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Caritas in Veritate, vue par le cardinal Bertone

Un exposé du Secrétaire d’Etat de Benoît XVI devant le sénat italien, en 2009. Ma traduction complète

>>> Caritas in Veritate:
w2.vatican.va

Le 13 mai 2004, le cardinal Ratzinger avait tenu au Palazzo Madama (siège du Sénat italien) une lectio magistralis remarquée sur le thème «L'Europe. Ses fondements spirituels hier, aujourd'hui et demain» (nous l'avons récemment reproduite dans ces pages: cf. Qu'est-ce que l'Europe ? (III) ).
Cinq ans après, la parole de Joseph Ratzinger revenait résonner dans les mêmes murs .

le 28 juillet 2009 dans la salle Capitulaire du Palazzo Madama, le cardinal Tarcisio Bertone, alors Secrétaire d'Etat et premier collaborateur du Pape, répondant à l'invitation du président du Sénat, Renato Schifani, venait présenter la dernière encyclique de Benoît XVI, tout juste sortie, Caritas in veritate, devant un aréopage de représentants politiques de la majorité et de l'opposition, et de représentants syndicaux .

L'allocution du Cardinal avait été reproduite sur l'Osservatore Romano (et comme d'habitude, précieusement sauvegardée par Raffaella). Et je l'avais traduite - je m'aperçois d'ailleurs que j'avais "oublié" la dernière partie.
J'ai réparé cet oubli, et corrigé quelques coquilles.
Le long exposé du principal collaborateur du Pape (si critiqué depuis lors!!) propose une lecture "autorisée" qui peut aider à mieux comprendre l'encyclique, et les intentions du Saint-Père, en offrant des perspectives inédites, ou peu reprises par la presse, comme le dit le Cardinal dans son exergue.

C'est sans doute à lui que faisait allusion le Pape émérite dans sa lettre d'introduction au recueil de textes du Cardinal Bertone sorti ces jours-ci sous le titre La fede e il bene comune. Offerta cristiana alla società contemporanea, en évoquant "l'implication sans compter (l'impegno profuso) dans l'encyclique Caritas in Veritate, que vous avez exposé de façon si incisive" (cf. Témoignage d'estime pour un ami).
Son appréciation justifie à elle seule que je re-publie ce texte, qui était sans doute passé largement inaperçu à l'époque (je ne parle pas du temps que m'a pris la traduction!!).

« Caritas en veritate » dans le discours du cardinal secrétaire d'État au Sénat de la République Italienne
Efficacité et justice ne suffisent pas : pour être heureux, on a besoin du don.

Tarcisio Bertone
L'Osservatore Romano (via paparatzinger2-blograffaella)
29 juillet 2009
Ma traduction
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L'encyclique de Benoît XVI s'ouvre par une Introduction, qui constitue une réflexion dense et profonde où sont repris les termes du titre lui-même, qui conjugue étroitement entre eux caritas et veritas, l'amour et la vérité. Il s'agit non seulement d'une sorte d'explicatio terminorum, d'un éclaircissement initial, mais d'indiquer les principes et les perspectives fondamentaux de tout son enseignement. En effet, comme dans une symphonie, le thème de la vérité et de la charité revient ensuite tout au long du document, justement parce que là réside, comme l'écrit le Pape, « la principale force propulsive pour le vrai développement de chaque personne et de l'humanité entière » (Caritas in veritate, n. 1).

Mais - nous demandons-nous - de quelle vérité et de quel amour s'agit-il ? Il n'y a guère de doute que ces concepts suscitent aujourd'hui le soupçon - surtout le terme vérité - ou sont objet de malentendu - et cela vaut surtout pour le terme « amour ». C'est pourquoi il est important de préciser de quelle vérité et de quel amour parle la nouvelle encyclique. Le Saint Père nous fait comprendre que ces deux réalités fondamentales ne sont pas extrinsèques à l'homme ou même imposées à lui au nom d'une quelconque vision idéologique, mais ils ont un profond enracinement dans la personne même. En effet, « amour et vérité - affirme le Saint Père - sont la vocation placée par Dieu dans le cœur et dans l'esprit de chaque homme » (n. 1), de cet homme qui, selon la Sainte Écriture, est justement créé « à l'image et à la ressemblance » de son Créateur, c'est-à-dire du « Dieu biblique, qui est en même temps Agápe et Lógos : Charité et Vérité, Amour et Parole» (n. 3).

