Les arrière-plans des deux derniers conclaves

Kasper et Danneels

... et les "manoeuvres" du cardinal Danneels. En marge de sa participation au Synode sur la famille et de la nomination de son successeur à Bruxelles, une interview de Paul Badde par Edward Pentin, sur le National Catholic Register

 

La controverse se poursuit:
le cardinal Danneels et le conclave de 2005

EDWARD PENTIN,
5 novembre 2015
www.ncregister.com
Traduction par Isabelle

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Le journaliste allemand Paul Badde relate les manœuvres du cardinal belge - dont la participation au récent synode sur la famille a suscité des critiques - à l'époque de l'élection du pape Benoît XVI.


Le choix du pape François de faire du cardinal Godfried Danneels l'un de ses 45 invités personnels au Synode ordinaire des évêques sur la famille du mois dernier a été l'objet de vives critiques, en raison des états de services du cardinal belge.

En 1990, l'archevêque émérite de Malines-Bruxelles conseillait au roi des Belges de signer une loi légalisant l'avortement; il demanda à une victime d'abus sexuels commis par un ecclésiastique de ne pas faire de vagues; et refusa d'interdire du matériel éducatif à caractère pornographique utilisé dans les écoles catholiques belges. Par ailleurs, il a déclaré que le « mariage homosexuel » était « une évolution positive » et a félicité le gouvernement belge d'avoir fait passer la loi sur le mariage homosexuel, tout en cherchant, il est vrai, à distinguer une telle union de la conception chrétienne du mariage.

En septembre dernier, le cardinal, que les photos montraient à côté du pape François dans la loggia de la Basilique St-Pierre le soir même de l'élection, reconnut avoir participé à ce qu'il a lui-même appelé le club « mafieux » de Saint-Gall, un groupe opposé au cardinal Joseph Ratzinger et qui a mené campagne pour empêcher son élection en 2005.

A l'époque, le journaliste et écrivain allemand Paul Badde se fit l'écho de cette campagne. Dans l'interview qu'il a accordée au Register, Badde, expert de la «Sainte Face de Manopello» , rappelle les événements de 2005, y compris la résistance énergique opposée à ces manœuvres par le cardinal allemand Joachim Meisner qui souligna que pareille campagne enfreignait les règles du conclave.

On s'attend à ce que, le 6 novembre, le Vatican annonce la désignation de l'évêque de Bruges, Jozef De Kesel, soutenu par le cardinal Danneels, comme nouvel archevêque de Malines-Bruxelles. Il remplacera l'archevêque André-Joseph Léonard, considéré comme «ratzinguérien» et dont la démission fut acceptée aussitôt après ses 75 ans, au printemps dernier.

Le 3 novembre, le Register a contacté le cardinal Danneels pour voir s'il accepterait de répondre aux questions inquiétantes soulevées par ses actions, mais il a refusé d'accéder à cette demande.

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Vous dites que, durant le conclave de 2005, les tentatives des membres du « groupe St-Gall » pour faire élire le cardinal Jorge Bergoglio se heurtèrent à des résistances. Pouvez-vous expliciter cela ?

Paul Badde :
A cette époque, je n'ai pas entendu parler d'un « groupe Saint-Gall ». Je savais seulement qu'un groupe de cardinaux s'étaient réunis à la Villa Nazareth (un collège résidentiel de Rome fondé par le cardinal Domenico Tardini) à l'invitation du cardinal Silvestrini, farouche adversaire du cardinal Ratzinger. J'ai appris cela d'une source hautement digne de foi, m'informant qu'ils essayaient de faire élire le cardinal jésuite (Carlo) Martini, le populaire archevêque de Milan. Le cardinal Bergoglio de Buenos Aires était aussi considéré comme « papabile », c'est vrai, mais il ne fut pas mentionné dans ce contexte. J'appris aussi qu'ils mettaient tout en œuvre pour empêcher l'élection de Joseph Ratzinger. Sur la première photo après l'élection du pape Benoît, dans la Sala Ducale, à côté de la chapelle Sixtine, on voit le cardinal Joachim Meisner (alors archevêque de Cologne), debout, à un mètre à droite du pape –- et un mètre d'espace vide à droite du cardinal Meisner. On aurait dit que personne n'osait s'approcher de lui, comme s'il était encore tout bouillant après une lutte acharnée.

Comment savez-vous cela ?

