Page d'accueil

Diplomatie papale

Une lettre d'un intellectuel vénézuélien adressée à Sandro Magister illustre comment, dans son pays, le Saint-Siège a contré de fait la tentative des évêques locaux de dénoncer la dérive totalitaire du pouvoir en place (3/1/2015)

>>> Ci-contre: Mgr Aldo Giordano, actuel nonce apostolique au Vénézuela a succédé en octobre 2013 à Mgr Parolin, devenu secrétaire d'Etat du pape et promu depuis lors cardinal.

     

Sandro Magister explique en préambule de son article du 2 janvier le contexte, qui se rapporte à plusieurs articles précédents sur son blog <Settimo Cielo>.
Mais la lettre du Professeur Carlos A. Casanova, du Centre d'études thomistes de la Universidad Santo Tomás se suffit à elle-même, y compris pour avoir un aperçu du tableau politique actuel au Vénézuela, dirigé par le successeur et héritier de Chavez, Nicolás Maduro:

Casanova met en évidence le contraste entre la déclaration publiée par la conférence des évêques vénézuéliens le 2 Avril 2014 et le message de François lu quelques jours plus tard par le nonce du Vatican au Venezuela à une réunion entre Maduro et quelques figures de l'opposition.
Dans leur déclaration, les évêques dénonçaient «comme cause fondamentale de la crise que vit le Venezuela, la prétention du parti au pouvoir et du président Nicolás Maduro d'imposer le soi-disant "Plan de la Patrie", derrière lequel se cache la mise en place d'un gouvernement totalitaire ».

Mais - ajoute Sandro Magister - il n'y avait aucun signe de cette dénonciation dans le message du pape, de style purement diplomatique.

     

Une lettre d'un vénézuélien

Settimo Cielo
2/1/2015

Cher Magister,

Dans votre billet du 22 Décembre, un théologien anglophone a critiqué les trois derniers papes en raison de leur prétendu manque de compréhension des questions économiques. Cet aspect a déjà été discuté et contesté, donc je le laisse de côté. Mais il y avait un autre aspect qui n'a pas été discuté et devrait l'être.

Ce théologien a dit que «le manque de cohérence de François est enraciné dans sa nature de Latino-américain. Il est comme beaucoup de démagogues d'l'Amérique du Sud et Centrale. Il n'a pas une compréhension cohérente de l'économie».

Je suis un philosophe originaire du Venezuela et j'ai écrit des livres de philosophie politique. Aujourd'hui, je vis au Chili, ayant dû quitter mon pays il y a douze ans, car j'étais menacé par la police politique. Ainsi, je trouve le passage cité offensant. Je pense que ce théologien ne fait qu'exprimer ses préjugés sur l'Amérique latine, qu'il a probablement repris des médias.

Le Venezuela est un pays qui en 1998 avait payé un dixième d'une dette extérieure injuste, la réduisant à 27 milliards de dollars. Il avait du pétrole, comme chacun le sait, mais il avait aussi les meilleurs centres de recherche sur le pétrole et sur la chimie appliquée au pétrole, il avait de très bonnes universités, un bon système de santé publique. Par exemple, quelqu'un qui visitait la République dominicaine et allait dans un supermarché, trouvait de nombreux produits étiquetés «made in Venezuela». Notre agriculture se développait. Notre industrie était un concurrent sérieux pour n'importe laquelle d'Amérique centrale et des Caraïbes. Nous avions créé l'OPEP. Nous avions vaincu les communistes abord au Venezuela puis en Amérique centrale.

Hugo Chavez est arrivé au pouvoir en 1998, au terme d'une longue campagne médiatique qui avait commencé en 1982, visant à saper le système politique et son prestige. Je pense qu'il s'est passé quelque chose comme ce qui est arrivé en Russie de 1901 à 1917 et que Soljenitsyne a raconté dans «La Roue rouge». Bien sûr, il y avait des problèmes, et il y avait la corruption comme dans tous les gouvernements humains, mais la République était un atout de grande valeur et les gens voulaient juste une réforme de la république, et non sa suppression. L'arrivée au pouvoir de Chávez a été un désastre tragique de proportions sans précédent dans mon pays.(..)