Cette réalité ne nous est pas seulement témoignée par la Révélation biblique, mais elle peut être saisie par tout homme de bonne volonté qui utilise correctement sa raison en réfléchissant sur lui-même (« la vérité est la lumière qui donne sens et valeur à la charité. Cette lumière est, en même temps, celle de la raison et de la foi, à travers laquelle l'intelligence parvient à la vérité naturelle et surnaturelle de la charité », n. 3). À cet égard, plusieurs contenus d'un document significatif et important qui a précédé de peu la publication de Caritas in veritate, semblent une bonne illustration de cette vision : la Commission Théologique Internationale nous a donné il y a quelques mois un texte intitulé "A la recherche d'une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle" (ndt: cf. www.vatican.va).
Elle y aborde des thématiques de grande importance, que je veux signaler et recommander spécialement dans ce contexte du Sénat, c'est-à-dire d'une institution qui a comme fonction principale la production normative.
En effet, comme l'a dit le Saint Père à l'Assemblée des Nations Unies à New York, lors de sa visite de l'an dernier au Palais de Verre, à propos du fondement des droits humains : « Ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite dans le cœur de l'homme et présente dans les différentes cultures et civilisation. Séparer les droits humains de ce contexte signifierait limiter leur portée et céder à une conception relativiste, pour laquelle le sens et l'interprétation des droits pourraient varier et leur universalité pourrait être niée au nom des différentes conceptions culturelles, politiques, sociales et même religieuses » (18 avril 2008). Ce sont des considérations qui valent non seulement pour les droits de l'homme, mais aussi pour toute intervention de l'autorité légitime appelée à régler selon la vraie justice la vie de la communauté au moyen de lois qui ne soient pas le fruit d'un pur accord conventionnel, mais visent à un authentique bien de la personne et de la société, et qui pour cela fassent référence à cette loi naturelle.

Eh bien, la Commission Théologique Internationale, dans l'exposition de la réalité de la loi naturelle, illustre justement comment la vérité et l'amour sont des exigences essentielles de chaque homme, profondément enracinées dans son être. « Dans sa recherche du bien moral, la personne humaine se met à l'écoute de ce qu'elle est et prend conscience des inclinations fondamentales de sa nature » (A la recherche d'une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle, n. 45), lesquelles inclinent l'homme vers les biens nécessaires à sa réalisation morale. Comme on le sait, « on distingue traditionnellement trois grands ensembles de dynamismes naturels (...) le premier, qui est commun à chaque être substantiel, comprend essentiellement l'inclination à conserver et à développer son existence. Le second, qui est commun à tout être vivant, comprend l'inclination à se reproduire pour perpétuer l'espèce. Le troisième, qui est vraiment propre à l'être rationnel, comporte l'inclination à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société » (n. 46). En approfondissant ce troisième dynamisme qui se retrouve dans chaque personne, la Commission Théologique Internationale affirme qu'il « est spécifique de l'être humain comme être spirituel, doué de raison, capable de connaître la vérité, d'entrer en dialogue avec les autres et de nouer des relations d'amitié (...) Son bien intégral est ainsi intimement lié à la vie en communauté, qui s'organise en société politique, sous l'impulsion d'une inclination naturelle et pas d'une simple convention. Le caractère relationnel de la personne s'exprime aussi avec la tendance à vivre en communion avec Dieu ou l'Absolu (...)
Certes, il peut être nié par ceux qui refusent d'admettre l'existence d'un Dieu personnel, mais il reste implicitement présent dans la recherche de la vérité et du sens présent dans chaque être humain " (n. 50).

L'homme est donc fait pour connaître, au moyen de la « raison élargie », (cf. Discours du 12 septembre 2006 à l'université de Ratisbonne) la vérité dans toute son ampleur, en ne se limitant pas à acquérir des connaissances techniciennes pour dominer la réalité matérielle, mais en s'ouvrant jusqu'à rencontrer le Transcendant, et vivre pleinement la dimension interpersonnelle de l'amour, « principe non seulement des micro-relations : rapports amicaux, membres de la famille, petits groupes, mais aussi des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques » (Caritas in veritate, n. 2).

Ce sont vraiment veritas et caritas qui nous indiquent les exigences de la loi naturelle que Benoît XVI pose comme critère fondamental de la réflexion d'ordre moral sur la réalité socio-économique actuelle: « Caritas in veritate est le principe autour duquel tourne la doctrine sociale de l'Église, un principe qui prend une forme opérationnelle dans les critères orientant l'action morale » (n. 6).

En une expression efficace, le Saint Père affirme donc que « la doctrine sociale de l'Église (...) est caritas in veritate in re sociali : annonce de la vérité de l'amour du Christ dans la societé. Cette doctrine est service par la charité, mais dans la vérité » (n. 5).