C'est ce que me dit la photo. J'étais avec Meisner le 4 avril 2005. Jean-Paul II était mort le 2 avril mais, deux jours plus tard, nous sommes allés à Manoppello (connu pour la «Sainte Face» de Manoppello). Ce rendez-vous avait été fixé en janvier de cette même année. Et bien que son ami Jean-Paul II fût mort deux jours plus tôt, le cardinal et moi-même nous arrangeâmes pour nous éclipser à Manoppello, le lundi 4 avril. Nous fîmes le long voyage dans la même voiture. Le cardinal fut terriblement impressionné par la Sainte Face. Il fut, à ma connaissance, le premier évêque à identifier immédiatement le saint voile avec le «soudarion» (linceul) du Saint-Sépulcre, mentionné dans l'Evangile de la Résurrection, chez Jean. Il s'est agenouillé; nous avons prié un rosaire, puis sommes retournés à Rome vers midi. Là, nous avons prié un autre rosaire, devant Jean-Paul II exposé dans la chapelle Sixtine, avant d'être transporté dans la Basilique Saint-Pierre, plus tard dans la soirée. Durant toute cette journée, vous l'imaginez bien, nous avons été très proches. Il n'est donc pas étonnant que je l'aie appelé plus tard pour lui demander conseil, quand j'appris, juste avant le conclave, que quelque chose se mijotait au Vatican, sans que les medias en sachent rien. C'était le 16 avril 2005.

Que vous a-t-on dit exactement ?

On m'a dit que, le 5 avril -- trois jours seulement après la mort de Karol Wojtyla ! -- un groupe de cardinaux s'était réuni en secret pour empêcher l'élection de Joseph Ratzinger qui était, depuis des décennies, le bras droit du pape polonais.

Qui cela impliquait-il ?

J'ai vu une liste mentionnant les cardinaux Silvestrini, Danneels, Murphy O'Connor, Martini, Lehmann, Kasper et Audrys Juozas Bačkis de Lithuanie ; j'appris que « leur objectif ultime était de sortir Ratzinger de la course » et qu'ils se rencontraient à la Villa Nazareth.

Quelle fut la réaction du cardinal Meisner lorsqu'il apprit cela ?

Il était démonté, soulignant qu'une conspiration comme celle-là était «absolument contre les règles explicites» que Jean-Paul II lui-même avait redéfinies dans sa constitution apostolique Universi Dominici Gregis du 22 février 1996.

Et que lui avez-vous demandé ?

Après avoir été si proche de lui quelques jours auparavant, je lui posai la question : «Que dois-je faire? J'ai la liste : je ne veux troubler personne; je ne veux blâmer personne; je ne veux pas provoquer de scandale». A cette époque je me sentais encore novice comme correspondant au Vatican. Je continuais d'éprouver plus d'empathie envers le Proche-Orient martyrisé. J'avais laissé mon cœur à Jérusalem, où j'avais été en poste durant quelques années.

Et quelle réponse ou quel conseil vous a-t-il donnés ?

Il a dit : «Suivez votre conscience» . Il ne me conseilla pas de faire ou d'écrire ceci ou cela. J'écrivis donc un article où je disais: «La plupart de mes collègues ici à Rome regardent le conclave comme si c'était un roman de Dan Brown.» Mais je disais aussi que, d'autre part, certains cardinaux ne semblaient pas suivre pas les instructions de l'Eglise et je donnai, dans mon article, la liste des noms des personnes impliquées.

Que se passa-t-il alors ?

Le lendemain commençait le conclave et tout alla très vite. J'étais sûr que Meisner était furieux et j'imagine qu'il s'est battu comme un lion, même s'il ne pouvait parler aucune langue étrangère. Son italien est faible, son anglais pire encore. Il a des notions de polonais, mais il a sûrement souffert beaucoup du fait de cette déficience, lui qui est toujours si direct et si courageux dans sa langue maternelle. Je l'ai rencontré une nouvelle fois, la nuit après l'élection devant son hôtel et il semblait encore épuisé. «Je ne peux rien vous dire», me dit-il, «mais je ne trahis pas le secret du conclave, si j'avoue que ce furent les jours les plus durs de ma vie.»

Je ne pense pas qu'il ait eu Ratzinger en tête comme son candidat personnel avant le conclave, – en dépit de leur amitié.

Le cardinal Danneels toutefois snoba le dîner où le pape Benoît XVI avait convié tous les cardinaux après son élection, ce même jour.

Que pensez-vous maintenant ?

Quand il apparaît au balcon après l'élection du pape François en mars 2013, Danneels montre qu'il se sent très fort, huit ans après avoir échoué à empêcher l'élection du pape Benoît. Remarquez que, récemment, il a parlé de ce groupe comme de la «mafia». Je ne l'ai pas désigné ainsi en 2005. Il a utilisé ce terme et il en était fier. Il en était vraiment fier. Souvenez-vous qu'il avait essayé de convaincre le roi des Belges de signer une loi légalisant l'avortement ; le roi avait refusé et le cardinal avait essayé de l'y pousser encore. Ensuite il a tenté de couvrir le prélat qui avait abusé de son propre neveu. Donc, faire appel à lui comme conseiller, invité spécial du pape pour un synode sur la vocation du mariage et de la famille en a irrité beaucoup.

