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Scalfari pontifie

Il consacre à son grand ami François - lecteur exclusif du journal qu'il a fondé! - un long article enthousiaste dans sa rubrique dominicale du même journal. Traduction de Régine.

>>> Ce photomontage très éloquent, souvent utilisé sur le web, figurait sur la page Facebook d'Antonio Socci, pour illustrer l'interview de François à "La Voz del pueblo"

S'il y a une personne dans ce siècle où nous vivons qui soit digne d'être prise comme modèle, cette personne est Bergoglio.
Lui a déjà donné à une humanité désorientée, avilie, cynique, corrompue, frustrée, un exemple de dignité que tous nous devrions essayer d'imiter avec une sincère reconnaissance.

Si on ne connaissait pas les idées de son journal (qui est l'unique quotidien que lit François, comme il l'a confié dans l'nterview au quotidien argentin "La voz del pueblo"), on trouverait même le bonhomme presque sympathique. J'insiste: presque! En tout cas, tous les thuriféraires de François peuvent s'aligner, dans le genre hagiographique, aucun ne lui arrive à la cheville.

Sans surprise, toute l'argumentation de Scalfari, reposant parfois sur des bases un peu flottantes (les orthodoxes seraient des protestants?) s'articule entièrement autour du constraste entre Saint (Pape) François et l'Eglise institutionnelle sclérosée et réac', qui mélange indûment spiritualité et pouvoir temporel ("temporalisme", comme il dit).

Régine a eu la gentillesse de traduire pour moi l'édotorial scalfarien, qui ne trouve son intérêt que par le lien très spécial qui unit son auteur - pas vraiment le genre de soutien qu'on attendrait pour le Vicaire du Christ - au Pape.

Une remarque en passant: il paraît que ce ne sont pas les auteurs des articles qui choisissent les titres, mais des gens préposés à cette tâche (les titristes?).
Eh bien le titre choisi ici dit exactement ce que le "monde" attend de François: qu'il n'interfère pas dans les affaires temporelles. Lire en fait: qu'il se mêle de ses affaires, et surtout pas de "morale" - c'est-à-dire des sujets de société.
Comme François lit "la Repubblica", gageons que le message sera passé.
Mais n'est-ce pas le sens qu'il donne à la fameuse "démondanisation", qui a été l'un des premiers slogans de son pontificat?

Conflit sur la question du pouvoir temporel entre la Curie et François.

Eugenio Scalfari
24 mai 2015
www.repubblica.it
Traduction Régine M.
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Cela fait quelque temps que je n'ai pas eu l'occasion d'écrire sur le Pape et à propos du Pape.
Je rapporte souvent ses initiatives, certaines des phrases qu'il dédie quotidiennement aux fidèles qui l'écoutent; il m'est arrivé d'exhorter quelques-uns de nos politiques à suivre son exemple car François n'est pas seulement l'évêque de Rome, successeur de Pierre, mais à mon avis, c'est le personnage le plus important de ce siècle.

Aujourd'hui, je lui consacrerai donc cet article. Essentiellement pour les paroles qu'il a adressées à l'assemblée générale de la conférence épiscopale italienne et le lendemain, au cours de la messe qu'il a célébrée à sainte Marthe.
Il me semble que dans ces deux occasions le Pape François a fait un pas supplémentaire sur la route prise il y a deux ans, après son élection par le Conclave.

Une avancée de plus alors que, derrière l'apparence d'une Curie qui le suit presque unanimement dans sa rénovation révolutionnaire de l'Eglise, l'opposition curiale s'organise et s'étend aux autres conférences épiscopales, aux autres cardinaux et archevêques, spécialement en Europe et en Amérique du Nord.

L'Occident très sécularisé voit s'accroître la crise des vocations, se propager davantage la pensée laïque, le nombre des non croyants, des indifférents, de la religiosité dépersonnalisée. La réaction de l'Eglise à ce phénomène de détachement est celle du retranchement dans la tradition, non seulement théologique mais aussi "politique": en Europe mais aussi aux USA est en train d'émerger une sorte de moralisme avec des aspects de fondamentalisme qui prennent comme cible François et sa révolution.