La proposition de l'encyclique n'est ni de caractère idéologique ni seulement réservée à ceux qui partagent la foi dans la Révélation divine, mais se fonde sur des réalités anthropologiques fondamentales, ce que sont justement la vérité et la charité correctement comprises, ou comme le dit la même encyclique, données à l'homme et reçues par lui, et non pas produites arbitrairement (« La vérité qui, à l’égal de la charité, est un don, est plus grande que nous, comme l’enseigne saint Augustin [88]. De même, notre vérité propre, celle de notre conscience personnelle, nous est avant tout « donnée ». Dans tout processus cognitif, en effet, la vérité n’est pas produite par nous, mais elle est toujours découverte ou, mieux, reçue. Comme l’amour, elle « ne naît pas de la pensée ou de la volonté mais, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain », (Caritas in veritate, n. 34). Benoît XVI veut rappeler à chacun que ce n'est qu'en s'ancrant à ce double critère de veritas et de caritas, entre eux inséparablement liés, qu'on construira le bien authentique de l'homme, fait pour la vérité et pour l'amour. Selon le Saint Père, « Seule la charité, éclairée par la lumière de la raison et de la foi, permettra d’atteindre des objectifs de développement porteurs d’une valeur plus humaine et plus humanisante. » (n. 9).

Après ces indispensables prémisses, où j'ai voulu mettre en évidence quelques aspects anthropologiques et théologiques du texte pontifical, peut-être moins commentés par les services journalistiques, je souhaite maintenant exposer seulement quelques points, sans avoir la prétention de couvrir le vaste contenu de l'encyclique, dont, d'autre part, d'influents commentateurs, également sur les pages de « l'Osservatore Romano » ou ailleurs, ont déjà offert des approfondissements spécifiques.

Un important message qui nous vient de Caritas in veritate est l'invitation à dépasser la dichotomie désormais obsolète entre la sphère de l'économique et la sphère du social. La modernité nous a laissé en héritage l'idée qui veut que, pour pouvoir agir dans le domaine de l'économie il est indispensable de viser au profit et d'être animé principalement par son propre intérêt ; ce qui revient à dire qu'on n'est pas pleinement entrepreneur si on ne poursuit pas comme but la maximisation du profit. Dans le cas contraire, on devrait se contenter de faire partie de la sphère du social.

Cette conceptualisation, qui confond l'économie de marché (qui est le genus) avec un de ses aspects particulier qui est le système capitaliste, a amené à identifier l'économie avec le lieu de production de la richesse (ou du revenu) et le social avec le lieu de la solidarité pour une distribution équitable de cette même richesse.

Caritas in veritate dit, au contraire, qu'il est possible d'entreprendre même lorsqu'on poursuit des fins d'utilité sociale, qu'on est mu par des motivations de type pro-social. C'est là une façon concrète, même si ce n'est pas la seule, de combler le fossé entre l'économique et le social, puisqu'un agir économique qui n'incorporerait pas en son sein la dimension du social ne serait pas éthiquement acceptable, comme il est aussi vrai qu'un social purement redistributif, qui ne tiendrait pas compte du lien avec les ressources, ne serait à la longue pas soutenable : avant de pouvoir distribuer il faut, en effet, produire.

On doit être particulièrement reconnaissant à Benoît XVI d'avoir voulu souligner le fait que l'agir économique n'est pas quelque chose de détaché et d'étranger aux principes de base de la doctrine sociale de l'Église qui sont : centralité de la personne humaine ; solidarité ; subsidiarité ; bien commun.

Il faut dépasser la conception pratique sur la base de laquelle les valeurs de la doctrine sociale de l'Église devraient trouver place uniquement dans les œuvres de par leur nature sociales, tandis qu'il reviendrait aux experts en efficacité le devoir de guider l'économie. C'est le mérite, certes pas secondaire, de cette encyclique que de contribuer à porter remède à cette lacune, qui est culturelle et politique en même temps.

Contrairement à ce qui on pense, l'efficacité n'est pas le fundamentum divisionis pour distinguer ce qui est entreprise et ce qui ne l'est pas, et cela pour la simple raison que la catégorie de l'efficacité appartient à l'ordre des moyens et pas à celui des fins. En effet, on doit être efficace pour atteindre au mieux la fin que l'on a librement choisi de donner à son action. L'entrepreneur qui se laisse guider par une efficacité qui serait fin en elle-même risque de tomber dans l'efficientisme, qui est aujourd'hui une des causes les plus fréquentes de destruction de la richesse, comme la crise économico-financière en cours le confirme tristement.

