Page d'accueil

Un pape peut-il être hérétique?

Un théologien américain pose prudemment et respectueusement une question qui n'est peut-être pas que rhétorique. Et appelle à la rescousse deux éminents canonistes jésuites des XVIe-XVIIe siècle, l'espagnol Francisco Suarez (1548-1617) et l'italien saint Robert Bellarmin (1542-1621)

Un pape peut-il être un hérétique?

Jacob W. Wood
www.crisismagazine.com/2015/can-pope-heretic
(ma traduction)
------

Récemment, le cardinal Burke a déclaré que, si François devait approuver une position sur le mariage et la sexualité qui soit contraire à la tradition de l'Église, il serait obligé de «résister» au pontife. Bien que le cardinal ait précisé qu'il parlait d'une situation purement hypothétique, il a atteint un nerf qui est touché de temps à autre chez les catholiques, dans les messages instantanés, "en passant", sur Facebook, mais presque jamais imprimé sur papier «Que faire si..?».
Que faire si l'idéologie du cardinal Kasper prenait le dessus lors du prochain Synode ordinaire sur le mariage et la famille? Que faire si les machinations en coulisse de ses partisans l'emportaient finalement? Que faire si le pape laisse les catholiques divorcés et civilement remariés recevoir la communion?

Le Père James Schall a identifié le dilemme l'an dernier, quand il a fait remarquer que l'éléphant dans la pièce est la question de l'hérésie. Si la discipline de l'Église d'exclure de la communion les catholiques qui ont obtenu un divorce civil et se sont remariés est fondée sur la doctrine infaillible de l'Église sur le péché et le repentir, et si le pape tente de changer cette discipline, cela ne ferait-il pas du pape un hérétique vis-à-vis de cette doctrine?

Dans la plus pure tradition du discours jésuite, le P. Schall a insisté sur le fait que nous parlons de l'éléphant au lieu de l'examiner. Je suis d'accord parce que je sais que Dieu ne va pas nous laisser tomber, et François non plus.

Qu'est-ce qu'un hérétique?
-----
Afin de parler de l'éléphant, nous devons l'identifier.
Un «hérétique» est une personne coupable d'une hérésie. Selon le Catéchisme, «l'hérésie est la négation post-baptismale obstinée d'une vérité qui doit être crue par foi divine et catholique, ou bien également un doute obstiné concernant cette même vérité». Un hérétique diffère d'un «apostat», qui est coupable d '«apostasie» (répudiation totale de la foi chrétienne, et pas seulement d'une partie de celle-ci), ou un «schismatique», qui est coupable de «schisme» (séparation de l'unité de l'Église, sans pour autant nier tout ou partie de la foi chrétienne) (CEC 2089).

Dans un sens plus technique, la négation d'une vérité de la Foi peut être en réalité deux choses: un péché et un crime. C'est un péché mortel, car il est directement contraire à la vertu théologale de la foi «par laquelle nous croyons en Dieu et nous croyons tout ce qu'il nous a dit et révélé, et que la Sainte Église propose à notre croyance, parce que c'est la vérité elle-même » (CEC 1814). C'est un crime canonique, parce que l'Eglise criminalise certains péchés, très dangereux, comme l'hérésie, afin d'imposer à ceux qui les commettent des pénalités pour qu'ils accomplissent les promesses de leur baptême ( Code de Droit Canon, Canon 1311). Les peines pour crime d'hérésie comprennent l'excommunication automatique (Canon 1364 §1); pour les clercs, la suppression automatique de toute fonction ecclésiastique que l'hérétique pourrait posséder (Canon 194 §1, pas 2.); pour les religieux, l'expulsion automatique de leur ordre religieux (Canon 694, §1, n°1).