Je sais bien que lui-même n'aime pas et ne se reconnaît dans ce mot, aussi parce que sa révolution n'est autre que retrouver les racines les plus anciennes de l'Eglise des premiers siècles de l'ère chrétienne. De ces racines, l'éloignement intervint très vite et coïncida avec le début du pouvoir temporel. François se bat depuis deux ans contre ce pouvoir temporel et l'arrime au concile Vatican II.
C'est cela, l'affrontement en cours, et c'est de cela que je parlerai, pour le clarifier d'abord pour moi-même (mettre par écrit ses propres pensées signifie essentiellement préciser et expliquer ce qui était encore informe et même inconscient) et ensuite pour ceux qui me feront l'honneur de me lire.

J'ai vu il y a quelques jours un vieux film magnifique dont les protagonistes sont Robert de Niro et Jeremy Irons, intitulé "Mission"; je ne vais pas le raconter mais d'une certaine manière, il a à voir avec les forces dynamiques que le pape François a mises en mouvement dans l'Eglise d'aujourd'hui...
En substance, il s'agit de l'affrontement dramatique entre deux missionnaires jésuites et les puissances coloniales espagnoles et portugaises dans l'Amérique du Sud du XVIIIe siècle. Les deux missionnaires conduisent une tribu de natifs sur une terre vierge en bordure d'un fleuve et d'immenses chutes d'eau. Les indigènes indiens sont jeunes ou très jeunes et les missionnaires les ont convertis et civilisés. Mais leur entrée dans la vie civil(isé)e ne plaît pas du tout aux marchands d'esclaves qui commercent sur ces terres et tirent des richesses considérables de l'esclavage et elle ne plaît pas non plus aux puissances coloniales européennes présentes au Brésil, en Uruguay et en Argentine, puissances pour lesquelles le fleuve est une voie d'eau commune.

A la fin, un archevêque jésuite arrive à la Mission devenue déjà un village parfaitement organisé. L'archevêque félicite ses deux confrères d'avoir civilisé ces indiens mais leur impose de détruire le village et de renvoyer ces indiens dans la forêt d'où ils sont venus.
Les deux missionnaires ne comprennent pas ce curieux mode de raisonnement; l'archevêque leur explique que si la mission n'est pas désavouée, le village détruit et les indiens rendus à nouveau à l'état sauvage dans la forêt, les soldats des puissances coloniales les extermineront, y compris les missionnaires. Qui plus est l'archevêque craint que les gouvernements de Madrid et de Lisbonne fassent pression sur le pape afin qu'il dissolve l'ordre des jésuites qui prend alors dans les colonies d'Amérique du Sud bien des initiatives analogues à cette mission.
Tout ceci doit être bloqué, évité, réprimé.

Telle est l'histoire que le film raconte, et qui se termine avec les soldats espagnols détruisant le village et tuant ses habitants, y compris les deux missionnaires qui ont refusé d'obéir à leur archevêque.

* * *

Cet épisode n'est pas inventé, mais s'est réellement passé et le film le raconte de façon très efficace et humaine. Je le mentionne parce que, sans bien sûr atteindre cette dramamaticité sanguinaire, un conflit au sein de l'Eglise d'aujourd'hui a lieu et il est une fois encore motivé par un affrontement entre ceux qui veulent abattre le temporalisme qui domine la vie de l'église depuis seize siècles et ceux qui veulent à tout prix le maintenir au nom de la tradition.
Au centre de cet affrontement, il y a un jésuite élu Pape, lequel, parmi d'autres initiatives, a ces jours-ci béatifié - la cérémonie s'est déroulée hier à San Salvador - l'archevêque Oscar Arnulfo Romero qui fut assassiné devant l'autel alors qu'il célébrait la messe dans la cathédrale de son diocèse de San Salvador, il a de cela trente-cinq ans, par les escadrons de la mort de ce pays, composés de bandits et d'assassins à la solde du gouvernement salvadorien.

