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Le Pape latino-américain et la Curie

20-70-10: C'est la triade qui définit numériquement la "popularité" de François au sein de la Curie, entre soutien inconditionnel, "ventre mou" et hostilité plus ou moins déclarée. Très intéressant éditorial du Corriere della Sera

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Panique à la Curie
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Photo instantanée de la Curie sous François (Giuseppe Rusconi)
¤ benoit-et-moi.fr/2014-II/actualites/curie-lenvers-du-decor (Father Ray Blake, 27/12/2014)

On aura beau jeu de dire que ces chiffres n'ont aucune fiabilité, voire sont totalement inventés. Mais, outre le fait que c'est le cas de la plupart des sondages (sans que quiconque y trouve pourtant à redire) ils recoupent d'autres témoignages crédibles lus plus ou moins récemment (dont l'excellent billet de Giuseppe Rusconi traduit ici: Photo instantanée de la Curie sous François ), et qui doivent forcément refléter une certaine réalité.
Notons que parmi les 70% doivent se trouver une majorité de perplexes et même de carrément critiques, préfèrant ne pas s'exprimer, qui par loyalisme, et/ou par souci de l'unité de l'Eglise, qui - plus prosaïquemnt - par peur d'avoir des ennuis.

Un Pape trop «sévère»:
20% des évêques sont avec lui

Le rapport tourmenté entre François et la Curie, entre fidélissimes, hostiles et crypo-dissidents.
En accusation, le lien avec les gens et la dureté avec la hiérarchie de l'Église
Massimo Franco
20 mai 2015
roma.corriere.it
Ma traduction

«Il y a une certaine dépression, les gens font profil bas (hanno le ali basse). Quand il parle des évêques, le Pape qui montre pourtant une grande miséricorde envers tout le monde, semble enclin à utiliser le bâton».

Relues le lendemain, les paroles prononcées lundi par François à l'ouverture de la Conférence épiscopale italienne ont laissé des traces profondes (ndt: en italien ici: w2.vatican.va, traduction en français sur Zenit); et des réflexions amères refont surface. Elles ont été perçues comme la confirmation d'une sévérité qui depuis des mois est ressentie avec douleur et surprise; comme s'il s'agissait de l'onde longue d'un conclave qui en 2013 a révélé une majorité hostile à toute hypothèse de papauté italienne ou curiale. Le risque est d'accréditer l'idée d'un Pontife convaincu que l'Église catholique trouve son salut en élargissant le fossé avec une nomenklatura ecclésiastique soupçonnée de collusion avec le pouvoir.

C'est pour cela que, derrière les phrases sincères de dévouement et d'obéissance au «Saint-Père», on ressent le malaise qui touche directement l'épiscopat italien, qui a du mal à comprendre les coordonnées culturelles de Jorge Mario Bergoglio; et convaincu que les dernières années tourmentées de Benoît XVI, avec les scandales et les querelles intestines dans la Rome papale, ont sédimenté un préjugé anti-italien difficile à ébranler. Mais le malaise ne concerne pas que la CEI et le Vatican. Il va au-delà des frontières de l'Italie, et traverse d'autres nomenklatura ecclésiastique: comme si François, le pontife du tournant historique (epocale), avait du mal à toucher les couches intermédiaires/élevées de l'Eglise, en dépit des triomphes populaires.

Il y a trois nombres qui renferment les inconnues de son pontificat : 10, 70, 20. Ce sont les pourcentages qui photographient le consensus qu'il recueille dans la Rome vaticane de la part des hommes qui lui sont les plus proches. "20", ce sont, selon leur analyse, les soutiens convaincus; "70", c'est une sorte de majorité silencieuse et indifférente, qui le seconde en attendant un autre Pontife; et "10" photographie le groupe des ennemis du pape argentin, peut-être non déclarés. Ce sont des chiffres, un peu plus, un peu moins, qui ricochent à la Casa Santa Marta, où vit François; dans la communauté latino-américaine de Rome; et en Argentine. Mais dans la mer d'anonymat dont émergent les critiques à Jorge Mario Bergoglio, on perçoit une fracture géographique et stratégique potentielle.

Vrai ou pas, le Pape semble exprimer un modèle d'Eglise «hostile à l'Italie, à l'Europe et d'une façon générale à l'Occident entendu comme le Nord du monde» (ndt: il suffit de regarder les destinations de ses premiers voyages, où l'Europe ne figure que dans ses périphéries géographiques et culturelles - l'Albanie - et ses instances mondialistes - le Parlement européen), soutient un cardinal italien. Avec le résultat de voir grandir une fronde nichée dans la triade ambiguë du 20-70-10. On découvre même un début de rejet des pierres angulaires de la pensée de Bergoglio, comme la fameuse conférence d'Aparecida en 2007, dans laquelle s'affirma son leadership en Amérique latine, et que le pape cite souvent. Il y a des cardinaux et des évêques qui ne mentionnent jamais Aparecida. Ils affirment ne pas comprendre les réformes de François. Et ils avertissent que le modèle Buenos Aires ne peut être appliqué à toute l'Église. C'est une expérience, argumentent-ils, pas l'expérience de l'Eglise.

