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Transmission de la foi et sources de la foi (I)

Une conférence que le Cardinal Joseph Ratzinger avait donnée en 1983 à Paris et Lyon. Introduction et première partie.

Préambule

Par la lettre apostolique Porta Fidei du 11 octobre 2011, Benoît XVI décrétait pour 2012 une Année de la foi.
Elle devait commencer le 11 octobre 2012, à cinquante ans exactement de l’ouverture du Concile Vatican II.
Mais lors de la messe d’ouverture de cette Année de la Foi (cf. benoit-et-moi.fr/2012(III)/la-voix-du-pape/messe-douverture-de-lannee-de-la-foi), le Saint-Père prenait soin de préciser:

Si aujourd’hui l’Église propose une nouvelle Année de la foi ainsi que la nouvelle évangélisation, ce n’est pas pour célébrer un anniversaire, mais parce que c’est une nécessité, plus encore qu’il y a 50 ans ! (…)
Les dernières décennies ont connu une « désertification » spirituelle.
 Ce que pouvait signifier une vie, un monde sans Dieu, au temps du Concile, on pouvait déjà le percevoir à travers certaines pages tragiques de l’histoire, mais aujourd’hui nous le voyons malheureusement tous les jours autour de nous. C’est le vide qui s’est propagé. Mais c’est justement à partir de l’expérience de ce désert, de ce vide, que nous pouvons découvrir de nouveau la joie de croire, son importance vitale pour nous, les hommes et les femmes. Dans le désert on redécouvre la valeur de ce qui est essentiel pour vivre ; ainsi dans le monde contemporain les signes de la soif de Dieu, du sens ultime de la vie, sont innombrables bien que souvent exprimés de façon implicite ou négative. Et dans le désert il faut surtout des personnes de foi qui, par l’exemple de leur vie, montrent le chemin vers la Terre promise et ainsi tiennent en éveil l’espérance. La foi vécue ouvre le cœur à la Grâce de Dieu qui libère du pessimisme. Aujourd’hui plus que jamais évangéliser signifie rendre témoignage d’une vie nouvelle, transformée par Dieu, et ainsi indiquer le chemin.

Quelques jours plus tard, lors de la catéchèse du 17 octobre, Benoît XVI lui-même expliquait ses intentions concernant cet important évènement ecclésial, qu'il ne devait, nous le savons désormais, pas porter à son terme en tant que Pape (cf. benoit-et-moi.fr/2012(III)/la-voix-du-pape/des-catecheses-pour-lannee-de-la-foi).

Avec la Lettre apostolique Porta Fidei, j'ai décidé cette année spéciale, justement pour que l'Eglise renouvelle l'enthousiasme de croire en Jésus-Christ, unique Sauveur du monde, ravive la joie de marcher sur le chemin qu'Il nous a montré, et témoigne d'une manière concrète la puissance transformatrice de la foi.
...
(..) les nouvelles générations ne sont pas éduquées à la recherche de la vérité et du sens profond de l'existence qui dépasse le contingent, à la stabilité des affections, à la confiance. Au contraire, le relativisme conduit à ne pas avoir de points fixes, le soupçon et l'inconstance causent des ruptures dans les rapports humains, et la vie est vécue dans des expériences qui ne durent pas, sans assumer de responsabilité. Si l'individualisme et le relativisme semblent dominer l'esprit de beaucoup de contemporains, on ne peut pas dire que les croyants restent totalement à l'abri de ces dangers, avec lesquels nous sommes confrontés dans la transmission de la foi.
L'enquête promue dans tous les continents pour la célébration du Synode des évêques sur la nouvelle évangélisation, en a mis en évidence plusieurs: une foi vécue de manière passive et privée, le refus de l'éducation dans la foi, la fracture entre la foi et la vie.
Le chrétien, souvent, ne connaît même pas le cœur de sa propre foi catholique, du Credo, au point de laisser la place à un certain syncrétisme et au relativisme religieux, sans clarté sur les vérités auxquelles croire et sur la singularité salvifique du christianisme. Il n'est pas si loin, aujourd'hui, le risque de construction d'une religion, pour ainsi dire, «fai-da-te» ("bricolée", "sur mesure").
...
Nous devons au contraire revenir à Dieu, au Dieu de Jésus-Christ, nous devons redécouvrir le message de l'Evangile, le faire entrer plus profondément dans nos consciences et notre quotidienne.
Dans les catéchèses de cette Année de la foi, je voudrais offrir une aide pour accomplir ce chemin, pour reprendre et approfondir les vérités fondamentales de la foi sur Dieu, sur l'homme, sur l'Église, sur toute la réalité sociale et cosmique, méditant et réfléchissant sur les affirmations du Credo....

