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Vrais et faux prophètes

Une magnifique homélie d'Albino Luciani, patriarche de Venise (comme l'a été avant lui Saint Pie X), qui devait devenir brièvement l'année suivante le pape Jean Paul 1er, où il nomme son jeune confrère de Münich Joseph Ratzinger "un juste prophète".

>>> J'ai déjà évoqué dans ces pages l'estime et l'amitié réciroques qui liaient les deux hommes, tous deux destinés à devenir Papes.
Voir ici:
benoit-et-moi.fr/2014-II-1/benoit/deux-papes

C'est une trouvaille de mon amie Gloria, alias Paparatzifan, animatrice du Papa Ratzinger Forum, et de la page Facebook qui l'accompagne, depuis toujours grande admiratrice de "Papa Luciani" (elle m'a même raconté dans quelles circonstances elle avait eu l'occasion de s'entretenir longuement avec son frère Edoardo, peu avant sa mort.)

Elle vient de poster sur Facebook ce billet qui mérite vraiment la plus large audience, et que j'ai pris plaisir à traduire:

Introduction (Gloria)

QUAND LUCIANI APPELAIT RATZINGER «PROPHÈTE»

Je suis en train de lire les Œuvres complètes de Jean-Paul 1er. Dans le tome 8, p. 193 se trouve l'homélie du Patriarche (de Venise) Luciani pour la fête de Saint Roch où il parle de Joseph Ratzinger, qui venait juste d'être nommé archevêque de Münich; des mots qui semblent prononcés aujourd'hui, car ils concernent la situation pitoyable où se trouve l'Eglise en Allemagne.
Mais l'homélie mérite d'être lue dans son intégralité car Luciani semble parler à l'Eglise aujourd'hui des dangers auxquels elle est exposée.
Paparatzifan

L'homélie du cardinal Luciani

HOMÉLIE EN LA FÊTE DE SAINT ROCH (*)
16 août 1977
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1. Je dois féliciter la Scuola Grande di San Rocco (La confrérie de Saint Roch) [*], pour l'amour qu'elle porte à ses saints; aujourd'hui, elle vénère avec la splendeur des rites et des chants son Patron Saint Roch; dans quelques jours, elle honorera saint Pie X. Elle se place ainsi dans la droite ligne de l'authentique tradition vénitienne; il suffit de penser à la foule des saints qui viennent à notre rencontre sur les murs en mosaïque de la basilique Saint-Marc et celle de Torcello. Et aussi dans la droite ligne du Concile, qui distingue dans l'Église trois catégories de personnes: «Certaines ... qui sont pèlerins sur la terre; d'autres qui ayant quitté cette vie, se purifient; d'autres qui sont dans la gloire».
Ces derniers - poursuit le Concile - sont depuis toujours recommandés «à la pieuse dévotion et à l'imitation des fidèles» et, en plus d'être des amis et cohéritiers de Jésus-Christ, ils sont «nos frères et insignes bienfaiteurs»: à aimer, imiter, invoquer.

2. D'autant plus louable est le zèle de la Scuola, d'autant plus grande apparaît aujourd'hui la tièdeur de certains catholiques envers les Saints: leurs reliques sont négligées, leurs statues enlevées, les livres qui racontent leur vie peu vendus et peu lus, leur intercession rarement invoquée, à moins qu'il ne s'agisse de saint Antoine (saint très vénéré en Italie, ndt) et quelques autres.
En revanche, l'estime des prophètes vivants semble monter jusqu'aux étoiles: journaux et magazines enregistrent continuellement telle ou telle «voix prophétique»; des chrétiens engagés dédaignent dans l'Église «l'administration ordinaire» et réclament «des gestes et des hommes prophétiques».
«Aujourd'hui, il nous faudrait un Elie - m'a dit l'un d'eux -, un Elie à la voix tonnante, le doigt pointé vers les nouveaux Achab, c'est-à-dire les capitalistes, les hommes de pouvoir et d'argent». J'ai tenté de lui expliquer qu'au prophète Elie, justement, dans une vision célèbre, Dieu a fait comprendre qu'Il ne voulait plus se manifester à travers le vent impétueux, ni à travers le tonnerre, ni à travers les éclairs, mais seulement à travers une brise légère (cf. 1 Rois 19:11-12). Rien à faire, mon interlocuteur a persisté à vouloir l'Elie au bras tendu, avec le doigt pointé et la voix tonnante et dénonciatrice.