Elargissant un instant la perspective du discours, marché signifie compétition et cela dans le sens qu'il ne peut pas exister de marché là où il n'y a pas pratique de compétition (même si la réciproque n'est pas vraie). Et nul n'ignore que la fécondité de la compétition réside dans le fait qu'elle implique la tension, dialectique qui présuppose la présence d'un autre et la relation avec un autre. Sans tension il n'y a pas de mouvement, mais le mouvement - c'est le point remarquable - auquel la tension donne lieu peut aussi être mortel, c'est-à-dire générateur de mort.

Lorsque le but de l'agir économique n'est pas la tension vers un objectif commun - comme l'étymologie latine cum-petere le laisserait clairement entendre - mais le mors tua, vita mea (ta mort est ma vie, autrement dit ma victoire est ta défaite) de Hobbes (ndt: philosophe anglais du XVIIème siècle, son œuvre principale, Le Léviathan eut une influence considérable sur l'émergence du libéralisme et de la pensée économique libérale du XXe siècle) -, le lien social est réduit au rapport mercantile et l'activité économique tend à devenir inhumaine et donc en dernier ressort inefficace. Donc, même dans la compétition, la « doctrine sociale de l’Église estime que des relations authentiquement humaines, d’amitié et de socialité, de solidarité et de réciprocité, peuvent également être vécues même au sein de l’activité économique et pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle. La sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce qu'humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique. » (n. 36).

Alors, le gain, certes non négligeable, que nous apporte Caritas in veritate est de prendre en grande considération cette conception du marché, typique de la tradition de pensée de l'économie civile, selon laquelle on peut vivre l'expérience de la socialité humaine à l'intérieur d'une vie économique normale et pas en dehors d'elle ou à côté d'elle.
C'est une conception qu'on pourrait définir alternative, tant par rapport à celle qui voit le marché comme lieu de l'exploitation et de l'abus du fort sur le faible, qu'à celle, dans la ligne de la pensée anarcho-libérale, qui le voit comme le lieu qui apporte une solution à tous les problèmes de la société.

Cette manière d'entreprendre se démarque de l'économie de tradition smithienne (ndt: Adam Smith, considéré comme le Père de l'économie politique) qui voit le marché comme l'unique institution vraiment nécessaire pour la démocratie et pour la liberté. La doctrine sociale de l'Église nous rappelle au contraire qu'une "bonne" société est certes fruit du marché et de la liberté, mais qu'il y a des exigences, se ramenant au principe de la fraternité, qui ne peuvent pas être éludées, ni renvoyées à la seule sphère privée ou à la philanthropie. Elle propose plutôt un humanisme à plusieurs dimensions, dans lequel le marché n'est pas combattu ou « contrôlé », mais est vu comme instant important de la sphère publique - sphère qui est beaucoup plus vaste que ce qui appartient à l'état - qui, s'il est conçu et vécu comme lieu ouvert aussi aux principes de réciprocité et de don, peut construire une saine cohabitation civile.

Abordons maintenant un des thèmes présents dans l'encyclique qui me semble avoir suscité un certain intérêt public pour la nouveauté que revêtent les principes de fraternité et de gratuité dans l'agir économique.
« Le développement, s'il veut être authentiquement humain », dit Benoît XVI, « doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité.» (n. 34). Il faut des « formes économiques solidaires ». Le chapitre dédié à la collaboration de la famille humaine est en ce sens significatif; il y est mis en évidence que « le développement des peuples dépend surtout de la reconnaissance d'être une seule famille » c'est pourquoi « une telle pensée nous oblige à approfondir de manière critique et sur le plan des valeurs la catégorie de la relation». Et encore : « Le thème du développement coïncide avec celui de l’inclusion relationnelle de toutes les personnes et de tous les peuples dans l’unique communauté de la famille humaine qui se construit dans la solidarité sur la base des valeurs fondamentales de la justice et de la paix. » (53-54).

Le mot-clé qui aujourd'hui mieux de tout autre exprime cette exigence est celui de fraternité. C'est l'école de pensée franciscaine qui donna à ce terme le sens qu'il a conservé dans le cours du temps, qui constitue le complément et l'exaltation du principe de solidarité. En effet tandis que la solidarité est le principe d'organisation sociale qui permet aux "inégaux" de devenir "égaux" de par leur égale dignité et de par leurs droits fondamentaux, le principe de fraternité est ce principe d'organisation sociale qui permet aux "égaux" d'être différents, au sens qu'ils peuvent exprimer différemment leur projet de vie ou leur charisme.