Avait-il à ce moment déjà pris la décision dramatique, qui devait connaître son point culminant un certain 11 février 2013? Mais csci est une autre question.

On trouvera ICI les pages spéciales du site internet du Saint-Siège: www.vatican.va/special/annus_fidei.

* * *

Le hasard d’une recherche sur internet (comme c’est très souvent le cas) m’a fait découvrir le site très riche de la Famille Missionnaire de Notre-Dame.
Sur le blog associé, un article du Père Bernard Domini , daté du 1er septembre 2012, s'intitule La crise de la transmission de la Foi et l'année de la Foi.
Il s'agit d'une introduction à une conférence peu connue que le Cardinal Joseph Ratzinger avait donnée en 1983 à Paris et Lyon, sur le thème: "La Transmission de la Foi et les Sources de la Foi" (cf. fmnd.org/Blog)

J’ai repris le texte de la conférence tel qu’il apparaît en version pdf sur le site, précédé de la mention <Texte original, notes de l'auteur traduites par la DC>. (sans doute la Documentation Catholique). Je l’ai transformé en texte éditable : les aménagements typographiques sont de moi, on peut facilement les supprimer.
Je n’ai pas reproduit les notes. Pour plus de détail, on se référera à la version pdf sur le site de la FMND.

Avant de se plonger dans la lecture de ce texte assez long, et très dense, mais aussi très clair, comme toujours avec Joseph Ratzinger, je pense qu’il peut être intéressant d’en lire l'excellente présentation qu’en fait le Père Bernard Domini, que je me permets de reproduire partiellement ci-dessous :

Pour préparer l’année de la Foi, il nous a semblé très important d’approfondir à nouveau l’importante conférence du Cardinal Joseph Ratzinger sur la transmission de Foi, donnée à Paris et à Lyon en 1983. Le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi avait parlé de la crise de la catéchèse, de l’exégèse et de la théologie. Lors de sa venue en France, en 2008, Benoît XVI a discrètement rappelé cette conférence.