Il est important de rappeler, toutefois, que ceux à qui il arrive de nier une certaine vérité de la foi ne sont pas tous coupables du péché mortel d'hérésie; et ceux qui sont coupables du péché mortel d'hérésie ne sont pas tous pénalisés de la même manière pour le crime canonique d'hérésie. Pour être pleinement coupable du péché, une personne doit avoir pleine connaissance de ce que l'Église enseigne sur un point particulier et prendre une décision consciente de rejeter l'enseignement de l'Église à ce sujet (CEC 1859), ou une personne doit s'abstenir volontairement dans son devoir de chercher la vérité (CEC 1791). Pour recevoir la peine maximale pour le crime, une personne doit également être âgée d'au moins 16 ans, être consciente que l'hérésie est un crime canonique, et ne pas être concernée par une longue liste d'autres exclusions et exceptions (Canons 1322-1324).

Puisque croire quelque chose de mal ne vous rend pas automatiquement fautif du péché ou coupable du crime, les théologiens font généralement une distinction entre les personnes qui ne rejettent pas consciemment et délibérément l'enseignement de l'Eglise et ceux qui le font:

¤ Un hérétique matériel est quelqu'un qui ne réalise pas qu'il croit en quelque chose d'hérétique. À condition que leur ignorance ne soit pas de leur faute, les hérétiques matériels ne sont ni coupables du péché, ni coupables du crime.
¤ Un hérétique formel est quelqu'un qui réalise qu'il croit en quelque chose d'hérétique et prend la décision consciente et libre d'y croire. Les hérétiques formels sont coupables du péché, et peuvent également être pénalisés pour le crime à condition qu'ils remplissent les conditions appropriées (âge, conscience, etc.).

Le pape peut-il être hérétique?
------
La plupart des théologiens seraient d'accord qu'un pape pourrait être un hérétique matériel, comme tout autre catholique bien intentionné mais mal informé. Il ne serait coupable d'aucun péché ni d'aucun crime. Il pourrait, en fait, rester en état de grâce, et doté de la vertu de la foi, conduire les fidèles chrétiens dans la foi livrée une fois pour toutes aux apôtres. Son hérésie matérielle pourrait même apparaître dans son enseignement non infaillible, bien que Dieu lui donne une aide spéciale pour éviter cela (CEC 892). Mais les catholiques croient fermement qu'elle ne pourrait jamais apparaître dans son enseignement infaillible. (CEC 891)

Les théologiens sont divisés quant à savoir si le pape pourrait jamais être un hérétique formel, parce qu'ils sont en désaccord sur deux choses:

1. La grâce promise par le Christ à Pierre exclut-elle la possibilité d'un pape tombant dans l'hérésie formelle?
2. Si ce n'est pas le cas, un pape hérétique perdrait-il son office comme conséquence du péché d'hérésie, ou comme pénalité pour le crime d'hérésie?

Il y avait toujours des gens qui croyaient que Dieu ne permettrait tout simplement pas au pape de devenir un hérétique formel, parce que ce serait contre les promesses du Christ à Pierre. Mais à partir du XIIe siècle, beaucoup de théologiens catholiques ne le croyaient plus. C'est alors que Gratien (biographie incertaine: a vécu au XIIe siècle), le plus important canoniste médiéval, inclut dans son Decretum un avertissement aux papes dans l'erreur, qu'il attribuait à Saint-Boniface:

Si le pape, rétif à ses devoirs et négligent de son salut et de celui de son prochain, est impliqué dans des affaires vaines, et si en outre, par son silence (qui ne fait en réalité de tort ni à lui-même ni à quiconque d'autre), il conduit néanmoins avec lui d'innombrables hordes de personnes loin du bien, il lui sera infligé pour l'éternité de nombreux coups, aux côtés du premier serviteur de l'enfer [le diable]. Cependant, personne ne peut prétendre le condamner d'une quelconque transgression dans cette affaire, parce que, bien que le pape puisse juger tout le monde, personne ne peut le juger, à moins que lui, pour la stabilité de la foi de qui tous les fidèles prient sincèrement conscients qu'après Dieu, leur propre salut dépend de sa sûreté, ne soit coupable d'avoir dévié de la foi. (Décret, Partie 1, Distinction 40, chapitre 6)

Donc, on ne peut pas condamner un pape d'être négligent dans ses fonctions, parce que personne n'est au-dessus du pape, dans le jugement, à moins que le pape soit un hérétique, et alors ... Alors quoi?
Malheureusement, Gratien n'a pas rempli le blanc. Mais puisque que le Decretum de Gratien est devenu une lecture obligée pour les théologiens et canonistes, la question est devenue incontournable pour les générations suivantes de la théologie catholique.