Pour être plus précis : les époques que nous avons laissées dernière nous, le XIXème et surtout le XXème siècle, ont été caractérisées par de grosses luttes, tant culturelles que politiques, au nom de la solidarité et cela a été une bonne chose; que l'on pense à l'histoire du mouvement syndical et à la lutte pour la conquête des droits civils. Le fait est qu'une société orientée au bien commun ne peut pas se contenter de la solidarité, mais a besoin d'une solidarité qui reflète la fraternité car, alors que la société fraternelle est aussi solidaire, la réciproque n'est pas nécessairement vraie.

Si on oublie le fait qu'une société d'êtres humains où s'efface le sens de fraternité et où tout se réduit à améliorer les transactions basées sur l'échange d'équivalents ou à augmenter les transferts réalisés par des structures d'assistance par nature publiques, n'est pas soutenable, on se rend compte des raisons pour lesquelles, malgré la qualité des forces intellectuelles impliquées, on n'est pas encore parvenu à une solution crédible au grand compromis entre efficacité et équité.
Caritas in veritate nous aide à prendre conscience que la société n'a pas d'avenir si le principe de fraternité se dissout ; autrement dit, elle est incapable de progresser si elle ne laisse exister et se développer que la logique du « donner pour avoir » ou bien du « donner par devoir ». Voilà pourquoi, ni la vision libéralo-individualiste du monde, dans laquelle tout (ou presque) est échange, ni la vision étatique de la société, dans laquelle tout (ou presque) est justice, ne sont des guides sûrs pour nous faire sortir des difficultés dans lesquelles nos sociétés sont aujourd'hui envasées.

Se pose alors la question : pourquoi, tel un fleuve karstique, voit-on émerger à nouveau la perspective du bien commun, selon la formulation de la doctrine sociale de l'Église, après, semble-t-il des siècles pendant lesquels elle était de fait sortie de scène ? Pourquoi le passage des marchés nationaux au marché global, qui s'est consommé dans le cours dernier quart de siècle, rend-il de nouveau actuel le discours sur le bien commun ?
J'observe brièvement que ce qui arrive fait partie d'un mouvement plus vaste d'idées en économie, un mouvement dont l'objet est le lien entre religiosité et performance économique. À partir de la considération que les croyances religieuses sont d'une importance décisive pour forger les cartes cognitives des sujets et pour modeler les règles sociales de comportement, ce mouvement d'idées cherche à déterminer dans quelle mesure la prédominance dans un Pays déterminé (ou un territoire) d'une certaine matrice religieuse influe la formation de catégories de pensée économique, programmes de protection sociale, politique scolaire et ainsi de suite. Après une longue période durant laquelle la célèbre thèse de la sécularisation semblait avait dit le mot de la fin sur la question religieuse, au moins pour ce qui concerne le domaine économique, ce qui arrive aujourd'hui résonne vraiment de façon paradoxale.

Il n'est pas si difficile de s'expliquer le retour dans le débat culturel contemporain de la perspective du bien commun, véritable marque de l'éthique catholique dans le domaine socio-économique. Comme Jean-Paul II l'a précisé en de nombreuses occasions, la doctrine sociale de l'Église ne doit pas être considérée comme une théorie éthique de plus par rapport aux multiples déjà disponibles dans la littérature, mais comme une « grammaire commune » à celles-ci, parce que fondée sur un point de vue spécifique, celui de prendre soin du bien humain. En vérité, tandis que les différentes théories éthiques placent leur fondement, soit dans la recherche de règles (comme cela se passe dans le jusnaturalisme - ndt: droit naturel positiviste, selon lequel l'éthique a dérivé de la règle juridique) soit dans l'agir (on pense au néo-contractualisme rawlsien ou au néo-utilitarisme), la doctrine sociale de l'Église admet comme son centre de gravité « l'être avec ». Le sens de l'éthique du bien commun explique que pour pouvoir comprendre l'action humaine, il faut se placer dans la perspective de la personne qui agit (Veritatis splendor, n. 78) et pas dans la perspective de la tierce personne (comme dans le jusnaturalisme) c'est-à-dire du spectateur impartial (comme Adam Smith l'avait suggéré). En effet le bien moral étant une réalité pratique, ce n'est pas celui qui le théorise, mais celui qui le pratique, qui le connaît prioritairement : c'est lui qui sait le reconnaître et donc le choisir avec certitude chaque fois qu'il est se présente.

Venons-en alors au principe du don en économie.
Que comporte, au niveau pratique, l'acceptation de la perspective de la gratuité dans l'agir économique ? Le Pape Benoît XVI répond que marché et politique nécessitent « des personnes ouvertes au don réciproque » (Caritas in veritate, nn. 35-39). La conséquence qui résulte de la reconnaissance au principe de gratuité d'une place de premier plan dans la vie économique a rapport avec la diffusion de la culture et la pratique de la réciprocité.