Nous ne voulons pas entretenir la nostalgie d’un passé en commentant cette conférence, mais, dans l’esprit de Benoît XVI, puiser aux sources vives de la Tradition vivante de l’Eglise pour vivre l’aujourd’hui de notre Eglise et affronter, en communion profonde avec notre Pape et le Collège des évêques, les défis auxquels nous sommes affrontés en vue de l’unité de l’Eglise dans la vérité et l’amour et le retour de Dieu dans le cœur des hommes. Cette conférence concerne le fondement même de la Mission de l’Eglise. Si la Foi n’est plus transmise, comment l’Europe et la France pourront-elles retrouver la fidélité à ses racines chrétiennes ? Quel serait alors l’avenir de l’Eglise en notre Continent ?
L’analyse du Cardinal Joseph Ratzinger, dans sa conférence de 1983, est toujours actuelle et pertinente : la catéchèse a traversé une grave crise, dont la cause est à rechercher dans la crise exégétique et la crise théologique. Si le mot «crise» a été utilisé par le Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi qui, en tant que théologien, connaît le poids des mots, c’est qu’il correspond à ce que l’Eglise a vécu après le Concile Vatican II. Soulignons, cependant, que le Concile Vatican II n’est pas responsable de la crise. Nous partageons totalement la conviction de Jean-Paul II : ce que le Saint-Esprit dit à l’Eglise aujourd’hui se trouve dans le Concile Vatican II ! Cette conviction est celle de Benoît XVI. Le Catéchisme de l’Eglise catholique et le Compendium, ne l’oublions pas, sont les fruits du Concile Vatican II. 
Le Cardinal Joseph Ratzinger n’était pas venu à Paris et Lyon pour faire un constat de crise et prononcer des anathèmes, mais pour donner les remèdes efficaces permettant à l’Eglise de surmonter la crise. Devenu Pape, Benoît XVI a dit, dans sa première grande homélie au monde, quel’Eglise est vivante et jeune. Il croit donc en la réalité du renouveau, qui est en train de se développer malgré les tempêtes et les crises. Jean XXIII désirait ardemment un aggiornamento, une nouvelle jeunesse de l’Eglise par la sainteté, au moment où il convoquait le Concile Vatican II. L’enseignement fondamental du Cardinal Ratzinger était que ce vrai renouveau ne pouvait venir que par la fidélité à la transmission de la Foidans ses quatre composantes essentielles : 
¤ les 12 articles du credo
¤ les 7 sacrements
¤ les 10 commandements 
¤ et la prière du Notre Père
Cette conviction habite toujours Benoît XVI.
Pour le Cardinal Joseph Ratzinger, redisons-le, la crise de la catéchèse était liée aux crises exégétiques et théologiques.  Il avait surtout souligné la mise entre parenthèses ou le rejet du dogme de l’Eglise pour privilégier une lecture « directe » - mais de fait subjective - de l’Ecriture sans tenir compte de la Tradition et de la Règle de la Foi : «Aujourd'hui, nous constatons que seul le contexte de la tradition ecclésiale met le catéchiste en mesure de s'en tenir à toute la Bibleet à la vraie Bible ». Le Cardinal Ratzinger légitimait l'interprétation dogmatique de la Bible, parce que l'Église, Seule, peut interpréter dans l’Esprit Saint la Bible et la faire reconnaître comme Écriture sainte, parce qu’inspirée. Il affirmait avec autorité : « Il nous apparaît clairement que la foi traditionnelle ne constitue pas l'ennemi, mais bien le garant d'une fidélité à la Bible »

Comme je l’ai dit, la réflexion du cardinal Ratzinger s’articule méthodiquement dans un texte très long, qu’il faut savourer lentement.
En voici la première partie:

TRANSMISSION DE LA FOI ET SOURCES DE LA FOI

Conférence du cardinal Joseph Ratzinger

La dernière parole que le Seigneur adressa à ses Apôtres les chargeait d'aller dans le monde entier pour y faire des disciples (Mt 28, 19s ; Lc 16, 15 ; Ac 1, 7).
Il appartient à l'essence de la foi qu'elle demande à être transmise : c'est l'intériorisation d'un message, qui s'adresse à tous parce qu'il est la vérité́ et que l'homme ne peut être sauvé sans la vérité́ (1 Tm 2, 4). C'est pourquoi catéchèse, transmission de la foi ont été́, dès l'origine, une fonction vitale pour l'Eglise et elles doivent le rester tant que l'Eglise durera.

I. - LA CRISE DE LA CATÉCHÈSE ET LE PROBLÈME DES SOURCES

1. Caractéristiques générales de la crise

Les difficultés actuelles de la catéchèse sont un lieu commun qu'il n'est pas besoin de prouver dans le détail. Les causes de la crise et ses conséquences ont été́ souvent et abondamment décrites.

