Page d'accueil | Pourquoi ce site

Le Pape François va-t-il briser l'Église? (III)

Troisième partie de l'analyse de Ross Douthat dans "The Atlantic"

¤ Première partie (et présentation) ici: Le Pape François va-t-il briser l'Église? (I)
¤ Le Pape François va-t-il briser l'Église? (II)

IV. UNE VISION DU MONDE différente, FAÇONNÉE PAR SON PARCOURS ET SA TERRE NATALE.

Tout d'abord, Jorge Bergoglio avait une expérience de la mondialisation très différente de celle qu'ont eue Karol Wojtyla et Joseph Ratzinger en Europe, une expérience façonnée par les frustrations particulières à son pays. Pendant la plus grande partie de sa vie, son Argentine natale était un loser économique, rongée par le déficit de performance et la corruption. Durant les années 1980, les inégalités et le taux de pauvreté ont augmenté en tandem; à la fin des années 90 et au début des années 2000, alors que Bergoglio était archevêque, l'Argentine a subi un récession et une dépression. Là où le scepticisme de ses prédécesseurs envers le capitalisme et le consumérisme était essentiellement intellectuel et théorique, pour Bergoglio la critique est devenue quelque chose de plus viscéral et personnel.

Deuxièmement, au cours de son expérience politique en Argentine, il a rencontré des équilibres de pouvoir - entre la gauche et la droite, entre l'Église et l'État, et au sein du catholicisme mondial - très différents de ceux auxquels les deux papes précédents ont été confrontés. Même si Bergoglio a affronté les jésuites influencés par le marxisme - en Argentine, les marxistes ne tenaient pas l'Etat (comme c'étaiet le cas dans la Pologne de Jean-Paul, et dans le bloc de l'Est de Allemagne natale de Benoît). Ils ont été assassinés par lui. De même, le fait que l'Eglise en Argentine ait été compromise pendant la guerre sale a eu des implications théologiques: cela signifiait que pour Bergoglio, les formes les plus intenses de catholicisme traditionaliste ont été associées avec le fascisme d'une manière très immédiate et spécifique. Et venant lui-même de la périphérie géographique de l'Église, Bergoglio avait des raisons de sympathiser avec l'argument progressiste selon lequel Jean-Paul II avait centralisé trop de pouvoir au Vatican, et les églises locales avaient besoin de plus de liberté de manoeuvre.

Troisièmement, bien que très intellectuel à sa manière particulière, François est clairement un penseur moins systématique que ses prédécesseurs, et surtout que l'universitaire Benoît. Alors que le pape précédent défendait la piété populaire contre les critiques libérales, François INCARNE un certain style de catholicisme populiste - un style soupçonneux envers toute forme trop académique de foi. Il semble avoir une affinité avec le genre de culture catholique pour laquelle l'assistance à la messe peut être irrégulère, mais les processions du saint local sont bondées - un style de foi qui est fervent et "supernaturaliste" mais pas particulièrement doctrinal (ndt: une construction qui est quelque peu démentie par l'histoire du miracle eucharistique à Buenos Aires). Il reste également un leader de formation jésuite, et les jésuites ont traditionnellement combiné le zèle missionnaire avec une certaine souplesse de conscience sur les détails doctrinaux qui pourraient entraver leur travail de prosélytisme (là encore, cette généraliqtion est discutable en ce qui le concerne, puisqu'il refuse toute idée de prosélytisme, qu'il qualifie d'idiotie solennelle). Ce qui les a souvent rendus controversés parmi les autres ordres missionnaires, comme dans le fameux débat sur les efforts de Matteo Ricci. Jésuite en Chine entre la fin du 16ème et le début du 17e siècles, Ricci a été attaqué pour avoir incorporer des concepts chinois dans sa prédication et permis aux convertis de continuer à vénérer leurs ancêtres. Le fait que Ricci soit actuellement sur la voie de la canonisation, et que ses détracteurs soient pour la plupart oubliés, en dit long sur la façon dont les jésuite "poussent le bouchon" au sein de l'Église. Mais il dit aussi quelque chose d'important sur la raison pour laquelle le catholicisme n'a jamais eu de pape jésuite auparavant.

Enfin, François a une base de soutien différente et donc peut-être d'autres dettes à payer au sein de la hiérarchie catholique, que les papes qui l'avaient précédé. Il est devenu candidat à la papauté au conclave 2005, et a été élu pape huit ans plus tard, grâce aux efforts faits en son nom par un petit groupe de cardinaux européens, incluant Godfried Danneels de Belgique, Walter Kasper d'Allemagne, Cormac Murphy-O' Connor d'Angleterre, et en 2005 le défunt Carlo Maria Martini, lui-même jésuite et ancien archevêque de Milan. Sous Jean-Paul II, les quatre hommes étaient parmi les cardinaux les plus théologiquement libéraux; Martini était considéré avec nostalgie comme une sorte de pape-progressiste-potentiel.

Tant Ivereigh (un ancien conseiller de Murphy-O'Connor) que Vallely laissent peu de doute quant à l'importance de ce groupe. Ce qui reste douteux est de savoir comment Bergoglio, qui aurait exhorté ses partisans à voter pour Ratzinger en 2005 plutôt que de prolonger le vote, ressent leurs efforts dans les deux conclaves, et comment il se sent vis-à-vis d'eux. Il est clair que les cardinaux libéraux se sont cramponnés à lui comme candidat parce qu'ils le voyaient théologiquement plus proche du centre du conclave et doctrinalement plus fiable que tout autre de leur groupe; clairement son soutien au sein du conclave 2013 s'est étendu bien au-delà de la faction libérale. Dans le même temps, il est frappant de constater que les hommes qui ont probablement fait le plus pour que Bergoglio soit élu, étaient parmi les cardinaux les plus en opposition avec les deux papes précédents.