Croyez-vous que lui-même, ou le groupe ait eu quelque influence sur le dernier conclave ?

Je ne suis pas certain que le groupe soit à l'origine de l'élection du pape actuel. J'ai des doutes; je ne sais pas. Je suis le témoin de ce qui s'est passé auparavant, mais je doute qu'ils aient eu une influence sur le dernier conclave. Le groupe s'était dispersé; ils étaient frustrés. Pour cette raison, Danneels fut content de voir l'élection comme une victoire à retardement, mais je ne suis pas sûr qu'il en ait été ainsi.

Quelle est la différence entre le «groupe de saint-Gall» et, par exemple, ceux qui ont poussé à l'élection du cardinal Ratzinger, comme le cardinal Julian Herranz. Eux aussi ont-ils enfreint les règles ?

Non, parce que, à l'exception de Silvestrini, ils étaient cardinaux présents au conclave. Vous avez des groupes de pression, c'est clair, mais Ratzinger n'avait pas de groupe de pression. Simplement, il semblait à beaucoup un choix naturel, après ses nombreuses années dans l'intimité de Jean-Paul II et, plus encore, après sa fameuse homélie d'avant le conclave, où il mettait vivement en garde contre «une dictature du relativisme». Ces autres cardinaux ont voulu obtenir de force un résultat. C'était une véritable conspiration, pas du complotisme. Ils avaient un objectif: l'empêcher, lui, Ratzinger, d'être élu.

Au cours du dernier synode, j'ai interrogé plusieurs pères synodaux au sujet du cardinal Danneels, et sur la raison pour laquelle il avait été choisi comme invité spécial du pape. Tous ont exprimé leur ignorance, disant qu’ils n’avaient rien à dire ou qu'ils ne savaient rien.

Oui, j'ai interrogé également beaucoup d'évêques. Eux n'ont plus n'avaient pas d'opinion à ce sujet.

Est-ce une conspiration du silence ?

Non, ils ne savent pas comment réagir. Ils ont peur, c'est un fait ; ainsi aucun n'ose critiquer le pape pour cette décision. C'est sûr. Ils pourraient faire un commentaire, mais ils jouent les naïfs ou les innocents.

Quelle est l'importance de bien comprendre l'agenda réformateur du groupe de Saint-Gall qui se rencontrait à la Villa Nazareth ? Dans quelle mesure cela nous donne-t-il une clé pour comprendre l'orientation de ce pontificat ?

Ils ont un agenda et ils l'ont dès les débuts de l'époque postconciliaire, après Humanae Vitae. Ensuite, nous avons eu un synode à Würzburg. Ils ont dit : c'est le prêtre de la paroisse qui doit se charger de l'enseignement sur la contraception. Donc, ils avaient un agenda dès cette époque. Ensuite, il est important de remarquer que rien n'est nouveau dans les déclarations de Kasper. Il en parlait déjà au début des années 1990; mais à ce moment, c’était un sujet de débat entre lui et le cardinal Ratzinger. Il était fâché contre Ratzinger, qui l'avait emporté. Maintenant, Ratzinger ne peut plus rien dire et, dès lors, le temps de Kasper est venu.

Les fidèles devraient-ils exercer une pression ?

Il y en a eu, et même une pétition; mais je ne pense pas que cela serve à quelque chose. A l'évidence, que le pape François ait invité le cardinal Danneels au synode était un signal. Et n'oubliez pas, de ce même groupe qui mit tout en œuvre, légalement ou illégalement, pour empêcher l'élection du cardinal Ratzinger en 2005, proviennent aussi le cardinal Bačkis de Lithuanie et le cardinal Kasper, acteurs-clés du dernier synode.

Le cardinal Wilfrid Napier et d'autres ont dit qu'on avait, lors de la session extraordinaire de l'an dernier, poussé un agenda et une idéologie. Cela a conduit à parler de «synode truqué». Voyez-vous le dernier synode de cette manière ?

Non, mais j'espère qu'on ne se souviendra pas un jour de ce synode comme du «synode de la mafia», pour user des propres termes du cardinal Danneels. Mais le synode ne devrait pas être surestimé de toute façon, puisque ce sera le pape François seul qui décidera de la direction que prendra l'Eglise – peu importe ce que le synode aura déclaré. C'est sa décision à lui que l'on se rappellera.