Dans la résistance de certains épiscopats européens se fait sentir «l'habitude de se percevoir comme des princes», dit un haut prélat latino-américain. Mais de telles oppositions finissent par accréditer un conflit sourd entre deux visions de l'Église; et même par évoquer l'idée de «deux Églises», incapables de dialoguer, parce qu'au lieu de se réduire, le fossé entre elles menace de se creuser. Il est maintenant clair qu'au bout de deux ans, le Pape a décidé de compter sur une sorte de Curie en format réduit, parce qu'il n'a pas confiance dans celle qui existe; et de modifier à la racine le cursus honorum épiscopal et cardinalice, en Italie et ailleurs; comme si les rentes de situation avait été remises à zéro, après la démission de Benoît XVI.

Pour préparer la prochaine encyclique sur l'écologie, François ne s'est pas servi des structures curiales. A la place, il a consulté quelque deux cents spécialistes, afin d'éviter ce qu'il appelle l'auto-référentialité vaticane. Et pendant une semaine, il a fait venir de Buenos Aires Mgr Victor Manuel Fernandez, théologien et recteur de l'Universidad Catolica Argentina, pour l'aider dans la rédaction.

En retour, il reçoit obéissance loyale mais intimidée, prudente. Derrière les rumeurs sur un François «isolé» se profile une structure ecclésiastique ne supportant pas l'idée d'une relation directe entre son leader et les foules du monde, sautant de fait par-dessus les hiérarchies traditionnelles. «Je ne sais pas quand le pape réussira guider et à gouverner les processus qu'il a mis en mouvement», a expliqué récemment un cardinal européen, inquiet. «On l'a vu avec le Synode, qui a risqué de lui échapper des mains».

Le pape vs l'Eglise
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La crainte est qu'en dénonçant impitoyablement les limites de l'Église, François se renforce personnellement, mais finisse par l'affaiblir. Même si tous lui reconnaissent qu'en deux années de papauté, l'image (???) des sommets du catholicisme a changé en mieux. Les scandales comme Vatileaks, les querelles de l'IOR, la pédophilie elle-même, assument aujourd'hui des contours moins traumatisants. Internationalement, l'activisme produit des résultats importants, bien que parfois controversés: le Saint-Siège est protagoniste, comme cela n'est pas arrivé depuis longtemps, en Ukraine (?), au Moyen-Orient (?), à Cuba (?). Et ceux qui fréquentent François ajoutent que dire qu'on ne comprend pas tout cela est la réponse typique de ceux qui ne veulent rien changer: des simplifications (!!!) révélant probablement une frustration plus que la réalité.

Il ne faudrait toutefois pas sous-évaluer [ces voix], car elles se nourrissent d'incompréhensions que le pape, malgré son charisme, ne parvient pas à surmonter. Quand le président, le cardinal Angelo Bagnasco, critique la façon dont les mots de François à la Cei sont rapportés par les médias, comme s'ils étaient seulement des reproches, il saisit un réel problème. Et il fait comprendre la difficulté de présenter de manière objective, une relation marquée par la difficulté à parler la même langue; et compliquée par le dualisme avec le secrétaire général, Mgr Nunzio Galantino, perçu par certains secteurs de la CEI comme une sorte de commissaire pontifical. «L'Eglise italienne reste une question ouverte, pour François», admet un de ses amis latino-américain.

Mais cela ne va pas sans conséquences. Le fossé entre le pape du peuple et l'Eglise-institution demeure. Les évêques estiment qu'ils sont éclipsés et surclassés par François. Et ils pointent du doigt comme un risque sa tendance à conduire l'Eglise avec une sorte de «gouvernement de l'ombre». Mais peut-être devraient-ils se demander si l'«éclipse» n'est pas une conséquence des responsabilités et des manquements d'au moins certains d'entre eux. Et quand ils remettent en question le «gouvernement de l'ombre», faisant allusion à la Casa Santa Marta, ils montrent qu'il n'y voient plus le lieu symbolique de la rupture vertueuse de François avec les palais des intrigues vaticanes. Aujourd'hui, cet hôtel au sein des murs sacrés commence à être regardé comme un entonnoir où les nouvelles et les potins sont étroitement liés de façon quasi inextricable. «Qui est dans le tourbillon - dit-on au Vatican - en devient ensuite victime».

Mais dans le tourbillon, François montre qu'il se sent à l'aise, comme si c'était un instrument du gouvernement. Ceux qui semblent mal à l'aise, pour l'instant, ce sont ses adversaires.

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