Notre population s'est très courageusement opposée à la tyrannie et la plupart des gens refusent la tyrannie. A partir de 1998, il n'y a pas eu d'élections régulières au Venezuela. Les élections de 1999 pour l'assemblée constituante ont été menées de façon malhonnête. Les dernières élections dans lesquelles on a pu mesurer la popularité réelle du régime ont eu lieu en Décembre 2005. Mais les leaders de l'opposition qui étaient de vrais opposants se sont retirés des élections. Le résultat fut une abstention écrasante. Mais même parmi les votes exprimés, 30% ont été nuls (blancs?), malgré la peur de la répression: beaucoup, en effet, pensent que notre vote au Venezuela n'est pas secret.

Les évêques du Venezuela aiment leur peuple et ils ont résisté aux tentatives du gouvernement de créer une sorte d'«Eglise patriotique» de type chinois. Chavez a essayé de tirer de son côté l'évêque de San Cristobal, Mario del Valle Moronta Rodríguez, proche de la théologie de la libération, mais ce prélat n'a pas plié. Ainsi, Chávez a fait ordonner «évêques» par l'évêque anglican Leonardo Marin Saavedra trois prêtres Vénézuéliens qui avaient abandonné leur ministère. Son but était de créer une «Iglesia Católica Reformada de Venezuela». L'expérience a échoué, parce que cette «Iglesia», à plusieurs reprises condamnée par les évêques vénézuéliens, n'a eu aucune suite.

En 2014, il y a eu des mois d'agitation. Le gouvernement de Nicolás Maduro, le successeur de Chávez, a été ébranlé. Les évêques ont pris le parti du peuple et ont publié une déclaration attestant que l'agitation était due aux tentatives du gouvernement pour mettre en place un régime totalitaire.

Dans ce contexte, le gouvernement chilien a organisé une table ronde pour sauver le régime Maduro. Le 11 Avril, quelques jours après la déclaration des évêques, il y a eu une session de cette table ronde, en présence de Maduro. Les représentants de l'opposition n'étaient que des marionnettes, comme d'habitude dans les régimes communistes: parce que les communistes suppriment l'opposition réelle et créent une opposition apparente.

J'ai été profondément blessé lorsqu'à cette «table» s'est assis le nonce du Vatican, montrant une attitude soumise envers Maduro.
Ma blessure spirituelle s'est approfondie lorsque le nonce a lu le message du Pape François. Peu de jours après les évêques aient déclaré la nature totalitaire du régime, qui est un fait réel, François déclarait que le gouvernement du Venezuela était à la recherche du bien commun, tout comme les leaders de l'opposition fantoche siégeant à la table ronde. Ce faisant, non seulement l'«évêque de Rome», mais le «pape» a affaibli l'autorité des évêques du Venezuela et n'a pas peu contribué à maintenir debout le régime Maduro malgré ses difficultés.

Peut-être s'agit-il juste d'un incident diplomatique ou d'une erreur. Mais cet événement restera toujours dans mon âme comme matière à réflexion.

Il est donc évident que les Latino-Américains n'aiment pas les démagogues plus que les Européens ou d'autres peuples. Les démagogues peuvent être des trompeurs. Depuis 1920, il leur est plus facile de tromper, grâce à l'utilisation de la radio et de la télévision. Les gens finissent par en subir les conséquences et ouvrir les yeux, mais à ce moment il peut être trop tard, comme Platon l'a souligné dans la «République».
En somme, les latino-américains comprennent l'économie et la politique autant que ceux des autres pays, mais à présent, nous pâtissons de l'assaut des mouvements totalitaires qui ont l'appui de la Chine, des États-Unis, de la Russie et, au moins occasionnellement, de la diplomatie vaticane.

  benoit-et-moi.fr, tous droits réservés