Les deux réponses les plus importantes sont venues de jésuite du XVIe-XVIIe siècle: Francisco Suarez et saint Robert Bellarmin.

Suarez est parti du fait qu'un pape pourrait être un hérétique formel. Il a ensuite examiné deux possibilités pour ce qui arrive ensuite:

¤ Première possibilité: Le pape perd son office comme conséquence du péché d'hérésie, parce que les gens qui commettent ce péché cessent d'être membres de l'Église, et Dieu dépose un pape qui n'est plus un membre de l'Église. (Suarez, De fide , 10.6.2)

Suarez rejette cette possibilité pour deux raisons. Tout d'abord, tomber d'un état de grâce pourrait signifier que vous n'êtes pas membre de l'Église de la manière que vous êtes censé être, mais cela ne signifie pas que vous n'êtes pas membre de l'Église - autrement vous seriez chassé de l'Église chaque fois que vous avez commis un péché mortel. Deuxièmement, si les catholiques sont censés croire que Dieu peut déposer les papes, alors l'Écriture, la Tradition de l'Eglise, et les déclarations du Magistère auraient dû en parler, mais elles ne l'ont pas fait. En outre, si Dieu peut déposer les papes, vous ne pouvez jamais être sûr que le pape était vraiment le pape - que se passe-il si c'était un hérétique secret et que Dieu l'ait secrètement déposé? Comment voulez-vous savoir? (Suarez, De fide , 10.6.2-4)

¤ Deuxième possibilité: Le pape conserve son office s'il commet le péché d'hérésie, mais il perd son office s'il est reconnu coupable du crime d'hérésie. ( De fide 10.6.6)

Suarez pense que, tout comme le Christ confie la papauté à l'homme que l'Eglise élit, de même le Christ enlève la papauté à l'homme que l'Église condamne ( De fide 10.6.10). Donc, si un pape commet le péché d'hérésie, tous les autres évêques du monde ont le droit de le juger pour le crime d'hérésie, même contre sa volonté (De fide 10.6.7). S'ils devaient le déclarer coupable, il pourrait être considéré comme déchu de la papauté par le Christ, et l'Église pourrait élire un autre pape.

*

Bellarmin était plus hésitant sur l'ensemble de la question. Contrairement à Suarez, il n'a pas pris comme un fait acquis que le pape pourrait être un hérétique formel. En fait, Bellarmin a jugé «probable» que Dieu empêcherait qu'un pape soit jamais un hérétique formel (il le dit deux fois: De Romano Pontifice 2,30 et 4,2). Néanmoins, Bellarmin était disposé à envisager ce qui pourrait arriver si jamais le pape tombait dans l'hérésie formelle.

Si on suppose que le pape pourrait être un hérétique formel, Bellarmin pense que l'opinion de Suarez est fausse. Suarez permet aux évêques de juger le pape. Mais l'une des règles de base de Gratien, c'est que personne ne peut juger le pape. Bien sûr, pour Suarez, le Christ accomplit le jugement, mais c'est seulement parce que les autres évêques de l'Église ont prononcé le jugement d'abord.

Au contraire, Bellarmin adopte la position que Suarez a rejetée: le pape perd son office immédiatement en commettant le péché d'hérésie formelle, parce que les gens qui commettent ce péché cessent d'être membres de l'Église, et Dieu dépose un pape qui n'est plus un membre de l'Église. Il est vrai que les évêques pourraient encore se réunir et déclarer que Dieu a déposé le pape, mais leur déclaration ne seraient pas un jugement au sens réel, seulement une reconnaissance de ce que Dieu a déjà fait. ( De Romano Pontifice 2,30)

Suarez et Bellarmin marquent tous deux des points, mais je pense que chacun montre les limites de l'autre.
Suarez a raison quand il dit que, si les catholiques sont censés croire que Dieu peut déposer les papes, alors l'Écriture, la Tradition de l'Eglise, et les déclarations du Magistère auraient dû en parler. Mais Bellarmin a aussi une contribution importante à apporter: si Dieu ne destitue pas les papes, alors personne ne le peut, parce que personne ne peut juger le pape. Et de toute façon, il n'est même pas reconnu que le pape pourrait être un hérétique formel.