Avec la démocratie, la réciprocité - définie par Benoît XVI comme « la constitution intime de l'être humain » (n. 57) - est une valeur fondatrice d'une société. Et même, on pourrait soutenir que c'est de la réciprocité que la règle démocratique tire son sens ultime.

Dans quels « lieux » la réciprocité est-elle chez elle, c'est-à-dire pratiquée et alimentée ? La famille est le premier de ces lieux : que l'on pense aux rapports entre parents et enfants et entre frères et sœurs. Autour de la famille se développe ce rapport de don typique de la fraternité. Ensuite il y a le coopératif, l'entreprise sociale et les diverses formes d'associations. N'est-il pas vrai que les rapports entre les membres d'une famille ou entre les associés d'une coopérative sont des rapports de réciprocité ? Aujourd'hui nous savons que le progrès civil et économique d'un Pays dépend principalement de ce que les pratiques de réciprocité sont répandues entre ses citoyens. Il y a aujourd'hui un immense besoin de coopération : voilà parce que nous avons besoin d'étendre les formes de la gratuité et de renforcer celles qui existent déjà. Les sociétés qui extirpent de leur terrain les racines de l'arbre de la réciprocité sont destinées au déclin, comme l'histoire depuis longtemps nous l'a enseigné.

Quelle est la fonction propre du don ? Celle de faire comprendre qu'à côté des biens de justice il y a les biens de gratuité et donc qu'une société dans laquelle on se contente des seuls biens de justice n'est pas authentiquement humaine. Le Pape parle de la « stupéfiante expérience du don » (n. 34).

Quelle est la différence ? Les biens de justice sont ceux qui naissent d'un devoir ; les biens de gratuité sont qui naissent d'un obbligatio (ndt: contrat, voir ici). C'est de ces biens que naît la reconnaissance que je suis lié à un autre, que, dans un certain sens, il est une partie constitutive de moi. Voilà pourquoi la logique de la gratuité ne peut pas être de façon simpliste réduite à une dimension purement éthique ; la gratuité en effet n'est pas une vertu éthique. La justice, comme Platon l'enseignait déjà, est une vertu éthique, et nous sommes tous d'accord sur l'importance de la justice, mais la gratuité concerne plutôt la dimension supra-éthique de l'agir humain, parce que sa logique est la surabondance, alors que la logique de la justice est la logique de l'équivalence.
Eh bien, Caritas in veritate nous dit que la société pour bien fonctionner et pour progresser, veut qu'à l'intérieur des pratiques économiques, il y ait des sujets, qui comprennent ce que sont les biens de gratuité, autrement dit qui comprennent que nous avons besoin de faire circuler dans les circuits de notre societé le principe de gratuité.

Benoît XVI invite à restituer à la sphère publique le principe du don. Le don authentique, affirmant la suprématie de la relation sur son exemption, du lien intersubjectif sur le bien donné, de l'identité personnelle sur l'utile, doit pouvoir trouver place pour s'exprimer partout, dans tous les milieux de l'agir humain, y compris l'économie. Le message que nous laisse Caritas in veritate est de penser la gratuité, et donc la fraternité, comme marque de la condition humaine, et donc de voir dans l'exercice du don la condition indispensable afin que l'Etat et le marché puissent fonctionner en visant au bien commun. Sans pratiques étendues du don, on pourra aussi avoir un marché efficace et un Etat autoritaire (et même juste), mais on n'aidera certainement pas les personnes à réaliser la joie de vivre. Parce qu’efficacité et justice, même si elles sont associées, ne suffisent pas pour assurer le bonheur des personnes.

Caritas in Veritate s'arrête sur les causes profondes (et non pas sur les causes à venir) de la crise encore en cours. Ce n'est pas mon intention de les passer en revue et je me limiterai à synthétiser les trois principaux facteurs de crise identifiés et étudiés.