Dans le monde de la technique, qui est une création de l'homme lui- même, ce n'est pas le Créateur qu'on rencontre d'abord, mais l'homme ne rencontre toujours que lui-même. Sa structure fondamentale est d'être « faisable », le mode de ses certitudes est celui du calculable. C'est pourquoi la question du salut ne se pose pas en fonction de Dieu, qui ne paraît nulle part, mais en fonction du pouvoir de l'homme qui veut devenir son propre constructeur et celui de son histoire.
Les critères de sa morale, il ne les cherche donc plus dans un discours sur la création ou le Créateur, qui lui sont devenus inconnus. La création n'a plus pour lui de résonances morales, elle ne lui parle que le langage mathématique de son utilité́ technique, à moins qu'elle ne proteste contre les violences qu'il lui fait subir. Même alors l'appel moral qu'elle lui adresse ainsi reste indéterminé́ : finalement, la morale s'identifie d'une manière ou d'une autre avec la sociabilité́, celle de l'homme envers lui-même et celle de l'homme avec son milieu. De ce point de vue, la morale aussi est devenue une question de calcul des meilleures conditions de développement du futur. La société́ en a été́ profondément changée : la famille, qui est la cellule portante de la culture chrétienne, paraît être, la plupart du temps, en voie de dissolution. Lorsque les liens métaphysiques ne comptent plus, d'autres sortes de liens ne peuvent, à la longue, la maintenir.
Cette nouvelle image du monde, d'une part, se reflète dans les mass media, de l'autre, se nourrit d'eux. La représentation du monde et de l'évènement par les mass media marque aujourd'hui la conscience plus que ne fait l'expérience personnelle de la réalité́.
Tout cela influe sur la catéchèse aux yeux de laquelle les soutiens classiques de la société́ chrétienne sont brisés, sans pouvoir prendre appui sur l'expérience vécue de la foi dans une Eglise vivante ; la foi semble condamnée au mutisme en un temps où le langage et la conscience ne se nourrissent plus que de l'expérience d'un monde qui se veut son propre créateur.

La théologie pratique s'est énergiquement consacrée à ces problèmes dans les dernières décennies, afin de tracer à la transmission de la foi des voies nouvelles et mieux adaptées à cette situation. Beaucoup, certes, sont arrivés à se convaincre dans l'intervalle que ces efforts ont contribué́ davantage à aggraver qu'à résoudre la crise. Il serait injuste de généraliser cette affirmation, mais il serait tout aussi faux de la nier purement et simplement.
Ce fut une première et grave faute de supprimer le catéchisme et de déclarer « dépassé́ » le genre même du catéchisme. Certes, le catéchisme comme livre n'est devenu usuel qu'au temps de la Réforme ; mais la transmission de la foi, comme structure fondamentale née de la logique de la foi, est aussi ancienne que le catéchuménat, c'est-à-dire que l'Église elle- même. Elle découle de la nature même de sa mission et on ne peut donc y renoncer. La rupture avec une transmission de la foi comme structure fondamentale puisée aux sources d'une tradition totale, a eu pour conséquence de fragmenter la proclamation de la foi. Celle-ci fut non seulement livrée à l'arbitraire dans son exposé, mais encore remise en question dans certaines de ses parties, qui appartiennent pourtant à un tout et qui, détachées de lui, apparaissent décousues.

Qu'y avait-il derrière cette décision erronée, hâtive et universelle ?
Les raisons en sont variées et jusqu'à présent à peine examinées.