3. Avait-il raison? Est-elle bonne, juste, cette faim et soif de prophètes et de prophétie?
J'ouvre la Bible et je le trouve écrit chez Saint Paul: «Ne méprisez pas les prophéties» (1 Thessaloniciens 5:20).
Paul lui-même, cependant, peu de temps après, écrit aux Galates: «Il y a des gens qui vous troublent, et qui veulent renverser l'Evangile de Jésus-Christ. Alors ... même si un ange du ciel vous annonçait un autre Évangile ... qu'il soit anathème!» (Gal 1:7-8).
Avant saint Paul le Seigneur lui-même avait averti: «Beaucoup de prophètes se lèveront et ils tromperont beaucoup de gens» (Mt 24:11).
Encore avant, dans l'Ancien Testament, Dieu se plaignait ainsi: «Je n'ai pas envoyé ces prophètes, et ils courent quand même; je ne leur ai pas parlé, et ils prophétisent quand même » (Jr 23,21).
La Bible mentionne également les prophètes de Baal aux jours impies de Jézabel et de Jéhu (Cf. 1 Rois 18; 2 Rois 10:19 à 25); elle rappelle aussi les prophètes de cour, soucieux surtout de prophétiser de manière à plaire non pas à Dieu, mais aux rois et aux grands (1 Rois 22).
Je crois pouvoir conclure que la prophétie existe; que de certains prophètes, on peut apprendre beaucoup de choses; que cependant, si l'on ne sait pas comment les reconnaître, on peut commettre de grosses bévues.

4. Il y a quelques jours, j'ai félicité le cardinal Ratzinger, le nouvel archevêque de Münich: dans une Allemagne, catholique, dont lui-même déplore qu'elle soit en partie affectée d'un complexe anti-romain et anti-pape, il a eu le courage de proclamer haut et fort que «le Seigneur doit être cherché là où est Pierre». Ratzinger m'est apparu à cette occasion comme un prophète juste. Ceux qui écrivent et parlent aujourd'hui n'ont pas tous le même courage; par envie d'aller où vont les autres, par peur de ne pas sembler moderne, certains d'entre eux n'acceptent qu'avec des coupures et des restrictions le credo prononcé par Paul VI en 1968, en conclusion de l'Année de la foi; ils critiquent les documents pontificaux; ils parlent sans cesse de communion ecclésiale, mais jamais du pape comme référence nécessaire pour ceux qui veulent être dans la vraie communion de l'Église.

5. D'autres, plus que des prophètes, semblent des contrebandiers; ils profitent de la place, qu'ils occupent, pour "vendre" comme doctrine de l'Eglise ce qui est au contraire leur simple opinion personnelle ou une doctrine empruntée à des idéologies aberrantes et désapprouvées par le Magistère de l'Église.
A les entendre, à les lire, la résurrection de Jésus est une pure invention de ses disciples, lesquels, passé l'égarement initial - après la crucifixion - se sont dit: «Il est mort? Ça ne fait rien. Continuons son oeuvre comme s'il était encore vivant parmi nous ». Résurrection oui, donc, mais seulement dans l'esprit et la volonté des disciples.
Ils écrivent aussi: la confession auriculaire ou individuelle des péchés n'est pas nécessaire: une confession générique faite en commun suffit; on se repent, on reçoit l'absolution générale et tout va bien; le reste est un usage introduit par des moines médiévaux. Fuire les occasions de péché, la chasteté prématrimoniale des fiancés - selon eux - tout cela serait des exagérations; en réalité, chaque désir ou plaisir sexuel - dans et hors du mariage - serait une bonne chose; l'Eglise est accusée de faire, parmi beaucoup d'autres choses, également de la «répression sexuelle». Pauvre Eglise!

6. Comment tout cela s'accorde avec un Christ qui a porté les siens à vivre à contre-courant, les invitant à de durs efforts, au renoncement, à l'ascèse, à la croix, c'est un mystère. Comment ils expliquent les mots «Nul ne peut servir deux maîtres» (Mt 6:24) et «quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur» (Mt 5:27), c'est aussi un mystère. Tout aussi mystérieux, le fait que par l'éducation, à l'école, au catéchisme, on détruit tout ce qui stimule, qui incite à l'émulation. Tous égaux, aucun enfant ne doit se sentir supérieur aux autres.
Cetes, freiner l'orgueil est une grande et belle chose. Mais ce n'est nullement de l'orgueil que d'essayer de devenir quelqu'un de valeur, de progresser; l'orgueil, c'est chercher à être immodéré, marchert sur les pieds des autres. Comment prétendre qu'un jeune qui mesure 1m80 déclare qu'il ne mesure qu'1m50 pour ne pas déplaire à un camarade plus petit que lui? Comment un jeune s'impliquera-t-il dans l'étude, si on veut lui faire croire que tout le monde a les mêmes talents, tout le monde doit avoir la même note, et que demain tout le monde occupera la même place dans la société?