La béatification de Romero avait toujours été différée en dépit des vives pressions de don Vincenzo Paglia qui insistait depuis longtemps pour que cette reconnaissance fût effective. Les résistances étaient motivées par le fait que Romero avait reconnu, aidé et s'était solidarisé avec les représentants de la théologie de la libération, condamnés par contre, et excommuniés par le pape Wojtyla pour leur sympathie déclarée avec le marxisme et la tendance à la rébellion de Che Guevara (ndlr: Scalfari fait comme si on était passé directement de JP II à François: pour lui - Dieu merci! - Benoît XVI n'existe pas!).

Le pape François sait bien tout cela mais malgré cela, après à peine deux années de pontificat, il a décidé la béatification de Romero, lequel confirme que les "bons" jésuites cultivent en leur âme et conscience l'esprit même du fondateur de la Compagnie. Il est vrai qu'il y a eu des jésuites qui n'étaient "pas bons", dont le 'temporalisme" (l'esprit tourné vers le pouvoir temporel) atteignit vraiment son acmé au XVIIIe siècle en Espagne, en France, en Italie. Voltaire et les Lumières furent leurs adversaires les plus acharnés, les cataloguant comme des réactionnaires et partisans de l'alliance du trône avec l'autel.
Voltaire les qualifia d'infâmes et cette infamie atteignit un niveau tel qu'il obligea l'Eglise à dissoudre l'Ordre qui fut ensuite rétabli quelques années après.

Les conflits qui agitent l'Eglise se sont vérifiés aussi au sein de la Compagnie. Mais depuis un demi-siècle, la direction de la Compagnie a toujours été réformatrice et moderne, souvent contestée par la Curie vaticane. Du reste, le pape François en est l'exemple le plus éloquent.

* * *

Son allocution à la conférence épiscopale italienne (cf. texte sur Zenit) ne dissimule pas certaines divergences entre François et les évêques réunis dans la salle du Synode. Le Pape parle à ses confrères avec une douce fermeté et les invite à atteindre les objectifs nouveaux et à abandonner ceux désormais non adaptés au temps présent. Voici quelques passages qui me semblent les plus significatifs.

«Jésus dit: "Vous êtes le sel de la terre mais si le sel s'affadit, comment pourra-t-il redevenir du sel?" C'est très grave de rencontrer
un consacré abattu, démotivé ou éteint: il est comme un puits asséché où les gens ne trouvent pas d'eau pour se désaltérer... La sensibilité ecclésiale implique de pas être timides ou trop prudents quand il s'agit de condamner et de vaincre la mentalité latente de corruption publique et privée qui a réussi à appauvrir de façon éhontée familles, retraités, travailleurs, oubliant les jeunes, systématiquement privés de tout espoir en leur avenir et marginalisant les faibles et les nécessiteux; la sensibilité ecclésiale se manifeste aussi dans les choix pastoraux dans lesquels ne doit pas prévaloir l'aspect théorétique - soit l'aspect abstrait doctrinal; nous devons au contraire le rendre en propositions concrètes et compréhensibles...
Les laïcs qui ont une formation chrétienne n'ont pas besoin du pilotage d'un évêque ni d'une impulsion cléricale pour assumer leurs responsabilités propres à tous les niveaux, depuis celui politique jusqu'à ceux social, économique, législatif. Ils ont au contraire tous besoin d'un évêque-pasteur. J'ai donné quelques exemples de sensibilité sociale affaiblie. Je m'arrête là. Puisse le Seigneur nous accorder la joie de réussir à rendre féconde la miséricorde de Dieu par l'entremise de laquelle il nous est demandé d'apporter le réconfort à chaque femme et à chaque homme de notre temps
»

Un évêque-pasteur: c'est cela que demande François et ce n'est pas la première fois qu'il insiste sur la pastoralité comme le principal prérequis de l'Eglise.
Réfléchissons avec attention sur cette façon de s'exprimer: dans le vocabulaire traditionnel de l'Eglise et dans sa structure organisative et sacramentelle, l'évêque est le successeur des apôtres, a le pouvoir de "délier ou de lier" les fidèles, d'administrer les sacrements, d'interpréter et d'expliquer les mystères de la mort et de la vie nouvelle qui nous attend dans l'au-delà. Les prêtres sont délégués par l'évêque et exercent par procuration les mêmes fonctions. Mais dans toutes les autres "sectes" chrétiennes protestantes, les évêques et et les prêtres sont seulement "pasteurs". Et du reste, en se rapportant aux évangiles, les apôtres appelaient le Seigneur en utilisant le mot hébreu "Rabbi", soit maître, soit pasteur.