Elle est d'abord surement à mettre en rapport avec l'évolution générale de l'enseignement et de la pédagogie, qui se caractérise elle-même par une hypertrophie de la méthode en comparaison du contenu des diverses disciplines. Les méthodes deviennent critères du contenu et n'en sont plus le véhicule. L'offre se règle sur la demande : c'est ainsi que sont définies les voies de la catéchèse nouvelle dans le débat sur le catéchisme hollandais. Aussi fallut-il s'en tenir aux questions pour commençants (débutants ?), au lieu de chercher les voies qui permettaient de les dépasser et d'en arriver à ce qui était d'abord non compris, méthode qui seule modifie positivement l'homme et le monde. Ainsi le potentiel de changement propre à la foi fut-il paralysé...
Dès lors la théologie n'était plus comprise comme un développement concret de la théologie dogmatique ou systématique, mais comme une valeur en soi. Ce qui correspondait de nouveau à la tendance actuelle de subordonner la vérité́ à la praxis, qui, dans le contexte des philosophies néo-marxistes et positivistes se fraya une voie, même en théologie.
Tous ces faits contribuèrent à rétrécir considérablement l'anthropologie : préséance de la méthode sur le contenu signifie prédominance de l'anthropologie sur la théologie, en sorte que celle-ci dut se trouver une place dans un anthropocentrisme radical. Le déclin de l'anthropologie fit apparaitre à son tour de nouveaux centres de gravité : règne de la sociologie, ou encore primauté́ de l'expérience, comme nouveaux critères de la compréhension de la foi traditionnelle.

Derrière ces causes et d'autres encore, qu'on peut trouver au refus du catéchisme et à l'écroulement de la catéchèse classique, il y a cependant un processus plus profond. Le fait qu'on n'a plus le courage de présenter la foi comme un tout organique en soi, mais seulement comme des reflets choisis d'expériences anthropologiques partielles, reposait en dernière analyse sur une certaine défiance à l'égard de la totalité́.
Il s'explique par une crise de la foi, mieux : de la foi commune à l'Église de tous les temps. Il en résultait que la catéchèse omettait généralement le dogme et qu'on essayait de reconstruire la foi à partir de la Bible directement. Or, le dogme n'est rien d'autre, par définition, qu'interprétation de l'Ecriture, mais cette interprétation, née de la foi des siècles, ne semblait plus pouvoir s'accorder avec la compréhension des textes, à laquelle avait conduit entre-temps la méthode historique.
De la sorte coexistaient deux formes d'interprétation apparemment irréductibles : l'interprétation historique et l'interprétation dogmatique. Mais cette dernière, selon les conceptions contemporaines, ne pouvait passer que pour une étape préscientifique de l'interprétation nouvelle. Aussi paraissait-il difficile de lui reconnaître une place propre.

Là où la certitude scientifique est considérée comme la seule forme valable, voire possible, de la certitude, celle du dogme devait paraitre ou bien comme une étape dépassée d'une pensée archaïque, ou bien comme l'expression de la volonté́ de puissance d'institutions survivantes. Elle doit alors être évaluée selon la mesure de l'exégèse scientifique et peut à la rigueur conforter les déclarations de celle-ci ; elle ne peut plus prétendre à la juger en dernier ressort.