7. Un autre «mystère», que les prophètes n'expliquent pas: raisonner, programmer, disposer comme si les hommes étaient par nature seulement bons, tous bons, seulement et tous honnêtes, travailleurs, amoureux de l'effort, incapables de subterfuge et de tromperie. C'est l'optimisme de Rousseau et de Victor Hugo. Ce dernier a écrit: «Chaque fois qu'une école s'ouvre, il y a une prison qui se ferme». S'il venait aujourd'hui, Victor Hugo verrait les écoles multipliées, mais aussi les prisons. Justement à cause de la technique apprise à l'école les voleurs ont appris à utiliser le pistolet avec silencieux, le chalumeau, le moteur trafiqué pour fuire rapidement, etc. La rue, l'expérience quotidienne, la Bible disent: soyons optimistes malgré tout, l'homme garde un fonds de bonté oui, mais ne fermons pas les yeux, ne nions pas qu'il pèse aussi sur lui l'héritage du péché originel: l'école est utile, mais à condition qu'elle soit associée à la crainte de Dieu.

8. A propos de Dieu, de nombreux «prophètes» d'aujourd'hui écrivent et parlent très souvent de la «parole de Dieu», à laquelle il faut revenir.
Très bien, mais il est clair que nous devons parler en particulier de la «loi de Dieu» c'est-à-dire des dix commandements à observer (Exode 20).
Beaucoup, tout en lisant la Bible, considérent le Décalogue comme dépassé. Au contraire, s'il était observé par tous, c'est justement le décalogue qui, par lui-même, serait capable de rendre bons les individus et la société. C'est du Décalogue que Jésus a dit: «un seul iota ou un seul trait de la Loi ne passera pas» (Mt 5:18). Belle désinvolture, vraiment, de lire la Bible, en sautant ou en effaçant ce que Jésus a solennellement confirmé.

9. En conclusion: ayons malgré tout confiance dans les prophètes, mais ceux qui sont authentiques. Et si le Seigneur nous donne à nous aussi cette vocation, rappelons-nous que le métier de prophète est difficile. Spécialement dans le cas où, au nom de Dieu, nous voudrions ou devrions dénoncer les autres, il nous faut être sûr de deux choses: primo, avoir vraiment un mandat de Dieu; secundo, être nous-mêmes suffisamment en règle. Jésus a dit «Pourquoi regarder la paille dans l'oeil de ton frère, alors que tu ne vois pas la poutre qui est dans ton oeil?» (Mt 7:3).
Saint Jacques a écrit: «Qui es-tu pour te faire juge de ton prochain?» (Jacques 4:12).
Se frapper la poitrine est un bon signe de repentir. Aller frapper la poitrine des autres est quelque chose de beaucoup plus délicat: ce peut être un signe de prophétie, de charité et de zèle, mais aussi de présomption. A moins que ne se répète le cas plus unique que rare du gros chanoine; il était si gros, le pauvre homme, qu'il n'y arrivait pas; au moment du Confiteor, il fallait qu'un enfant de chœur vînt lui frapper la poitrine pour le mea culpa; le geste de l'enfant de chœur devenait un acte de charité sans prophétie.
Ici, il convient de rappeler que Saint Paul, justement, dit: la prophétie est une bonne chose, les autres charismes sont de bonnes choses: au-dessus de toutes ces choses, cependant, il y a la charité, l'amour de Dieu et du prochain (1 Cor, 13).
C'est cela, surtout, qui a fait de Saint Roch et de Saint Pie X des saints.
Et qui nous fera saints nous aussi, si, avec la grâce du Seigneur et à leur imitation, nous sommes capables de le pratiquer.

* * *
NDT:
[*] http://fr.wikipedia.org/wiki/Scuola_Grande_de_San_Rocco

La Scuola Grande di San Rocco – la confrérie de Saint Roch - fut l'une des plus riches Scuole de Venise, une institution prestigieuse reconnue par le Conseil des Dix, dont le rôle a été de lutter contre les épidémies de peste et destinée à aider la population.
Les Scuole étaient des corporations laïques. Les liens des membres pouvaient être professionnels ou non.
Cette confrérie était sous le patronage de Saint Roch, le saint invoqué lors des épidémies de peste. La Scuola a été fondée en 1478 après une épidémie de peste. La dépouille de saint Roch a été ramenée à Venise en 1485, ce qui valut une grande notoriété à la Scuola. Elle est l'une des Scuole de la ville à avoir le titre de Grande.

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