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Une homélie inédite du cardinal Ratzinger

sur la mort et la résurrection, prononcée le 7 novembre 2004, devant l’Académie Pontificale des Sciences. Traduction exclusive d’Isabelle

Textes bibliques cités

Si l'on explore le site du Saint-Siège, on trouve des pépites méconnues, parfois inédites (au moins sur internet) dans notre langue.
C'est le cas pour cette splendide homélie du cardinal Ratzinger du 7 novembre 2004, sur la mort et la résurrection, trouvée dans ces pages - www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith -, et seulement disponible en allemand.
Isabelle a eu la grande gentillesse d'en peaufiner pour nous la traduction. Un grand merci!

Homélie du Cardinal Joseph Ratzinger à Montecassino pour l’Académie Pontificale des Sciences.

Texte en allemand: www.vatican.va/roman_curia
Traduction: Isabelle.

7 novembre 2004
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En novembre, alors que nous assistons à la grande mort qui frappe la nature, la liturgie nous parle de notre propre mort. De la question de la vie « bonne » relève aussi celle de la « bonne » mort. Si nous devons refouler la mort, nous n’apprendrons pas non plus à bien user de la vie. Vie et mort sont inséparables : la réussite de la vie suppose que nous soyons capables de bien affronter la mort.

Qu’en est-il de la mort ? Que signifie-t-elle, par-delà son déterminisme biologique, pour la totalité de notre vie humaine ?
Dans l’Ancien Testament, une réponse à cette question ne s’est élaborée que lentement : Dieu introduit les hommes pas à pas, avec ménagement pourrait-on dire, dans les mystères de la vie, dont fait partie le mystère de la mort. La représentation des plus anciens livres de l’Ancien Testament est très semblable à celle que nous pouvons trouver, dans le monde grec, chez Homère par exemple. A sa mort, l’homme descend au royaume des ombres – quelque chose de lui subsiste encore en quelque manière, mais cette existence est une non-existence, plus du néant que de l’être.
La vraie réponse que Dieu voulait donner aux hommes n’est apparue que lentement : elle a mûri lentement, dans la prière d’Israël, dans la confrontation avec la souffrance. Elle n’a, dans un premier temps, pas de contours précis et ne prend pas la forme d’une anthropologie philosophique ; elle a surgi plutôt comme une certitude insaisissable, et dès lors bouleversante et salutaire, dans le face-à-face avec Dieu et le dialogue avec Lui, au milieu d’un monde incompréhensible. J’en donne deux exemples.

Le premier est le psaume 73, un des préférés de saint Augustin, qui y reconnaissait son propre questionnement, sa souffrance et son espérance.
L’antique sagesse d’Israël était partie de ce principe que tout va bien pour l’homme bon – même s’il doit traverser des périodes d’épreuve – et que la méchanceté cause la perte de l’homme et porte, pour ainsi dire, en elle-même son propre châtiment. Petit à petit, dans les horreurs de l’Histoire du peuple d’Israël comme dans la souffrance des croyants individuels, cet optimisme s’effondra irrévocablement. Non : les orgueilleux, les cupides, les contempteurs de Dieu connaissent le succès, ils sont riches et gras, ils peuvent accabler et railler le croyant. Et les croyants, qui suivent la volonté de Dieu, sans s’écarter ni de la vérité ni de la justice, sont les marginaux de l’Histoire. Jésus a résumé leur vie dans l’image du pauvre Lazare, qui se tient à la porte du riche et accepterait avec reconnaissance même les miettes qui tombent de la table du riche.
L’orant du Psaume 73 décrit cette expérience – c’est l’expérience de sa propre vie. A la fin, il demande : «Mais enfin pourquoi aurais-je gardé un cœur pur?» (v . 13). Il va dans le temple pour prier, et c’est là qu’il comprend : «Alors que s’aigrissait mon cœur… moi, stupide, je ne comprenais pas, j’étais une brute devant toi. Et moi, qui restais près de toi… Qui donc aurais-je dans le ciel ? Avec toi, je suis sans désir sur la terre. Et mon cœur et ma chair sont consumés, mais ma part reste Dieu à jamais» (v. 21-26).
L’orant fait en quelque sorte l’expérience du caractère absolu de l’amour : le bien qui surpasse tous les biens, c’est l’amour divin, qui ne passe pas. C’est là le bien véritable. Les autres biens vont et viennent, se manifestant dans leur complète relativité. Le vrai bien, c’est d’être avec lui, tenu par sa main. Et cette main ne me lâche pas. Il n’est plus besoin désormais d’envier le bonheur des riches «Pour moi, approcher Dieu est mon bien» (v. 28). Il ne s’agit pas là d’un calcul intéressé : vouloir faire le bien seulement en vue d’une récompense, mais simplement de trouver sa joie face à ce qui est éprouvé comme le bien véritable, et reconnu, en même temps, comme indestructible : la main de Dieu me tient toujours, dans la mort comme dans la vie.