2. Catéchèse, Bible et dogme

Nous voici arrivés au point central de notre sujet, au problème de la place occupée par les « sources » dans le processus de la transmission de la foi. Une catéchèse, qui développait pour ainsi dire la foi directement à partir de la Bible sans faire le détour par le dogme, pouvait se prétendre une catéchèse spécialement dérivée des sources.
Mais alors se fit jour un phénomène curieux. L'effet de fraîcheur, provoqué d'abord par le contact direct avec la Bible, ne fut pas durable. Certes, il en résulta d'abord beaucoup de fécondité́, de beauté́ et de richesse dans la transmission de la foi. On sentait « l'odeur de la terre de Palestine », on revivait le drame humain dans lequel la Bible est née. Il y eut ainsi plus de vérité́ humaine et concrète.
Bientôt cependant apparut l'ambigüité́ du projet, que J. A. Möhler avait décrit de manière classique il y a cent cinquante ans. Ce que la Bible apporte en fait de beauté́, d'immédiateté́, à quoi on ne peut renoncer, est ainsi décrit :
« Sans l'Écriture, la forme propre des paroles de Jésus nous resterait cachée, nous ne saurions pas comment parlait le Fils de l'homme, et je crois que je n'aimerais pas continuer à vivre si je ne l'entendais plus. »
Mais Möhler souligne aussitôt pourquoi l'Écriture ne peut être séparée de la communauté́ vivante dans laquelle, seule, elle peut être « l'Écriture », lorsqu'il continue :
« Seulement, sans la tradition, nous ne saurions pas qui parlait alors, ni ce qu'il annonçait, et la joie qui vient de sa manière de parler se serait aussi évanouie».
D'un tout autre point de vue se trouve décrite la même évolution d'une catéchèse uniquement liée à l'étude littéraire des sources, dans le livre qu'Albert Schweitzer consacra à l'historiographie des recherches sur la vie de Jésus :
« Ce qui est arrivé́ à la recherche sur la vie de Jésus est singulier. Elle est partie à la recherche du Jésus de l'histoire, et elle crut qu'elle pourrait le replacer dans notre temps tel qu'il était, comme Maître et Sauveur. Elle défît les liens qui, depuis des siècles, l'unissaient au roc de l'enseignement de l'Église, et se réjouissait en voyant sa silhouette reprendre vie et mouvement, et le Jésus historique venir à sa rencontre. Mais voici, il ne s'arrêta pas, il passa à côté́ de notre temps et retourna vers le sien. »
En réalité, ce processus, dont, il y a presque un siècle, Schweitzer avait cru avoir arrêté l'évolution théologique, se répète toujours d'une manière nouvelle et avec des modifications variées dans la catéchèse moderne. Car les documents que l'on voulait lire sans aucun autre intermédiaire que celui de la méthode historique, s'éloignèrent du même coup à la distance qui les sépare du fait historique. Une exégèse qui ne vit et ne comprend plus la Bible avec l'organisme vivant de l'Église devient archéologie : un musée de choses passées.

Concrètement, cela se vérifie d'abord en ce que la Bible se désagrège comme Bible, pour n'être plus qu'une collection de livres hétérogènes.
D'où̀ la question : comment assimiler cette littérature et selon quels critères choisir les textes avec lesquels il faut bâtir la catéchèse ?
La rapidité́ avec laquelle s'est faite cette évolution se voit, par exemple, dans cette proposition faite récemment en Allemagne par la lettre d'un lecteur à une revue : imprimer dans les nouvelles éditions de la Bible, en petits caractères, ce qui est dépassé́, et mettre inversement en valeur ce qui reste valable. Mais qu'est-ce qui est valable ? Qu'est-ce qui est dépassé́ ? A la fin du compte, c'est au goût de décider, et la Bible sera tout juste bonne à approuver notre bon plaisir.

Mais la Bible se désagrège encore autrement. En cherchant l'élément primitif, jugé sûr et fiable, on se heurte aux sources plus anciennes reconstruites à partir de la Bible, que l'on estime finalement plus importantes que « la source ».
Une mère allemande me raconta un jour que son fils, qui fréquentait l'école primaire, était en train de s'initier à la christologie de la source supposée des logia (ndlr : les paroles) du Seigneur ; mais des sept sacrements, des articles du Credo, il n'avait pas encore entendu un traître mot.
L'anecdote veut dire ceci : avec le critère de la couche littéraire la plus ancienne comme témoignage historique le plus sûr, la Bible véritable disparaît au profit d'une Bible reconstruite, au profit d'une Bible telle qu'elle devrait être.
Il en est de même de Jésus. Celui des Évangiles est considèré comme un Christ considérablement remanié par le dogme, derrière lequel il faudrait revenir au Jésus des logia ou d'une autre source supposée, pour retrouver le Jésus réel. Ce Jésus « réel » ne dit et ne fait alors plus que ce qui nous plaît. Il nous épargne, par exemple, la croix comme sacrifice expiatoire ; la croix est ramenée aux dimensions d'un scandaleux accident, auquel il ne convient pas de s'arrêter trop. La Résurrection aussi devient une expérience des disciples selon laquelle Jésus, ou au moins sa « réalité », continue. On ne s'attarde plus aux évènements, mais à la conscience qu'en ont eue les disciples et la « communauté́ ». La certitude de la foi est relayée par la confiance en l'hypothèse historique.
Or ce procédé́ me paraît irritant. La caution de l'hypothèse historique, en nombre d'exposés de catéchismes, prend assurément le pas sur la certitude de la foi. Celle-ci est tombée au niveau d'une confiance vague, sans contours précis. Mais la vie, elle, n'est pas une hypothèse, la mort non plus ; on s'enferme dans l'écrin vitré d'un monde intellectuel, qui s'est fait de lui-même et qui peut pareillement ne plus être.

