres femmes qui se sont consacrées à Dieu ?

« Une certaine mentalité féministe, répond-il, a pénétré aussi dans certaines communautés de femmes. Cette pénétration est particulièrement notoire, jusque dans ses formes les plus extrêmes, sur le continent nord-américain. Les religieuses cloîtrées, les ordres contemplatifs, par contre, ont plutôt bien résisté, parce que plus à l'abri du Zeitgeist, de l'esprit du temps, et parce qu'ils se caractérisent par une vocation précise et non modifiable : la louange à Dieu, la prière, la virginité et la séparation d'avec le monde comme signe eschatologique. Cependant, la crise a été grave pour les ordres et les congrégations de vie active : la découverte du professionnalisme, le concept d`assistance sociale" en lieu et place de celui de "charité", l'adaptation souvent sans discernement, voire enthousiaste, aux valeurs nouvelles et jusqu'alors inconnues de la société moderne séculière, la pénétration dans les couvents, parfois sans aucun filtre, de psychologies et de psychanalyses de toutes écoles : tout cela a conduit à de déchirants problèmes d'identité et à une chute des motivations suffisantes pour justifier la vie religieuse aux yeux de beaucoup de femmes. Lors d'une visite à une librairie catholique, en Amérique du Sud (mais pas seulement là-bas), j'ai remarqué que les traités spirituels de jadis sont désormais remplacés par des manuels de vulgarisation de psychanalyse ; la théologie a souvent laissé la place à la psychologie, y compris la plus banale. Et puis la fascination pour ce qui est orientai ou supposé tel est quasi irrésistible : dans beaucoup de maisons religieuses (d'ordres masculins et féminins), la croix a parfois été remplacée par des symboles de la tradition religieuse asiatique. Les dévotions d'autrefois ont elles aussi disparu pour faire place à des techniques, yoga ou zen. »

- On a relevé que nombre de religieux ont tenté de résoudre leur crise d'identité en se projetant à l'extérieur - selon la dynamique masculine bien connue - en cherchant alors la "libération" dans la société et la politique. Beaucoup de religieuses, au contraire, semblent s'être projetées à l'intérieur (suivant ici aussi une dialectique liée au sexe) en recherchant cette même "libération" dans la psychologie des profondeurs.

« Oui, dit-il, et l'on s'est adressé avec grande confiance à ces confesseurs profanes, à ces "experts de 1'âme" que seraient psychologues et psychanalystes. Mais ceux-ci peuvent tout au plus dire comment fonctionnent les forces de l'esprit, ils ne peuvent dire pourquoi ni dans quel but. Or, la crise de nombreuses sœurs, de beaucoup de religieuses était déterminée justement par le fait que leur esprit semblait travailler à vide, sans plus avoir de direction reconnaissable. Précisément, par ce labeur d'analyse, il est devenu clair que "l'âme" ne s'explique pas par elle-même, qu'elle a besoin d'un point de référence extérieur. Cela a été presque une confirmation "scientifique" de la constatation passionnée de saint Augustin : "Tu nous as 'fait pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en Toi." Ce besoin de recherches et d'expériences, se tournant souvent vers des "experts" improvisés, a accumulé des fardeaux humainement insupportables, en tout cas fort lourds pour les religieuses : tant pour celles qui sont restées que pour celles qui ont abandonné. »

