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Sur le «vrai» Islam

Un exposé de Rémi Brague, sur le dernier numéro de la revue "Commentaires"

Le Professeur Pierre Julg, qui avait lu cet article de mon site consacré à l'islam (Chrétiens et musulmans), et qui est entre autre, mathématicien ET membre du comité de rédaction de la revue Communio (1), a eu l'amabilité de me transmettre un texte de Rémi Brague, paru dans le dernier numéro de la revue Commentaire (www.commentaire.fr/revue/150/revue-149-printemps-2015), intitulé "Sur le «vrai» Islam".

Ce texte est disponible in extenso au format PDF sur le site Academia (il faut s'enregistrer pour y accéder), qui en donne le meilleur des résumés:

Tout le monde distingue le "vrai islam" de ses contrefaçons. L'expression a au moins neuf significations différentes, pas toujours compatibles....

L'exposé de Rémi Brague, d'une rigueur toute mathématique tout en restant très accessible, est une réponse argumentée à ceux qui nous assènent à longueur de journée le slogan simpliste et anesthésiant "Pas d'amalgames".

* * *

(1) Pierre Julg m'écrit:
A propos de Communio, avez-vous lu son numéro récent consacré à la famille? Je pense qu'il pourrait vous intéresser.
Lien:
www.communio.fr/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=338&Itemid=974

Introduction (pour donner envie d'aller plus loin)

« Sur le "vrai" islam »
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Commentaire 1/2015 (Numéro 149), p. 4-14
Rémi Brague

On entend depuis quelques décennies beaucoup parler de l’islam, et pas en bien : quelques criminels répandent la terreur en son nom et se disent « islamistes ».
A chacun de ces crimes, la réponse ne se fait jamais attendre : « Ne faisons pas d’amalgame!» Ce qui est tout à fait incontestable : lesdits criminels ne constituent qu’une minorité, la majorité des habitants des pays d’islam et des musulmans arrivés par immigration dans des pays qui ne le ne sont pas est paisible.
On poursuit sur sa lancée pour dire : « Tout cela n’a rien à voir avec le véritable islam». Voilà qui est plus difficile à défendre.
Le 26 novembre 2013, le Pape François a écrit :

« Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence » (Evangelii gaudium, §253)

L’intention est excellente, et le texte a été bien accueilli de toutes parts. Reste qu’il contient une question de taille.
Distinguons un point de fait et un point de droit.

> Quant au fait, chacun prétend représenter l’islam « vrai ». Les terroristes eux aussi ; ils se réclament d’un islam intransigeant, voire accusent ceux qui ne les suivent pas de tiédeur, voire d’avoir trahi leur religion.
> La question de droit est plus vaste : comment faire pour distinguer l’islam vrai de celui qui ne l’est pas ? Il faudrait avoir un critère permettant de faire le départ entre le vrai et sa contrefaçon. Qui possède la compétence, et donc le droit de procéder à une telle distinction ? Ce n’est certainement pas le Pape. Que dirait-on si le Dalaï Lama se permettait de distinguer le « véritable christianisme » de ses contrefaçons ? Je suis bien incapable de fournir un tel critère, et encore bien moins de désigner un ou des juge(s) compétent(s).
Je voudrais ici tout simplement faire prendre conscience de la largeur de l’éventail sémantique que recouvre l’expression « islam vrai » et mettre en garde contre son ambiguïté.

I. COMMENT LE DEFINIR ?

A. LE SUBSTANTIF

Il faut commencer par distinguer les sens du mot « islam ». Je propose de les répartir en trois significations principales : l’islam comme religion, comme civilisation (histoire, géographie), comme populations.

1. « Islam » signifie d’abord une religion. Celle-ci est caractérisée par son attitude spirituelle fondamentale: l’abandon sans reste de toute la personne entre les mains de Dieu. Le mot arabe islâm signifie exactement cela.
Pour les Occidentaux, l’islam est la religion qui fut prêchée par Mahomet dans l’Arabie du VIIe siècle de notre ère. Pour les Musulmans, nous verrons qu’elle est beaucoup plus ancienne.