Le temporalisme protestant, à l'exclusion des orthodoxes de Russie (???) est très faible et quasi inexistant au moins parce que les "sectes" sont nombreuses et autonomes l'une par rapport à l'autre et ont très peu d'influence sur la politique du pays où elles résident. Ajoutons que tous les pasteurs peuvent se marier et avoir des enfants.

Que François travaille pour rapprocher les groupes protestants de l'Eglise catholique n'est pas une interprétation de quelqu'un qui suit sa politique religieuse, mais c'est une vérité déclarée par lui-même, constamment répétée et valorisée par les contacts permanents avec les communautés protestantes. Sans parler de sa politique vis-à-vis de l'Islam: cohabitation et amitié car Dieu est unique et donc n'appartient pas à une seule religion mais à toutes.
Ceci est l'élément de fond de François et de sa prédication: Dieu n'est ni catholique, ni musulman, ni juif
(Ndlr: "Dieu n'est pas catholique" sont les propos que le même Scalfari prête à François lors d'une précédente interview, et qui n'ont jamais été démentis par l'intéressé, et figurent même dans un recueil des entretiens du pape avec les journalistes, publié par la Librairie Vaticane). Dieu est à tous. Est-ce une révolution par rapport au passé? Il me semble difficile de le nier et comme toutes les révolutions, elle pose des problèmes nouveaux et difficiles à résoudre.

* * *

Le discours tenu à sainte Marthe pourrait s'intituler celui des adieux. François raconte aux évêques qui l'écoutent l'adieu de Jésus, et celui de Paul sur la plage de Milet. Ici, le ton n'est pas celui adopté [pour parler] à la conférence épiscopale car le vrai sujet est celui de la mort et de la résurrection. Cette dernière apporte la joie mais l'adieu à la vie est, lui, empreint de douce tristesse et aussi d'une crainte - peut-être inconsciente - du doute.

«Lors de la Cène, dit François, Jésus prit congé de ses disciples. Il était triste parce qu'il savait qu'il marchait vers la passion, pleurant au fond de son cœur et s'en remettant à Dieu car Lui était le Fils, fils de Dieu et de l'homme, et il s'en remettait à Dieu. Voilà quel est le sens de l'adieu: à Dieu. Paul aussi prend congé et pleure tout en priant à genoux sur la plage de Milet avec ses compagnons de cette communauté. "Voici, dit Paul, je ne verrai plus votre visage et vous, vous ne verrez plus le mien. C'est pourquoi je pleure avec vous. Maintenant l'Esprit me contraint d'aller à Jérusalem et je ne sais pas ce qui m'arrivera. Je sais seulement que l'Esprit Saint m'atteste que ne manqueront ni les chaînes ni les tourments».

Ensuite, François parle de son adieu: «Il convient de faire un examen de conscience en pensant à son propre congé de la vie; moi aussi je devrai dire ce mot adieu; à Dieu je remets mon âme, mon histoire, ceux qui me sont chers; à Dieu je confie tout. Jésus mort et ressuscité, puisse-t-il nous envoyer l'Esprit Saint pour que nous apprenions à dire existentiellement et avec toute la force possible ce mot: adieu».

Ceci, disons-le, n'est pas une révolution mais une profonde humanité. Envers tous et aussi envers soi-même.
S'il y a une personne dans ce siècle où nous vivons qui soit digne d'être prise comme modèle, cette personne est Bergoglio. Lui a déjà donné à une humanité désorientée, avilie, cynique, corrompue, frustrée, un exemple de dignité que tous nous devrions essayer d'imiter avec une sincère reconnaissance.

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