Mais revenons à notre sujet.
Si nous résumons les réflexions faites jusqu'à présent, nous pouvons d'abord constater que le bouleversement de la catéchèse des dernières vingt ou trente années se caractérise par une nouvelle immédiateté́ avec les sources écrites de la foi, avec la Bible.
Si, auparavant, la Bible n'entrait dans l'enseignement de la foi que sous l'aspect d'une doctrine d'Église, maintenant on essaie d’accéder au christianisme par un dialogue direct entre l'expérience actuelle et la parole biblique.
Le gain de cet effort, c'était un accroissement d'humanité́ concrète dans l'exposé des fondements du fait chrétien. Ce faisant, le dogme n'était généralement pas nié, mais il tombait au rang d'une espèce de cadre orientatif de peu d'importance pour le contenu et la structure de la catéchèse. Derrière, il y avait une certaine perplexité́ à l'égard du dogme, elle provenait du fait que n'avaient pas été éclaircis les rapports entre lecture dogmatique et lecture historico-critique de l'Écriture.

A mesure que progressait cette évolution, il apparut que l'Écriture, livrée à elle-même, commençait à se dissoudre : on la soumettait toujours à de nouvelles « relectures ». En cherchant à actualiser le passé, c'est l'expérience personnelle ou communautaire qui devenait à vue d’œil le critère décisif de ce qui demeure actuel. Ainsi naissait une espèce d'empirisme théologique, où l'expérience de groupe, de la communauté́ ou des « experts » devient la source dernière. Les sources communes sont alors canalisées de telle manière qu'on ne reconnaît plus grand-chose de leur dynamisme originel. Si l'on a reproché́ jadis à la catéchèse traditionnelle de ne pas conduire aux sources, mais de les faire parvenir aux hommes après filtrage, aujourd'hui ces canalisations du passé devraient plutôt se comparer à des torrents par rapport aux méthodes nouvelles de maîtriser les sources.
Une question centrale se pose, en effet, aujourd'hui, et c'est là proprement notre sujet : comment l'eau des sources peut-elle être conservée pure dans la transmission de la foi ? Avec cette question apparaissent deux problèmes essentiels pour la situation actuelle :

a) La question des rapports entre exégèse dogmatique et exégèse historico- critique est celle qui doit être examinée en priorité́. C'est aussi la question des rapports à établir entre le tissu vivant de la tradition d'une part et les méthodes rationnelles de reconstitution du passé, de l'autre. Mais c'est encore la question des deux niveaux de la pensée et de la vie : quelle est donc, en fait, la place de l'articulation rationnelle de la science dans le tout de l'existence humaine et de sa rencontre avec le réel ?

b) La deuxième question nous paraît consister dans la détermination des rapports entre méthode et contenu, entre expérience et foi. Il est clair que la foi sans expérience ne peut être que verbiage de formules creuses. Il est inversement tout aussi évident que réduire la foi à l'expérience ne peut que la priver de son noyau. Nous nous égarerions dans le domaine de l'inexpérimenté́ et nous ne pourrions pas dire avec le psaume : « Tu m'as donné du large » (Ps 31 (30), 9) - étant emprisonnés dans l'étroit de nos propres expériences.

à suivre

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