Le deuxième passage que je voudrais mentionner est l’espérance professée par Job du fond de son abîme de souffrance : «Pitié, pitié pour moi, ô vous mes amis, car c’est la main de Dieu qui m’a frappé. Pourquoi vous acharner sur moi comme Dieu lui-même, sans vous rassasier de ma chair?» (19, 21 ss.). Dans cette situation où Job, abandonné et méprisé de tous, maudit sa propre vie, se révèle sa foi au vrai Dieu, au Dieu caché : il en appelle au vrai Dieu contre le Dieu persécuteur et se voit offrir une certitude magnifique : «Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant… Une fois qu’ils m’auront arraché cette peau qui est mienne, hors de ma chair, je verrai Dieu….. Celui que mes yeux regarderont… » (19, 25 ss.).
De l’enfer de sa souffrance, Job, dans sa foi et sa prière, le comprend, contre toute apparence, en dépit de la crainte de Dieu qui l’a saisi : Je sais que mon Défenseur est vivant, et je le verrai. Je sais que le Dieu qui, apparemment, me tourmente, est en vérité le Dieu sauveur, sur qui je peux compter, et dont l’amour me porte à travers la nuit de la souffrance et de la mort.

Je crois qu’il est important de voir que, dans l’Ancien testament, ce n’est pas d’abord d’une anthropologie très élaborée que naît une foi en l’immortalité, mais bien de la rencontre avec Dieu, un Dieu incompréhensible, mais dont la bonté pourtant est très profondément digne de confiance, qui soutient l’homme, le porte par-delà la mort et lui montre dès lors aussi le juste chemin de la vie.

C’est seulement dans les couches tardives de l’Ancien Testament, chez Daniel et dans l’Apocalypse d’Isaïe, qu’apparaît tout à fait clairement l’espérance de la résurrection, laquelle, il est vrai, n’est décrite en détails ni quant à sa portée ni quant à son mode. Nous voyons dans la lecture du second livre des Macchabées (un livre tardif), que nous venons d’entendre, la force de cette foi en la résurrection : la certitude de la résurrection devient la force qui permet de résister aux tyrans , la force de mener une vie bonne et la force aussi d’être fidèle à la parole de Dieu même au prix de sa propre vie, parce que cette parole est justement la véritable puissance, qui donne vie, la vraie vie par- delà et au- delà de la mort.

A dire vrai, la réflexion sur la vie et la mort s’est poursuivie en Israël - et c’est aussi pour nous, en dernière instance, une réflexion qui n’est jamais tout à fait close. Nous aussi, il nous faut toujours, et dans des contextes sans cesse nouveaux, apprendre la réponse pour qu’elle puisse donner forme à notre vie. L’Evangile d’aujourd’hui nous montre un important passage de cette recherche et nous offre la réponse de Jésus, dont nous aussi devons toujours sonder à nouveau la profondeur.

L’Evangile nous montre les deux positions principales dans le judaïsme du temps de Jésus. D’abord celle de l’aristocratie sacerdotale des Sadducéens, dont le mode de pensée est à la fois traditionnel et rationaliste. Ceux-ci ne considèrent comme canonique que la Thora, les cinq livres de Moïse. Ils rejettent par conséquent les développements ultérieurs de l’histoire de la foi d’Israël, aux nombre desquels figure la foi en la résurrection. Cette foi, au contraire, était fondamentale chez les pharisiens et dans de larges couches de la population ; elle s’était enrichie, surtout dans la foi populaire, comme elle le sera plus tard dans la foi populaire de l’islam, de traits fantaisistes et grossièrement charnels. Ainsi un célèbre docteur de la loi pensait-il, par exemple, que, après la résurrection, la femme accoucherait chaque jour. Le monde de la résurrection apparaît ainsi comme un double de ce monde, mais exagéré jusqu’à l’absurde. Pareilles conceptions prêtaient facilement le flanc à la polémique des Sadducéens.