2. En un second sens, « Islam » désigne une civilisation comme fait historique pourvu d’un début dans le temps et circonscrit dans l’espace. Ce que les historiens et géographes constatent de l’extérieur correspond d’ailleurs à un sentiment éprouvé de l’intérieur. Cette civilisation se comprend en effet elle-même comme se distinguant de ce qui n’est pas elle:
> Dans le temps, elle se distingue de l’époque qui la précède, ce que nous appellerions le paganisme, avec son polythéisme, et que l’islam préfère appeler l’«ignorance» (jâhiliyya). Elle a son calendrier propre, qui commence en 622, date de l’Hégire, interprétée traditionnellement comme celle du départ de Mahomet de La Mecque pour la ville qui allait plus tard s’appeler Médine.
> Dans l’espace, cette civilisation constitue le « domaine pacifié » (dâr as-salâm) ; lequel se distingue du «domaine de la guerre» (dâr al-harb) qui l’entoure. Cette dernière dénomination, qui désigne traditionnellement les pays qui ne sont pas dominés par l’islam, n’est aujourd’hui plus utilisée aussi volontiers, sauf par les islamistes avoués. Les modérés lui préfèrent d’autres expressions plus discrètes, comme «monde de la mission» (ou «appel», da‘wa) ou «monde du témoignage».
La civilisation islamique englobe des personnes dont toutes n’adhéraient pas à la religion musulmane. Ainsi, le grand médecin Razi (m. 925) était un libre-penseur qui se livrait à une critique acerbe de l’idée de prophétie3. Le grand astronome Thabit b. Qurra (m. 900) était originaire d’une petite communauté tolérée, celle des Sabéens. Et ne parlons pas des traducteurs qui, dans la Bagdad du IXe siècle, firent passer l’héritage grec en arabe, et qui étaient presque tous chrétiens.

3. En un troisième sens, on entend aujourd’hui par « Islam » l’ensemble des peuples qui ont été marqués par l’islam comme religion et qui ont hérité de la civilisation islamique. On parle ainsi du « réveil de l’islam » et l’on entend par là les luttes de libération contre les puissances coloniales. Là aussi, les musulmans n’étaient pas seuls. Par exemple, les meneurs des mouvements nationalistes arabes étaient souvent des chrétiens qui espéraient que le principe des nationalités leur permettrait d’obtenir un statut légal à égalité avec celui des musulmans.
Les langues européennes distinguent à propos du fait chrétien d’une part la religion, d’autre part la civilisation comme relevant de l’histoire et de la géographie. Les langues romanes disent en ce sens « christianisme » et « chrétienté », cristianismo et cristiandad, cristianesimo et cristianità, l’anglais christianity et christendom, l’allemand Christentum et Christenheit, etc.
Dans le cas de l’islam, il est gênant que nous ne disposions que d’un seul mot pour les deux réalités. Le français peut avoir recours à un moyen commode, au moins à l’écrit: en bonne grammaire, les noms communs ont la minuscule, et les noms propres la majuscule. Certains savants écrivent donc « islam » avec une minuscule quand le mot désigne une religion, et « Islam » avec une majuscule quand il vaut pour la civilisation et les hommes qui y participent. Mais l’orthographe arabe ne connaît pas la majuscule. Et l’arabe n’a pas séparé à propos du fait islamique les deux sens, comme les langues européennes l’on fait là où il est question de ce qui est chrétien. Cette indistinction ne relève d’ailleurs pas uniquement de la linguistique, mais reflète peut-être une difficulté de fond.

B. L’ADJECTIF

Une fois distingués les sens principaux que prend le substantif « islam », il conviendrait de pratiquer la même opération sur les adjectifs qu’on lui attribue. Or, « vrai » n’est pas le moins ambigu de ceux-ci. Si donc on combine le substantif « islam », qui est déjà ambigu, avec l’adjectif « vrai », qui l’est encore plus, on se trouve en face d’un foisonnement de sens qui échappe à tout contrôle. Je propose de mettre dans ce fouillis un peu d’ordre, de façon évidemment provisoire. Je classerais donc les principales acceptions de « vrai » sous trois groupes principaux : intégrité, commencement, réalité. Chacun comportera à son tour trois catégories. On obtiendra de la sorte neuf sens, pas toujours compatibles.

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