1. Le premier concerne le changement radical dans le rapport entre finance et production de biens et services qui s'est renforcé au cours des trente dernières années. À partir du milieu des années Soixante-dix du siècle dernier, différents Pays occidentaux ont conditionné leurs promesses en matière de retraite à des investissements qui dépendaient de la rentabilité à long terme (profittabilità sostenibile) des nouveaux moyens financiers, exposant ainsi l'économie réelle aux caprices de la finance et engendrant le besoin croissant de destiner à la rémunération de l'épargne investie des pourcentages plus importants. Les pressions sur les entreprises, dérivant des bourses et des fonds deprivate equity, se sont répercutées dans plusieurs directions : sur les dirigeants induits à améliorer continuellement les performances de leurs gestions pour recevoir des volumes croissants de stocks options ; sur les consommateurs pour les convaincre d'acheter toujours plus, même en l'absence de pouvoir d'achat ; sur les entreprises de l'économie réelle pour les convaincre d'augmenter la valeur de leurs actions.
Et ainsi il est arrivé que la demande persistante de résultats financiers toujours plus brillants se soit répercutée sur le système économique tout entier, jusqu'à devenir un véritable modèle culturel.

2. Le second facteur causal de la crise est la diffusion au niveau de la culture populaire de l'ethos de l'efficacité comme critère ultime de jugement et de justification de la réalité économique. D'un côté, cela a fini par légitimer l'avidité - qui est la forme la plus connue et la plus diffuse de l'avarice - comme une sorte de vertu civique : le greed market (littéralement le marché de l'avidité) qui se substitue au free market. "Greed is good, greed is right" (« l'avidité est bonne ; l'avidité est juste »), prêchait Gordon Gekko, le protagoniste du célèbre film de 1987, Wall Street.

3. Enfin, Caritas in veritate ne manque pas de s'arrêter sur la cause des causes de la crise : les spécificités de la matrice culturelle qui est allée en se renforçant dans les dernières décennies sur la vague, d'un côté, du processus de globalisation et, de l'autre, de l'avènement de la troisième révolution industrielle, celle des technologies info-télématiques. L'aspect spécifique de cette matrice concerne l'insatisfaction, toujours plus diffuse, autour du mode d'interprétation du principe de liberté. Comme on le sait, les dimensions constitutives de la liberté sont au nombre de trois : l'autonomie, l'immunité, la capacitation (ndt: l'autonomisation, cf. fr.wikipedia.org/wiki/Empowerment ) .

L'autonomie dit liberté de choix : on n'est pas libre si on ne s'est pas placé dans la condition de choisir.
L'immunité, au contraire, dit absence de coercition de la part d'un quelconque agent extérieur. C'est, en substance, la liberté négative (ou bien la « liberté de »).
La capacitation, (littéralement : capacité d'action) enfin, dit la capacité de choix, c'est-à-dire d'atteindre au moins en partie ou dans une certaine mesure l'objectif que le sujet se pose. On n'est libre que si (au moins en partie) on réussit à réaliser vraiment le plan de sa vie.
Comme on peut le comprendre, le défi à accepter consiste à faire tenir ensemble les trois dimensions de la liberté : c'est la raison pour laquelle le paradigme du bien commun apparaît comme une perspective plus que jamais intéressante à explorer.

À la lumière de ce qui précède nous réussissons à comprendre pourquoi on ne peut pas dire que la crise financière est un évènement inattendu ou inexplicable. Voilà pourquoi, sans rien enlever aux indispensables interventions en clés de régulation et aux nécessaires nouvelles formes de contrôle, nous ne réussirons pas à empêcher l'apparition dans le futur d'épisodes analogues si on n'attaque pas le mal à la racine, c'est-à-dire si on n'intervient pas sur la matrice culturelle qui soutient le système économique.

Aux autorités de gouvernement cette crise lance un double message.
En premier lieu, que la sacro-sainte critique contre l'« État interventionniste » ne peut en en aucune façon amener à renier le rôle central de l'« État régulateur ».
En deuxième lieu, que les autorités publiques placées aux différents niveaux de gouvernement doivent permettre, au contraire de favoriser, la naissance et le renforcement d'un marché financier pluraliste, c'est-à-dire un marché dans lequel puissent agir dans des conditions de parité objective différents sujets pour ce qui concerne les fins spécifiques qu'ils attribuent à leur activité. Je pense aux banques de territoire, aux banques de crédit coopératif, aux banques éthiques, aux divers fonds éthiques. Il s'agit d'organismes qui non seulement ne proposent pas à leurs guichets de finance créative, mais surtout accomplissent un rôle complémentaire, et donc équilibreur, par rapport aux agents de la finance spéculative.
Si dans les dernières décennies les autorités financières avaient enlevé les nombreuses entraves qui pèsent sur les sujets de la finance alternative, la crise actuelle n'aurait pas eu la puissance dévastatrice que nous connaissons.

Avant de conclure, je désire remercier le président du Sénat de la République Italienne, l'Honorable Schifani, pour m'avoir permis d'illustrer à cet auditoire distingué quelques aspects de la dernière encyclique de Benoît XVI.