L’Evangile nous montre un exemple de la manière dont ils tournaient en ridicule une foi aussi faussée en la résurrection. Comme ils ne reconnaissaient comme canoniques que les cinq livres de Moïse, Jésus devait argumenter à partir de ces livres pour justifier la foi en la résurrection – vu ce que dit le texte, cela doit sembler absolument sans espoir
Mais Jésus commence par rectifier les représentations de la résurrection. Le monde de la résurrection n’est pas un double du nôtre : reproduction et mort vont ensemble : là où il n’y a pas de mort, il n’y a plus de reproduction. Les ressuscités sont devenus des hommes nouveaux, des « fils de Dieu ». Ils vivent à la manière de Dieu, ils sont devant Dieu, avec Dieu et pour Dieu. Cet « être comme Dieu » que recherchait l’homme au paradis et qu’il ne cesse de chercher – le cri qui, en notre temps, réclame une plus complète liberté est un cri qui réclame la divinité –, lui est donné. Une telle vie échappe à notre représentation mais la seule chose que nous savons, c’est que l’être de Dieu est essentiellement vérité et amour. Et donc nous pressentons aussi que la vie future consiste simplement à être fixé dans la vérité et l’amour, et donc fixé en Dieu.

C’est précisément cela que le Seigneur explique dans son argumentation scripturaire en faveur de la résurrection. Moïse appelle « le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Or il n’est pas un Dieu de morts, mais de vivants ; tous en effet vivent pour lui » (Luc 20, 37-38) Cette justification de la résurrection, de la vie éternelle, est surprenante. Le Seigneur en rend compte par la communion de Dieu et de l’homme et poursuit en cela la ligne de réflexion que nous avons identifiée en particulier dans le Psaume 73.

Abraham, Isaac et Jacob ont vécu en amis de Dieu ; ils ont marché avec lui, n’ont cessé de dialoguer avec lui, et sont ainsi devenus vraiment le nom de Dieu : faire mention d’eux manifeste de quel Dieu il s’agit, qui est Dieu et comment est Dieu. Ils lui appartiennent, et s’ils appartiennent à Dieu, si leur relation avec lui est l’essence même de leur vie, alors ils appartiennent à la vie même. Parce qu’ils sont fixés en Dieu, ils ne peuvent tomber dans le néant. Ils vivent une vie plus forte que la mort. Jésus nous donne de l’immortalité une justification dialogique, relationnelle. La raison pour laquelle la vie de l’homme se poursuit au-delà de la mort n’est pas, comme le postulait la philosophie grecque pour justifier l’immortalité, que l’âme fût en soi indivisible et indestructible, C’est le fait d’ «être- en- relation» qui rend l’homme immortel.

L’amour humain vise l’infini mais n’est pas capable de le donner. La communion d’amour avec Dieu donne ce qui est essentiel à l’amour : ce dialogue ne s’interrompt pas. En étant avec lui, nous sommes dans la vie véritable, dans la vie indestructible. En faisant référence à Abraham, Isaac et Jacob comme à des hommes vivants parce qu’ils appartiennent à Dieu, Jésus nous dit : Attache-toi, dans la vie à ce qui ne passe ni ne dépérit. Attache-toi à la vérité, attache-toi au bien, attache-toi à l’amour, attache-toi à Dieu. Et c’est en partant du Christ lui-même que nous pourrions dire à présent : attache-toi au Christ ressuscité ; ainsi tu es attaché à la vie et tu vis réellement – alors tu vis, maintenant déjà, la vraie vie, la vie éternelle.

Aussi bien, Jésus ne nous apprend pas, sur l’au-delà, des choses mystérieuses. Il nous guide vers la vie droite. La justification dialogique qu’il donne de l’immortalité nous dit comment nous devons vivre maintenant, comment nous trouvons la vraie vie, qui est la vie éternelle. Ce qu’il nous dit de la résurrection est tout à fait pratique : en donnant un sens à la mort, il montre le sens de la vie. A partir de là, nous pouvons jeter un nouveau regard aussi sur le Livre des Macchabées. Celui qui a appris à connaître les vrais biens, le Bien véritable (Gut),– Dieu (Gott) – peut laisser tomber les biens relatifs. Il sait qu’il peut risquer sa vie biologique, qu’il ne tombe pas dans le néant parce que c’est ainsi précisément qu’il saisit la vie juste. Il sait que ce qui est véritablement bon est celui qui est véritablement bon et que lui ne lâche pas notre main. Dans la prière demandons au Seigneur d’apprendre à mener une vie droite.
Amen.

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