Où cela nous mène-t-il?
D'abord, Dieu n'a pas abandonné son troupeau aux caprices des hérétiques. Notre Seigneur a prié pour la foi de saint Pierre (Luc 22:32), il a promis à Pierre que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre l'Eglise qu'il a fondée sur lui (Matthieu 16:18), et, le jour de la Pentecôte, il envoyé son Esprit Saint sur cette Eglise, avec Pierre à sa tête, pour annoncer l'Evangile à toutes les nations (Actes 2). Les catholiques ne devraient pas attendre, ni ne devraient rechercher, le mensonge dans le successeur de saint Pierre. Dieu est toujours fidèle à ses promesses.

Deuxièmement, parce que Dieu est fidèle à ses promesses, il n'existe aucune preuve que François ait commis le péché mortel d'hérésie formelle, le crime canonique d'hérésie formelle, ou qu'il soit même un hérétique matériel par rapport à l'un quelconque des enseignements de l'Eglise, y compris l'enseignement de l'Église sur le mariage et la sexualité. Bien au contraire, il a dit qu'il se considère comme un «Fils de l'Eglise» à cet égard, il a approuvé une compréhension traditionnelle de la relation entre les sexes, et a condamné la «colonisation idéologique» qui décompose le plan de Dieu pour la famille. Bien sûr, il a exprimé son soutien à ce que le cardinal Kasper a écrit sur le mariage et la famille, mais il n'a jamais confirmé publiquement et définitivement ce qu'a dit le cardinal Kasper.

Alors, toutes ces histoires sont à propos de quoi?
À propos de quelque chose de François pourrait faire ou dire, mais n'a pas réellement fait ou dit?
Alors pourquoi ne suivons-nous pas les conseils de Gratien? Prions aussi sincèrement que nous le pouvons pour François, parce que, comme le dit Gratien, notre propre salut dépend à bien des égards de la direction qu'il nous donne en tant que membres du troupeau du Christ. Encore mieux, soyons attentifs à la façon dont nous prions. Certes François a besoin de nos prières. Mais les prières motivées par l'amour pour lui sont plus méritoires que des prières motivées par la peur de ce qu'il pourrait faire en dépit des grâces que Dieu lui offre pour remplir son devoir divinement désigné. L'amour parfait bannit la crainte (1 Jean 4: 8), et chacun de nous - clergé et laïcs - a toujours besoin d'accroître cet amour. Non pas qu'il y aura moins à faire - les dernières révélations de malversations au Synode extraordinaire nous mettent en garde contre cette naïveté - mais juste moins à craindre, tandis que nous grandissons dans la confiance du Christ, et que nous avons confiance en la victoire que Dieu a déjà remportée dans le Christ, vers laquelle Il conduit son Église quotidiennement à travers les successeurs de saint Pierre: «Je l'ai dit à vous, qu'en moi vous ayez la paix. Dans le monde vous aurez des tribulations; mais prenez courage, j'ai vaincu le monde»(Jean 16:33)

* * *

NDT:
Father Ray Blake (grâce à qui j'ai trouvé ce texte) commente:

Le problème est évidemment que personne ne peut juger le Pape, sauf le Pape.
Jusqu'au dernier Conclave, cela signifiait que seul un successeur peut juger son (ses?) prédécesseur(s). Les arguments du XVIe siècle n'avaient pas envisagé le cas d'un pape qui se serait retiré. Cela change-t-il la situation?
Bien que je pense que les arguments mis en avant par certains auteurs italiens, selon lesquels Benoît a conservé quelque chose de la papauté, sont plus que farfelus, l'idée qu'un Pape retiré puisse à un quelconque niveau intervenir dans une crise est une idée intéressante.

  benoit-et-moi.fr, tous droits réservés