V. L'"AGENDA" DE FRANÇOIS

Ces traits distinctifs de son "background" ont aidé à définir l'agenda de François pour l'Eglise. Les domaines où il a le mandat le plus fort résident dans la gouvernance: réformer la bureaucratie vaticane, purger la corruption de la Curie, et réorienter le leadership de l'Eglise vers le Sud de la planète. Ces projets sont des extensions naturelles de son expérience passée, comme le sont leurs accompagnements rhétoriques - les réprimandes publiques des membres du clergé mondains et carriéristes, et la vision d'une Église dans laquelle les «périphéries» (Afrique, Amérique latine, Asie) apportent le renouveau au centre .

Il en est de même avec ce qui semble être le thème le plus ample de son pontificat: l'accent constant qu'il met sur les questions économiques, les enseignements sociaux de l'Église, et le sort des chômeurs, des immigrés, des pauvres. Le contenu ici peut ne pas être très différent des précédentes déclarations papales sur ces sujets, mais François renvoie à ces questions beaucoup plus souvent. Son ton prophétique, fort, sa référence récurrente à la "culture du jetable" du capitalisme moderne, la condamnation d'une "économie qui tue" semblent destinés à attirer l'attention, à mettre en lumière ces questions, et à briser l'image médiatique d'une Église exclusivement intéressée par la morale sexuelle.

En ce sens, et d'autres, François peut en effet voir son pontificat comme une sorte de correction modérée des deux précédents. Plutôt que de se concevoir lui-même avant tout comme un gardien de la vérité catholique contre les tendances relativistes, il semble essayer d'occuper un centre soigneusement équilibré entre deux pôles également dangereux. À un extrême, on trouve les "buonistes" et les soi-disant "progressistes et libéraux", comme il l'a dit dans ses remarques de clôture lors du synode de l'automne dernier sur la famille. À l'autre extrême, doivent être également condamnés les "zélés", les "scrupuleux" et ceux qu'on nomme aujourd'hui les traditionalistes.

Afin de poursuivre cet acte d'équilibrage, ses nominations d'évêques et de cardinaux, bien que pas vraiment uniformes, ont rempli les rangs supérieurs, non seulement avec plus de non-Européens, mais avec plus d'hommes de l'aile progressiste de l'Eglise. (L'exemple le plus frappant est Blase J. Cupich, le nouvel archevêque de Chicago, qui a été arraché d'un diocèse mineur pour se retrouver affecté à l'un des plus importants sièges d'Amérique) Pendant ce temps François a montré une défaveur explicite, non pas tant vers des clercs du courant conservateur, mais vers ceux qui sont explicitement associés au traditionalisme et à la messe en latin. Le cardinal Raymond L. Burke, nommée par Benoît et rétrogradé à un poste essentiellement honorifique, est le cas le plus célèbre, mais des évêques et des ordres religieux de tendance traditionaliste ont par moments senti eux aussi un vent froid (ndt: c'est une litote, si l'on pense aux FFI).

Au milieu de ces mouvements, les catholiques conservateurs se sont consolés en remarquant que François n'est pas du tout comme les jésuites de gauche qui'il a combattus dans les années 1970. Il ne l'est certainement pas: sa vision économique offre une critique générique de la cupidité et de l'indifférence, plutôt qu'un programme social-démocrate spécifique, et il n'y a rien de sécularisé dans son style. Il est dévot dans sa piété, surnaturel et parfois apocalyptique dans ses thèmes (avec de fréquentes mentions du diable), il met l'accent sur l'importance des sacrements et des saints. Et il a clairement indiqué qu'il n'a ni l'intention ni la capacité de modifier les enseignements de l'Eglise sur des questions telles que l'avortement et le mariage homosexuel.

Tout cela permettrait d'imaginer que François pourrait réussir dans son action d'équilibrage. Tant que la doctrine ne semble pas être en cause, un agenda papal axé sur la volonté d'en finir avec la corruption au Vatican et sur l'accent mis sur un engagement pour les pauvres de la planète pourrait "enjamber" avec succès certains clivages internes de l'Église - parce que ces divisions ne sont pas toujours aussi binaires que le langage de "gauche" et "droite" le suggère. Beaucoup de conservateurs théologiques du monde en voie de développement sont des populistes économique naturels, et ils sont parfaitement satisfaits de la façon dont ce pape parle de la mondialisation et du libre marché. L'allergie à certains éléments de sa rhétorique est surtout confinée à la droite américaine, et même là, elle est en grande partie un phénomène d'élite; aux États-Unis, le taux d'approbation de François parmi les catholiques conservateurs est à peu près aussi haut - c'est-à-dire très haut - qu'il l'est parmi les catholiques qui s'identifient comme modérés ou "libéraux". Et au moins quelques-uns dans ce dernier groupe veulent surtout que l'Eglise apaise la guerre culturelle, plutôt que de changer des enseignements spécifiques, de sorte que les changements rhétoriques de François pourraient suffire à les satisfaire.

A suivre...

  Benoit et moi, tous droits réservés