Un avenir sans sœurs ?
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Il existe un rapport détaillé, de date récente, sur les religieuses du Québec - la province État du Canada de langue française. Un exemple, le cas québécois ! Il s'agit en fait de la seule zone d'Amérique du Nord à avoir été depuis le début colonisée et évangélisée par des catholiques qui y avaient édifié un régime de chrétienté géré par une Église omniprésente. En effet, il y a vingt ans encore, au début des années soixante, le Québec était la région du monde au nombre de religieuses le plus élevé par rapport à une population de six millions d'habitants. Entre 1961 et 1981, à cause des départs, des décès et de l'arrêt du recrutement, le nombre des religieuses est passé de 46 933 à 26 294. Une chute de 44 pour cent, qui semble impossible à ' enrayer. Les nouvelles vocations, en effet, ont diminué pendant la même période d'au moins 98,5 pour cent. Il s'avère ensuite qu'une bonne partie de ce 1,5 pour cent restant est constitué non par de très jeunes, mais par des "vocations tardives". Au point que les simples prévisions permettent à tous les sociologues de s'accorder sur cette conclusion brutale mais objective : "D'ici peu (sauf renversement de tendance tout à fait improbable, du moins à vue humaine), la vie religieuse féminine telle que nous l'avons connue ne sera plus qu'un souvenir au Canada. »
Ce sont les sociologues chargés de préparer ce rapport qui décrivent eux-mêmes comment, au cours de ces vingt dernières années, toutes les communautés ont procédé à toutes sortes de réformes possibles et imaginables : abandon de l'habit religieux, salaire individuel, diplômes dans les universités profanes, insertion dans les professions séculières, aide massive de toutes sortes émanant de "spécialistes". Les sœurs n'en ont pas moins continué de partir, il n'en est pas entré de nouvelles, les restantes - âge moyen autour des soixante ans - souvent ne semblent pas avoir résolu leurs problèmes d'identité, et, dans certains cas, déclarent attendre, résignées, l'extinction de leur congrégation.
L'aggiornamento, même le plus courageux, était nécessaire, mais ne semble pas avoir réussi, précisément dans cette Amérique du Nord à laquelle se réfère en particulier Ratzinger. Peut-être parce qu'oubliant l'avertissement évangélique, on a essayé de mettre le "vin nouveau" dans de "vieilles outres", c'est-à-dire dans des communautés nées en d'autres climats spirituels, filles d'une Societas christiana qui n'est plus la nôtre ? La fin d'une vie religieuse ne signifie-t-elle pas alors la fin de la vie religieuse, qui s'incarnera dans des formes nouvelles adaptées à notre temps ?

Le Préfet ne l'exclut pas, certes, même si l'exemple du Québec confirme que les ordres en apparence les plus opposés à la mentalité actuelle et les plus réfractaires aux changements, ceux des contemplatives et des cloîtrées, « ont tout au plus constaté quelques problèmes, mais n'ont pas connu de vraie crise », pour reprendre les mots des sociologues eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, pour le Cardinal, « si c'est la femme qui paie le plus fort tribut à la nouvelle société et à ses valeurs, parmi toutes les femmes, les plus exposées ont été les religieuses ». Revenant encore sur ce qu'il a dit auparavant, il observe que « l'homme, même le religieux, malgré les problèmes que nous savons, a pu chercher remède à la crise en se jetant dans le travail et en tâchant de retrouver son rôle dans l'activité. Mais la femme, quand on a, refusé, voire tourné en dérision les rôles inscrits dans sa nature biologique même, quand sa merveilleuse capacité de donner amour, aide, soulagement, chaleur, solidarité, a été remplacée par la mentalité économiste et syndicale de la "profession", ce typique souci masculin, que peut-elle faire, la femme, quand tout ce qui lui est plus spécifiquement propre se trouve balayé, réduit à l'insignifiance ou à une déviation ? »
Il poursuit :

« L'activisme, la volonté de faire à tout prix des choses "productives", "qui comptent", est la tentation constante de l'homme, y compris du religieux. Et c'est justement cette orientation qui domine dans les ecclésiologies qui présentent l'Église comme un "peuple de Dieu" affairé, appliqué à traduire l'Évangile en programme d'action, susceptible d'obtenir des "résultats" sociaux, politiques et culturels. Or, ce n'est pas un hasard si le terme "Église" est un nom du genre féminin. En effet, en elle vit le mystère de la maternité, de la gratuité, de la contemplation, de la beauté, des valeurs qui, en définitive, semblent vaines aux yeux du monde profane. Sans en percevoir peut-être pleinement les raisons, la religieuse ressent un malaise profond à vivre dans une Église où le christianisme se trouve réduit à l'idéologie de l'action, selon cette ecclésiologie imprégnée de dur masculinisme, que l'on présente pourtant - peut-être le croit-on aussi - comme plus proche des femmes et de leurs exigences "modernes". C'est au contraire un projet d'Église où il n'y, a plus place pour l'expérience mystique, ce sommet de la vie religieuse qui - ce n'est pas un hasard -, parmi les gloires et les richesses dispensées à tous avec une abondance et une constance millénaires, a plus été le fait des femmes que des hommes : ces femmes extraordinaires que l'Église a proclamées ses "saintes" et parfois même ses "docteurs", n'hésitant pas à les proposer en exemple à tous les chrétiens. Un exemple qui est peut-être aujourd'hui d'une particulière actualité. »