D'une certaine manière, il s'agit aujourd'hui comme d'un retour du Saint-Père dans ce siège du Sénat de la République italienne, où le cardinal Joseph Ratzinger tint le 13 mai 2004 dans la Bibliothèque du même Sénat un discours dont on se souvient sur «L'Europe. Ses fondements spirituels, hier, aujourd'hui et demain».

Il est intéressant de noter combien, dans ce discours, entre autres choses, le futur Pontife touchait certaines questions que nous retrouvons aujourd'hui dans sa dernière encyclique. Pensons, par exemple, à l'affirmation de la raison profonde de la dignité de la personne et de ses droits: ceux-ci - disait le cardinal Ratzinger - «ne sont pas créés par le législateur, ni conférés aux citoyens», mais ils existent plutôt de leur propre droit, ils doivent toujours être respectés par le législateur, ils lui sont donnés préalablement comme valeurs d'un ordre supérieur». Cette validité de la dignité humaine préalable à toute action politique et à toute décision politique renvoie en dernière instance au Créateur: Lui seul peut établir des valeurs qui se fondent sur l'essence de l'homme et sont intangibles. Qu'il y ait des valeurs qui ne peuvent être manipulées par personne est la vraie garantie de notre liberté et de la grandeur humaine; la foi chrétienne voit en cela le mystère du Créateur et de la condition d'image de Dieu qu'il a conférée à l'homme. Dans Caritas in veritate Benoît XVI répète que «les droits humains risquent de ne pas être respectés» quand «ils sont privés de leur fondement transcendant» (n. 56), c'est-à-dire quand on oublie que «Dieu est le garant du véritable développement de l'homme, en ce que, l'ayant créé à son image, il en fonde aussi la dignité transcendante»(n. 29).

Et encore, dans le discours tenu il y a cinq ans, l'actuel Pontife rappelait qu'«un deuxième point dans lequel l'identité européenne apparaît est le mariage et la famille. Le mariage monogame, comme structure fondamentale de la relation entre l'homme et la femme et en même temps comme cellule dans la formation de la communauté étatique, a été forgé à partir de la foi biblique. Il a donné à l'Europe, celle occidentale comme celle orientale, son visage particulier et son humanité particulière, aussi parce que la forme de fidélité et de renoncement délimitée ici dut sans cesse être reconquise avec beaucoup de difficultés et de souffrances.

L'Europe ne serait plus l'Europe si cette cellule fondamentale de son édifice social disparaissait ou changeait dans son essence. Dans Caritas in veritate cet avertissement s'élargissait jusqu'à devenir universel, nous dirions «global», et rejoint tous les responsables de la vie publique; nous y lisons en effet:
«Cela devient (...) une nécessité sociale, et même économique, de proposer encore aux nouvelles générations la beauté du mariage et de la famille, la conformité de ces institutions aux exigences les plus profondes du cœur et de la dignité humaine. Dans cette perspective, les États sont appelés à adopter des politiques qui promeuvent le caractère central et l'intégrité de la famille fondée sur le mariage entre un homme et une femme, cellule première et vitale de la société, assumant aussi la responsabilité de ses besoins économiques et fiscaux, dans le respect de sa nature relationnelle» (n. 44).

Bien sûr, Caritas in veritate s'adresse, comme l'affirme son titre officiel, à tous les membres de l'Eglise catholique et «à tous les hommes de bonne volonté». Et pourtant, par les principes qu'elle éclaire, par les problèmes qu'elle affronte et les informations qu'elle fournit, ce document pontifical, qui a suscité tellement d'attente avant, et ensuite tellement d'attention et d'appréciation, en particulier dans le milieu social, politique et économique, me semble pouvoir trouver un écho unique dans ce siège institutionnel qu'est le Sénat.
Je suis convaincu qu'au-delà des différences de formation et de convictions personnelles, ceux qui ont la délicate et honorable responsabilité de représenter le peuple italien et d'exercer sur son mandat le pouvoir législatif, pourront trouver dans les paroles du Pape une haute et profonde inspiration dans l'accomplissement de leur mission, de manière à répondre de manière adéquate aux défis éthiques, culturels et sociaux qui nous interpellent aujourd'hui et qu'avec une grande clarté et une grande exhaustivité l'encyclique Caritas in veritate nous présente. Mon espoir est que ce document du Magistère de l'Église, que j'ai tenté de vous illustrer au moins en partie aujourd'hui, puisse trouver ici l'attention qu'elle mérite et porter ainsi des fruits positifs et abondants pour le bien de chaque personne et de la famille humaine toute entière, à commencer par la bien-aimée nation italienne.


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